— Dites, vous êtes de la Rousse ou quoi ?
Pourquoi nier davantage ?
— À mes heures, oui, ma gosse.
— Quel cachottier ! Vous auriez pu le dire…
— Bon, eh bien ! maintenant, on sait où on en est. Racontez-moi un peu l’histoire de l’imprésario. Vous disiez qu’ils étaient nombreux à sa table ?
— Oui.
— Comment avez-vous su qu’il s’agissait d’un imprésario ?
— J’ai conclu, y avait qu’eux d’Américains ce soir-là. Et juste après la soirée, dans les vestiaires, Saféglouglou m’a annoncé qu’un Ricain qui avait assisté au spectacle lui proposait un pont d’or pour partir aux States. Il voulait pas en causer à Comako, son chef, mais avec moi il s’entendait bien.
— Il vous a décrit le soi-disant imprésario ?
— Non.
— Il devait le revoir ?
— L’autre devait le rappeler le lendemain à son hôtel.
— Et vous ne savez rien de plus ?
— Rien. Alors vous recherchez ce bon bougnoul ?
— Oui, mon trognon.
— J’espère qu’il lui est rien n’arrivé de fâcheux ?
Je n’ai pas le cœur de répondre. Je casque nos consommations et je les mets.
— Pour un flic, me dit Florida en guise d’adieu, vous êtes pas mal du tout.
CHAPITRE IV
Les têtes des clients
Le lendemain, c’est gala à la Maison Cognedur. Le Gros radine encore beurré, avec des serpentins plein ses fringues et de la crème Chantilly sur ses revers. Il a l’œil en hublot de scaphandre, une chéchia a remplacé son bitos et un mirliton émerge de la poche de son pardingue.
Il s’affale sur une chaise inapte à recevoir une telle avalanche et se retrouve sur le parquet où il se marre comme un bossu. Pinaud et moi l’aidons à se relever.
— T’as pas dû biberonner de la limonade, Gros, fais-je, mi-figue (je n’aime pas les figues), mi-raisin.
Il ne cherche pas à protester.
— Ce qui m’a torpillé, éructe-t-il, c’est cette bouteille de rhum que j’ai sifflée pour faire passer le champ’ qu’avait un goût de bouchon.
Le bon Pinuche, qui connaît la vie et ses alinéas, descend au troquet du coin réquisitionner du café fort et de l’ammoniaque. On fait gober le toutim à Béru. Celui-ci profère quelques incongruités et finit par se déclarer guéri.
Effectivement sa force de récupération est telle qu’il semble au mieux de sa condition physique.
Je lui file alors la photo et l’adresse de la dame Lascène en lui enjoignant de se mettre à la recherche d’icelle sitôt qu’il aura troqué sa chéchia de papier contre un couvre-chef plus occidental.
— Et moi, demande Pinuche, je remets ça à la Loterie ?
— Non, mon mignon, toi, tu vas recommencer la virée des consignes.
Il s’indigne.
— Quoi, encore !
— Je vous en prie, Pinaud, pas d’insurrection, je suis décidé à l’écraser dans l’œuf.
Il ronchonne en rallumant un mégot qui traînait dans ses poches depuis le 18 septembre 1934.
— Oh ! ça va. Toujours galoper pour rien.
Je le laisse rouscailler son saoul et je me rends à l’Hôtel du Grand-Nord où piogeait Saféglouglou.
C’est un modeste et fort classique établissement pour bourse médiocre. C’est propre, usé, triste. Ça sent le vieux quartier et le repassage de linges déprimés.
La propriétaire est une aimable dame barricadée derrière un comptoir en bois peint en faux marbre, qui, si elle n’est pas une femme-tronc, doit bien peser dans les cent vingt kilos. Elle a des joues comme les fesses d’Hardy et des yeux comme ceux de Laurel.
Quand elle parle on dirait qu’on cure un étang.
Je lui apprends qui je suis et pourquoi je viens. Ça s’entrouvre au-dessus de son seizième menton parce que c’est là qu’est sa bouche, et sa voix angélique m’avoue qu’elle est charmée.
