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Tandis qu’il analyse mes paroles, je reprends ma place sur l’échelle.

CHAPITRE VI

La tête sur les épaules

Je viens de couvrir douze mètres carrés de mur sans escale, ayant assez d’autonomie de peinture dans mon pot lorsqu’un grand fracas se produit. Je me retourne et je découvre Bérurier assis dans un seau de minium.

Le Gros pousse des rugissements auprès desquels la ménagerie de Barnum ressemblerait à une volière.

Il m’a l’air dans un mauvais jour. La G.D.B. lui travaille le cuir et l’incite à la misanthropie. Béru affirme, à grand renfort d’épithètes toutes plus malsonnantes les unes que les autres, que la vie est une tartine d’excréments et que tous ses contemporains sans en excepter un seul ont des faciès de scatophages. Solfado l’aide à se remettre debout. Mon Mahousse se contorsionne afin d’examiner son fond de culotte, mais c’est là une prouesse qui lui est formellement interdite par son burlingue ministre.

Fou de rage, Béru prend le parti de tomber son bénard. Comme il porte un inoubliable calcif à longues manches, serré aux moltebocks par des fixe-chaussettes et clos sur le devant par des boutons, l’opération ne porte aucune atteinte à la pudeur. En voyant son futal neuf enrichi d’une étoile rouge grand modèle, il émet des cris épouvantables. Foiridon, qui n’est pas la patience faite homme, vient au renaud. Il affirme au Gros qu’il faut être empoté comme douze éléphants pour s’asseoir dans un seau de minium, à quoi Béru rétorque que pour laisser traîner un seau de minium en plein mitan d’une allée, il faut avoir un nid de fourmis à la place de la cervelle.

Avec son caleçon à fleurettes mauves, ses gros croquenots et son pan de chemise dépassant sa veste, il ressemble à un roi mage, le Gros. À un roi mage qui aurait l’étoile à son fond de culotte.

J’arrive au plus fort de l’émeute.

En m’apercevant, le noble visage du mastodonte se désunit. Ses traits se détendent, ses yeux s’aplatissent, sa lèvre inférieure se met à pendre comme le lot de consolation d’un eunuque et sa ressemblance avec une tête de veau partagée par le milieu est telle que, d’instinct, je cherche un brin de persil pour le lui fourrer dans les alvéoles.

— Ah ! ben ! nom de Zeus, éructe-t-il. Pinaud me l’avait bien dit, mais faut le voir pour le croire…

Je lui fais signe de la boucler et, docile, il s’abstient.

— Qui est ce type ? demande Foiridon.

— Un ami de notre patron, mens-je. C’est lui qui m’a fait entrer chez Jules-Luis Ledelin.

Foiridon s’adoucit alors et propose de l’essence pour le fond de falzar du Gros. Icelui accepte et on tâche de réparer le désastre. Au bout d’un quart d’heure d’efforts, le futal a repris figure humaine, si l’on peut dire, parlant de celui de Béru.

J’entraîne alors mon collègue à l’écart. C’est un endroit idéal pour entendre des confidences ou pour en dire.

— Quoi de neuf, Béru ?

— Je me suis occupé de ta gonzesse, fait-il.

Je traduis au fur et à mesure ce qui sort de son téléscripteur.

« S’occuper de ma gonzesse » signifie « enquêter sur la disparition de Mme Lascène ».

— Alors, Mignon ?

— Alors voilà : elle a disparu le jour où ce que sa domestique avait congé, comme un fait t’exprès. Elle est partie de chez elle le tantôt, sa concierge l’a vue passer. Elle avait pas de bagage, rien.

— C’est tout ce que tu sais ?

— Oui.

— Et tu viens me casser les nougats avec ça ! J’avais pourtant bien précisé à Pinaud que tu ne devais rappliquer ici qu’en cas d’urgence.

Le Gros hausse les épaules et réintègre son pantalon.

— Je vais te dire. Il m’a raconté que tu t’étais déguisé en nègre et j’ai voulu voir ça.

— La curiosité est toujours punie, certifié-je. Maintenant file. Demain tu poursuis ton enquête, j’ai idée qu’avec ta foire d’hier tu as manqué de nerf aujourd’hui. Tu diras à Pinaud de recommencer demain matin sa tournée des consignes, O.K. ?

