Elle ne s’est pas aperçue que je lui filais le train, cette donzelle. Ses formes continuent à ballotter allègrement. À un certain moment elle traverse un carrefour et ça me permet de la voir de profil. La découpure est suggestive. Elle n’a pas les seins comme des oreilles de teckel, moi je vous le dis. Leur devise à eux, c’est « Toujours plus haut ». Et ils ne sont pas à combustion lente mais à feu continu. Pour vos déplacements à la campagne je ne saurais trop vous les conseiller.
Le quartier est discret, résidentiel. Des pavillons de style Louis XIV se succèdent. On n’entend plus de bruit. De la forêt voisine se dégage une forte odeur d’humus.
Ma rousse (cet adjectif possessif n’étant, hélas ! qu’une image) s’arrête devant une porte basse comme la voix de Chaliapine.
Elle sort une clé de son sac, ouvre et disparaît. Je poireaute un moment (mon grand-père faisait du jardinage) et je m’approche de ladite lourde. À travers la grille je mate le vaste jardin d’une nécessairement non moins vaste propriété. Tout au fond, entre les arbres dénudés comme le crâne du Vieux, j’aperçois une assez grande demeure au toit d’ardoises. La silhouette de la fille escalade un perron et s’engouffre dans les intérieurs.
O.K. San-A. Et maintenant ?
Que dois-je faire ? C’est à cet instant only que je me pose des questions précises. Qu’ai-je à reprocher à cette souris ? D’avoir ouvert une des consignes où se trouvait une tronche sans y avoir rien déposé ? Et après ? Elle a peut-être agi par simple curiosité, pour voir comment fonctionnait l’appareil.
Supposons que je lui prenne une interview. Que lui dirai-je ? Quel motif invoquer ? Hmm ? Au nom de la loi, je vous alpague parce que vous avez mis cent balles dans une fente destinée à engloutir des pièces de cent balles. Vous êtes passible des travaux forcés à vie pour ne pas avoir déposé de colis dans un casier dont vous aviez l’usage !
Grosse marrade dans les rangs, mes potes ! On n’envoie pas un zig aux assiettes parce qu’il n’a pas ouvert son pébroque au moment où la lance s’est mise à tomber. D’ac, ou pas ?
Mon petit commissouille de mes caires, tu viens de t’offrir une balade en train électrique, très bien. Ça t’a permis de visiter partiellement la coquette cité de Saint-Germain-en-Laye (78) et de contempler à loisir et à l’œil nu, la partie pile d’une nana à laquelle le Bon Dieu a tout donné, sauf le numéro de téléphone de San-Antonio. Maintenant chope-toi par la paluchette et rentre à Paname où des tâches importantes t’attendent. Je discute la proposition, je l’accepte à l’unanimité, mais, avant que de m’éloigner, je note l’adresse de la propriété. Icelle se situe au 28 de la rue du Professeur-Jean-Néfaidotre (célèbre chimiste français qui inventa la mollesse du caramel mou, la machine à enrouler le papier tue-mouches et qui le premier fit la synthèse de la poudre d’escampette, ce merveilleux produit qui nous valut de ne pas perdre les Pyrénées en 1940).
Une vingtaine de minutes plus tard, je suis à nouveau à Saint-Laguche où le vénérable brade toujours ses bifs. Il semble y prendre plaisir. C’est peut-être l’éveil d’une vocation ?
— R.A.S. ? je questionne, car je parle l’alphabet couramment.
— Non, répond-il en français et en éteignant sa cigarette. Je peux te dire que maintenant les consignes sont pleines. Elles ont été prises d’assaut (comme ne dirait pas fatalement Bloc).
— Bon, alors tu peux fermer boutique.
— Chouette ! fait ce vieux hibou[7].
Et d’expliquer cette crise d’allégresse.
— Ce soir on avait projeté, Mme Pinaud z’et moi, d’aller voir jouer Ruy Blas au Théâtre-Français.
— Eh bien ! bon appétit, lui dis-je, manière de plaisanter car j’ai des citations plein mon livret militaire.
Il ne réagit pas.
