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Les dames aiment les vers de douze pieds, mais le moment arrive où il faut en supprimer onze et leur offrir le dernier.

Je gamberge à tout ça en décortiquant mon filet de chevreuil grand veneur. Chose étrange (et qui m’arrive rarement) je ne songe pratiquement pas à l’affaire. Elle est comme qui dirait pour ainsi dire en contrepoint à ma pensée.

Après une framboise d’Alsace qui vous fait apprécier la victoire de 1918, je me remets en piste pour le numéro suivant. Le grand secret de mon job, lorsqu’on a, comme c’est le cas présentement, matinée et soirée, c’est de s’octroyer entre les deux représentations une bouffetance pour travailleur de force.

C’est un roc, une citadelle, le fils aîné de King-Kong réunis en une seule personne qui se mettent en marche dans la nuit poisseuse de Pantruche. Direction le Tombouctou (in english for the tourists : « The Tombouctou »).

C’est une taule comme il y en a 834 dans la capitale. On a fabriqué de l’exotisme à coups de staff, on y boit du champagne médiocre à un prix qui filerait des infarctus aux propriétaires récoltants d’Épernay et un orchestre endiablé fait danser des gus tout frais débarqués de leur bled qui ont l’impression d’être initiés aux mystères de Paris.

L’établissement vient tout juste d’ouvrir lorsque j’y annonce mon physique de théâtre. C’est vous dire que j’ai toutes les entraîneuses à ma disposition. Ces demoiselles se bousculent pour me tenir compagnie (je les comprends). Je m’installe au bar sur un tabouret aussi haut que le siège d’un arbitre de tennis. Ensuite de quoi je sélectionne la volaille et ne tolère à mes côtés qu’une ravissante personne d’un mètre quatre-vingts, baraquée comme la championne du monde de lutte gréco-romaine et possédant l’organe (je parle de la voix) d’Armand Mestral.

Au moins, avec une pièce lourde pareille je ne crains pas de céder à la tentation, chose toujours probable lorsqu’on a mon tempérament avec le matériel complet du parfait astronaute du septième ciel.

La dame porte une robe en lamé (de l’amé du salut, dirait Breffort à qui on en faire dire bien d’autres), un collier de perles à six rangs, des boucles d’oreilles qui, naguère servaient de lustres dans le salon principal de l’Hôtel de Ville et elle a dans ses cheveux bruns un diadème à côté duquel celui que porte la reine d’Angleterre à l’ouverture du Parlement a l’air d’un truc trouvé dans une pochette-surprise. Elle me demande si je lui offre un rose. N’étant pas chien (ni daltonien) je lui dis qu’oui.

Pour me remercier elle m’avoue s’appeler Florida (d’où je conclus qu’elle doit se prénommer Ernestine).

Nous trinquons. Elle me demande ce que je fais dans la vie, je lui propose de deviner et elle suggère « coiffeur ». J’évoque Alfred, son mariage qui vient de s’accomplir et, par enchaînement d’idées, j’arrive à penser au Gros. Ne pas oublier de le brancher dès demain sur la piste de Mme Hyacinthe Lascène.

— Hein, beau gosse, avouez que vous êtes coiffeur ?

Signe des temps ! Preuve formelle d’une certaine évolution des masses : la pétasse moderne ne tutoie plus.

— C’est juste, mens-je.

— J’ai le nez creux, hein ?

— À côté de lui, le gouffre de Padirac n’est qu’un trou de golf, ma belle.

— Vous mouillez le bigoudi ?

Je lui réponds que je le traite au jaune d’œuf, ce qui ne laisse pas que de la surprendre.

Là-dessus, l’orchestre entre en piste. Il est composé d’hommes de couleur, mais aucun n’est pourtant aussi noir que la tête découverte dans le casier. Quatre musicos. Un pianiste, un saxophoniste, un contrebassiste et un batteur.

