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— Le monsieur travaille au Shape. Son fils est étudiant à Paris. Sa femme, je sais pas… Pourquoi ?

— Et la fille, ici, vous la connaissez également ?

— Je crois que c’est une parente à eux. Pourquoi ?

— Ils ont des domestiques ?

— Non, pourquoi ?

Va falloir que je réponde à au moins l’un de ses pourquoi avant qu’il ne biche une attaque d’apoplexie. Il commence à violacer, Jules. S’il a de la tension, il risque de partir à dame avant la fin de l’entretien.

— À cause de quelle raison que vous me causez de ces Américains ?

— Secret professionnel ! objecté-je doucement en lui proposant une cigarette de la Régie Française des Tabacs.

C’est de la réplique en or pour le citoyen moyen. L’homme de la rue, même lorsqu’il est chez lui, respecte le secret professionnel. Celui des médecins, celui des magistrats et ceux de sa femme.

— Oh ! bon, bon, éternue Jules. J’insiste pas, d’autant plus que je vois à peu près le tableau. Espionnage, hein ?

Pourquoi descendre en flammes le premier roman échafaudé par Jules-Luis Lelesieur ?

— Il ne m’appartient pas de vous répondre, ce serait trop grave de conséquences. Nous avons besoin de votre collaboration, mon cher…

— À moi ?

— Je dois m’introduire dans cette maison sous un motif valable. Si vous le permettez, je vais me faire passer pour l’un de vos ouvriers.

Il ouvre des vasistas si grands qu’on pourrait y faire passer la mousson sans se servir d’une corne à chaussures.

— Vous savez peindre ?

— Pour Pâques, c’est moi qui décore les coquilles d’œufs, affirmé-je. Vous avez combien de gars sur ce chantier ?

— Trois.

— Alors, supprimez-en un et je prendrai sa place. Ils arrêtent à midi ?

— Oui.

— Ils reprennent à… ?

— Une heure et demie.

— Vu, je serai là dix minutes avant. Pas un mot de tout ceci à vos employés. D’accord ?

— D’accord, fait le Jules, éberlué.

— À tantôt, monsieur Ledenoix.

Je retourne auprès de mes équipiers. Direction : les Grands Magasins Frise-Poulets.

CHAPITRE V

Je n’en fais qu’à ma tête

Je bonnis le toutim au Vieux.

Il m’écoute sans broncher, puis sa main aristocratique s’épanouit au-dessus de son bureau.

— Mes compliments, mon cher. Vous êtes allé vite en besogne.

Je lui presse les salsifis et sa main se retire.

— Car il est évident que ces Américains sont liés aux meurtres ?

— Évident, appuyé-je avec une force telle que j’ébranle l’accoudoir de mon fauteuil.

Il réfléchit un court instant, puis il décroche son appareil à engueuler à distance.

— Appelez-moi le général Hans Navemmarsch, au Shape.

Il appuie l’émetteur sur son cœur (c’est-à-dire sur une zone de silence) et me chuchote « Un vieil ami à moi ».

J’acquiesce et complimente d’un sourire de vingt-cinq centimètres de large. Il a de chouettes relations, le Dabuche. Les relations, c’est un capital. Le monde appartient à celui qui en possède le plus.

— Vous avez l’intention d’arrêter les Wetson, San-Antonio ?

— Assez vite, mais auparavant, j’aimerais étudier d’un peu plus près leur comportement.

Le général annoncé à l’extérieur entre en ligne avec la Grande Ourse sur sa manche.

Le Vieux lui présente ses devoirs. Le général les corrige à l’encre rouge et lui octroie la mention bien. Mon honorable chef s’enquiert de la santé de la générale et le général répond que, d’une façon générale, elle va bien. Nous attaquons alors le plat de résistance.

— Dites-moi, mon cher, vous devez connaître, au Shape, un certain Wetson, un Américain ?

Le général rétorque qu’effectivement.

— Quelles fonctions occupe-t-il ?

À cet endroit, longue tartine ponctuée de hochements de tronche par le Vioque. Celui-ci prend des notes furtives du bout de son crayon.

— Quel genre d’homme est-ce, cher général ?

Il écoute la réponse en mimant les expressions d’un lecteur du Figaro, passionné par l’article de fond.

Ces messieurs blablatent encore un tantinet, puis raccrochent.

Le Vieux paraît assez déprimé. Il contemple ses notes sans enthousiasme.

— Alors ? l’encouragé-je.

— Il va falloir agir très, très, très prudemment, commence le Tondu. Arthur Wetson est un personnage important qui ne travaille pas au Shape exactement, mais dirige les services industriels américains de la région parisienne. Il a l’oreille de l’ambassadeur des U.S.A.

— Et les cadavres de trois pauvres diables de couleur, complété-je.

Pas très content de cette réflexion, le Déboisé. Son visage s’assombrit. On joue « Une nuit sur le mont Chauve ».

— Cela reste à déterminer, San-Antonio. Évitez les pas de clerc. Je veux des preuves absolues et irréfutables avant que vous ne procédiez à une arrestation.

— Entendu.

— Dites-vous bien que toute fausse manœuvre pourrait avoir d’énormes répercussions. Selon le général Hans Navemmarsch, ce Wetson est un homme très bien, très cultivé. Son frère est gouverneur de son État, enfin, vous voyez le genre ?

— Je vois.

Quand le Daron commence à me courir sur la prostate, c’est comme si les habitantes d’une ruche prenaient ma bouille pour un massif de roses, ça devient vite intolérable.

— Vous m’excuserez, monsieur le directeur, mais j’ai d’importantes dispositions à prendre…

— Tenez-moi au courant.

Je sors. Ouf ! Une des plaies de ce métier, c’est la hiérarchie. Il faut toujours référer de ses actes à quelqu’un : à son chef ou à sa femme ; à son curé ou à sa concierge ; à son gouvernement ou à son percepteur. Nos faits et gestes forment une chaîne avec les faits et gestes de ceux que nous côtoyons. Si on la brise, on se casse la hure.

Je grimpe au labo tout en philosophant. Poilancatre travaille sur le slip d’un sadique. Il vient déjà de déterminer l’âge de la belle-sœur du délinquant ; le nombre d’étages que comporte son immeuble ; la couleur de sa première bicyclette et le nom de famille de son voisin du dessus. Il en est à rechercher la marque du slip (car il n’a pas encore découvert le label cousu à l’intérieur pile d’icelui) lorsque je m’annonce, apostolique en diable !

— Salut, commissaire. Vous avez d’autres têtes à me soumettre ?

— Oui, mon bon : la mienne !

Il éclate d’un rire qui fait exploser l’une de ses éprouvettes.

— Je ne plaisante pas, assuré-je.

Pour le coup il devient grave comme quelqu’un à qui son patron promet de l’augmentation.

— Expliquez.

— J’ai lu naguère dans les journaux l’histoire d’un journaliste américain qui s’était transformé en nègre afin de pouvoir vivre la vie d’un homme de couleur.

— Je l’ai lue aussi.

— Pourriez-vous me transformer en Noir pour un laps de temps assez bref ? Mettons, pour quelques heures ?

Poilancatre se mouche machinalement dans le slip qu’il étudiait.

— Vous transformer en nègre !

— Puisqu’il existe des produits susceptibles de colorer les pigments.

Il sourit.

— C’est possible !

— Cela comporte-t-il des risques ?

— Aucun.

— Je n’aurai pas à redouter de troubles physiques ?

— Non, mon cher.

— Alors allons-y gaiement. Et faites vite !

Il est très excité par l’expérience.

— Étendez-vous sur le canapé, San-A. Je prépare le nécessaire.