— J’ai joué ça, autrefois, m’explique Pinuchet, lorsque je faisais du théâtre d’amateur à La Rochelle.
— Quel rôle tenais-tu ?
— Je ne tenais pas un rôle mais un flambeau, je faisais le deuxième muet du dernier acte.
— Et c’est là que tu as dû choper ton extinction de voix, vieillard. Ce qui te perd, c’est ta conscience professionnelle ; tu t’identifies trop aux personnages que tu incarnes, c’est comme la petite vérole ou les ramoneurs, ça laisse des traces. Tu as eu tort de jouer l’idiot et d’interpréter le chef des eunuques dans « la Bataille du Sérail ».
Accoutumé à mes saillies (bien qu’il eût joué les eunuques), le Chenu secoue sa tête aux traits accusés (et relaxés faute d’épreuves). Un poudroiement de pellicules me le dissimule un instant, cela fait comme dans ces boules de verre emplies de flotte qu’il faut secouer pour voir tomber la neige.
— Tu as besoin de moi, demain ?
— Pourquoi ?
Il hésite un instant.
— Je voudrais m’acheter un pantalon pour le dimanche, vu que le mien on voit le jour à travers !
Je lui mets la main sur l’épaule.
— Ami, tu fais erreur, ce ne peut être le jour qu’on voit au travers de ton pantalon, mais le néant.
— Très malin, apprécie le Déchet, alors à quelle heure, demain ?
— Dix heures ! Vêts-toi et dissimule aux yeux du peuple cette tristesse pour laquelle on tisse à Elbeuf.
Nous nous séparons alors, dans la tourmente de Saint-Lazare.
Une journée s’achève, que j’avais sous-estimée au départ !
Les aiguilles de la grosse horloge ressemblent à la moustache de Brassens car il est sept heures vingt.
Je dispose de plusieurs heures avant d’aller musarder au Tombouctou. Il m’est donc loisible de dîner en compagnie d’Adèle, mais je ne m’en sens pas la force.
Je téléphone à Félicie. Sa voix pathétique me fiche des complexes.
— Allô ! m’man ? Comment ça se passe avec la chaisière ?
— Bien. Tu ne rentres pas dîner ?
Elle a tout senti, tout compris, tout accepté.
— Écoute, je…
— Mais oui, mon grand, tu as ton travail, c’est normal. Ne t’inquiète pas, nous allons manger et puis nous regarderons la télévision. Il y a justement un documentaire sur la cathédrale de Chartres.
— Bravo ! Je rentrerai sûrement très tard.
— Ne prends pas froid.
— Penses-tu, il fait doux comme au printemps.
Je fais miauler un baiser sur la passoire d’ébonite ruisselante de B.K. et je raccroche. Avec son air (à denier du) culte et sa vue basse, elle va se régaler, Adèle, devant le petit écran. On la mettrait devant un rectangle de tissu prince-de-galles ça serait du kif !
Je vais casser une graine chez Max, rue de l’Arcade. J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes idées et des calories dans mon buffet. Pendant ce temps m’man va se taper la cathédrale de Chartres, et Pinaud celle de Victor Hugo.
Ruy Blas ! L’histoire d’un julot qui s’était monté le bourrichon. Parce qu’entre nous, si elle avait pas été reine, sa dulcinée, il n’y aurait pas plus fait attention qu’à une vendeuse des Galeries Lafayette.
Un rêveur ! La reine des pommes, ce Ruy Blas. Un gnard qui se faisait mousser le pied de veau à sec. Ruy Blablablas, quoi ! Et empêché du calbar sur les bords. Car enfin, au moment où il est seulâbre avec la reine dans sa maison secrète après avoir embroché don Salluste, au lieu de la coucher sur le blason et de lui déballer sa roture, cette patate-là prend sa ration de mort aux rats. On ne m’ôtera jamais de l’idée que s’il a agi ainsi, c’est parce qu’il se sentait incapable d’honorer la dame autrement. Il allait passer pour comte, ce valet de cœur : rien dans les mains, rien dans les poches (kangourou) ; panne de secteur au moment où il faut faire sortir le petit lapin du gibus. Trop d’alexandrins et pas assez de rognon. La matière se rebiffe !