Les exécutants (qui se font parfois exécuter eux-mêmes, voir le cas de Saféglouglou) sont vêtus de pantalons noirs et de chemises en satin rouge ornées de dentelle blanche. Une merveille de goût et de simplicité.

Ils se déchaînent pour les cinq ou six pégreleux présents. Ces messieurs nous interprètent « Vous en êtes un autre », cet immense succès qui nous vient d’outre-Atlantique par Caravelle, avec escale à Shannon (Irlande).

— Fameux, l’orchestre, fais-je à Florida.

Elle liche son rose et fais claper sa menteuse.

— Et encore, fallait les voir quand y avait l’autre batteur.

— C’était quoi, un Rotary ?

— Non, un nègre. Formidable. Quand il faisait un solo, toute la salle se levait pour crier.

— Pourquoi est-il parti ?

— J’sais pas. Il a disparu de la circulation la semaine passée.

— Il a fait une fugue, le musico ? Paraît que les Noirs sont de plus en plus demandés. Bientôt va falloir se passer au brou de noix pour avoir sa chance.

Elle rigole.

— Oh, lui, il avait ses succès bien sûr, mais il aurait pas perdu la tête pour une dame.

La réflexion prend un certain relief, vous ne trouvez pas ? Mais peut-on parler de relief lorsqu’il s’agit d’une décollation ?

— Et alors, où est-il passé ?

— On se demande. Tout le monde se demande. Le chef de l’orchestre — c’est le saxo — a prévenu la Poule parce qu’il était inquiet. Son boy n’a plus reparu à son hôtel. Brèfle, c’est le mystère. Mais vous pensez que les matuches sont pas pressés de rechercher un négus. Ces fumiers-là, vous les connaissez pas !

Je réponds qu’en effet j’ai des relations plus présentables.

Marrant, non, qu’on ait démarré aussi sec sur le sujet qui m’intéresse ? Je l’ai bien choisie, ma jument de service.

— Dites-moi, Florida de mes rêves, il avait peut-être des ennemis dans le secteur, non ?

— Saféglouglou, des ennemis ? Vous charriez, y avait pas meilleure pomme que la sienne.

— J’sais pas, il a dû se produire quelque chose pourtant ? Il a peut-être pris le mal du pays et il est reparti sans crier gare ?

— Ça m’étonnerait, il adorait Pantruche. Tenez, la preuve, la veille de sa mort un imprésario américain lui avait proposé un contrat pour partir à la Nève-Orléans et il voulait refuser. Pourtant, j’sais pas si vous savez, mais la Nève-Orléans, pour un musicien, c’est comme qui dirait chez Mme Arthur pour ces messieurs-dames !

Il ne répond pas illico, le valeureux San-Antonio. Ça vient de faire tilt sous son couvercle. Il songe au morceau de New York Herald Tribune. Il songe à cet étudiant amerlock qui hantait le restaurant chinois. Il songe à d’autres trucs encore, moins précis peut-être, mais troublants.

Je m’ébroue comme un chien mouillé et mes idées éclaboussent la robe de lamé.

— Dites donc, il a peut-être signé le contrat en loucedé et en ce moment il bat en Amérique, votre batteur ?

— Sait-on !

— C’est ici que l’imprésario l’a connu ?

— Oui, un soir, j’étais à la table à côté.

— Comment avez-vous su qu’il s’agissait d’un imprésario ?

— Tout de suite je m’en ai pas rendu compte vu qu’ils étaient toute une tablée d’Amerlocks.

— Il n’y avait pas un grand jeune homme roux avec des taches de son sur la bouille et des lunettes ?

Ça m’a échappé. J’ai demandé ça en poulet et la fille tique vachement.

— Comment vous savez cela ?

Conclusion, ça veut dire oui.

— J’ai un petit doigt qui n’a pas de secrets pour moi.

— Vous êtes sûr que vous êtes coiffeur ?

— Certain, même que je coupe les cheveux en quatre, c’est vous dire…

— Mon œil !

J’examine sa pupille et je constate qu’elle est jaune. Trop de cocktails et pas assez de grand air.