Illico, le San-Antonio part dans son questionnaire le plus direct et le plus précis.
— Le matin de sa disparition, votre pensionnaire a reçu une communication téléphonique, n’est-il pas vrai ?
Elle acquiesce du chef, ce qui produit un bruit de sac de pommes de terre traîné sur un plancher.
— La personne qui l’a demandé avait-elle un accent étranger ?
— Oui, un peu.
— Vous n’avez pas écouté la communication, par hasard ou par inadvertance ? risqué-je, bourré d’espoir jusqu’à l’orifice.
— Qu’v’m’ prenez ? riposte la dame.
Son indignation n’est pas feinte. C’est une taulière discrète.
— Cet homme qui demandait le Noir, a-t-il dit son nom ?
— C’tait pas un homme, c’tait une femme.
— Voyez-vous.
— Elle a pas dit son nom. Elle a demandé à causer à M’sieur Saféglouglou, v’là tout.
— Et qu’a fait votre pensionnaire ?
— L’est descendu. M’a demandé à quelle gare on prenait le train pour aller à Saint-Germain-en-Laye.
Je bondis. Si j’avais le temps de faire plusieurs voyages, je la prendrais dans mes bras, cette brave marchande de sommeil, et je lui voterais mon bras roulé berceuse. Ce qu’elle vient de me bonnir de sa voix de soprano enlisée dans de la mélasse me va droit au cœur.
— Pourquoi n’avez-vous pas parlé de cela à la police ?
— M’a rien demandé, la police. V’z’êtes le premier pou… le premier flic que j’vois à c’sujet.
— Et Saféglouglou n’est jamais reparu ?
— Jamais…
— Merci, madame.
Cette fois, c’est le moment de la curée, comme disait un moine de Saint-Bernardin. J’en ai appris assez pour retourner à Saint-Germain, rue du Professeur-Jean-Néfaidotre (célèbre chimiste français qui outre les inventions précédemment citées, découvrit l’appareil à transformer les éternuements en énergie nucléaire et le sérum antifaramineux).
Avant de rallier la ville où naquit Louis XIV (en 1638), je passe au Flicard Office et je me fais délivrer une camionnette-labo-ultra-spéciale. Il s’agit d’une fourgonnette peinte en blanc et dont toutes les faces sont pourvues de petites ouvertures permettant de voir l’extérieur sans être vu. Sur les flancs du véhicule, des panneaux célèbrent les mérites d’une marque d’huile qui a failli donner son nom à la rue où pratiqua le docteur Petiot.
Nous sommes trois à bord de ce curieux engin. Fignedé, le chauffeur, qui porte une blouse grise de livreur, une casquette et un crayon sur l’oreille. Et, à l’intérieur, Léon Morinpraître, un fin limier de la technique, le plus précieux auxiliaire de Poilancatre (après l’auxiliaire avoir et l’auxiliaire être).
Je guide mes coéquipiers jusqu’à la rue du Professeur-Jean-Néfaidotre (célèbre chimiste français à qui l’on doit la crème à épiler les poils d’éléphants et le briquet à deux temps et trois mouvements). Une fois devant la propriété suspecte, nous stoppons et nous nous asseyons face au portail. Morinpraître a braqué par l’un des trohus secrets, aménagé dans le point du i du panneau-réclame, un appareil photographique à foyer rétractile et vide-ordures sous-jacent. Il ne nous reste plus qu’à attendre.
Décidément les dieux sont avec nous, car au bout d’une paire de quarts d’heure, comme disent ceux qui ont le sens du raccourci, la lourde s’ouvre et une chignole ricaine paraît dans l’encadrement. C’est une Dodge à pare-brise panoramique. À l’intérieur de la voiture il y a un grand dadais rouquinos à bésicles, un monsieur grisonnant, également à lunettes, et une dame entre deux âges qui, si mon estimation est juste, doit être la mère de l’un et la femme de l’autre, à moins qu’elle ne soit la femme de l’un et la mère de l’autre, ce qui est également envisageable.