— O.K.

Le Gros se dirige vers la sortie. En tournant le coin de la maison il accroche une échelle. Celle-ci glisse le long du mur. Béru veut la retenir et la maintient, mais le seau de peinture blanche qui se trouvait accroché à l’extrémité choit et il le reçoit sur la bouille. Si j’ai l’air d’un nègre, mon compère, par contre, a l’air d’un pierrot. Il est intégralement blanc ; blanc comme il ne l’a jamais été, blanc comme il ne le sera plus. Blanc comme le sommet de l’Everest.

C’est du spectacle exceptionnel. Du Laurel et Hardy de la bonne année ! Mack Sennett est enfoncé ! Chaplin a l’air d’un ordonnateur des pompes funèbres à côté de Béru.

Il étouffe. Il a du Ripolin plein les naseaux, plein les châsses et plein les portugaises.

Comme, sur ces entrefaites, la chignole ricaine des Wetson radine, je le drive vers la porte latérale et lui ordonne d’aller se faire déblanchir chez un teinturier.

Le moment culminant de mon astuce arrive. C’est maintenant que la minute de vérité va avoir lieu. La famille Wetson va me voir, et je vais voir (de près) la famille Wetson.

Du haut de mon échelle triangulaire et tout en roulant ma peau de mouton, je surveille les arrivants.

Apparemment ce sont des gens bien. Américains, certes, mais pas mal tout de même.

Le dabe a les cheveux gris, une cicatrice à la joue, des yeux très clairs. Il porte un complet sombre et un imper de nylon beige. La mère est une dame de quarante-cinq piges environ, habillée de sombre aussi, avec un manteau à col de fourrure. Le fils joue les grands dadais studieux. Un futal de velours l’allonge encore. Il a un pull et un blouson. Ses lunettes lui font un regard étonné et attentif.

Je dois avouer en toute sincérité qu’aucun des trois n’a l’air d’un meurtrier. Je ne vois pas du tout ces bonnes gens en train de trucider un nègre ou un Chinois et de lui découper le chapeau de lampe avec des ciseaux de brodeuse.

Pas plus que Cynthia, papa, maman et grand garçon Wetson n’ont des faces de criminels. Le daron ne doit songer qu’à son turbin du Shape, la daronne qu’à ses apple-pies, le fiston qu’à ses cours, Cynthia qu’à son soubassement.

Mes collègues saluent les arrivants d’un tonitruant « m’sieurs-dames » auquel les Wetson répondent par d’aimables « Hello ».

Ils m’aperçoivent et ne réagissent pas. Ils n’ont même pas l’air surpris.

Ils me font « Hello » à moi aussi. Et je leur lance un « Hello » ailé du haut de mes échelons. Mes chefs m’avaient toujours prédit que j’occuperais une situation élevée. C’est maintenant chose faite.

Croyez-moi si vous voulez, mais le doute aux ongles griffus commence à me déchirer la conscience. Je me dis : « San-A.

Et si tout ça n’était qu’une monstrueuse erreur ? Qu’un Himalaya de coïncidences ? »

L’expérience m’a enseigné bien des choses, entre autres qu’il faut se défier des apparences. Ne pas toujours croire ce qu’on voit. Saint Thomas était une pauvre cloche, moi je vous le dis.

— Il est six plombes ! annonce Foiridon, on arrête pour aujourd’hui.

Je rentre à la cambuse pour me décrasser. Seulement j’ai oublié que je suis nègre. Et comme je n’ai pas prévenu m’man, elle a un drôle de coup de sang, la pauvrette, en voyant débarquer ce grand négus dans son pavillon. Mais la voix du sang, croyez-moi, c’est quelque chose.

Je n’ai pas fait trois pas que son doux visage s’éclaire.

— Antoine, mon chéri, en voilà un déguisement.

Je lui invente une histoire qu’elle écoute à peine et je grimpe dans la salle de bains pour faire toilette. Tout à l’heure j’ai séance de nuit à la chambre (à celle de Cynthia) et il faut que je sois présentable.