Je moule ma M.G. à quelque distance du pavillon et j’inspecte le quartier. Celui-ci est plus silencieux qu’une bicyclette montée sur pneus ballons et conduite par un fantôme. Plus de lumières. On pionce tôt dans les banlieues bourgeoises. La carrée des Wetson paraît presque inhabitée.
Pourtant, en la contournant, j’avise une lumière au premier étage (en anglais : the first floor). Je vous parie ceci contre cela que la môme Cynthia piaffe en attendant son Othello-bidon.
Pas d’impatience, poulette, la police montée (et bien montée) arrive. Y en aura pour tout le monde. Les premières arrivées seront les premières servies. Prière de fournir son polochon. La maison n’accepte pas les réclamations. Les foulures (et surtout les luxures) sont à la charge de la partie prenante !
Je trouve ouverte la porte dérobée. Je grimpe l’escalier ; ce qui est, comme chacun le sait, le meilleur moment de l’amour.
Je perçois un ronflement qui ferait pâlir de jalousie un pilote d’essai. Dans la strass un dormeur rêve qu’il remporte les 24 Heures du Mans en superchampion.
Je me hasarde à pas précautionneux. J’ai amené avec moi mon ami Tu-Tues, un vieux camarade à six coups, crosse de nacre et canon chromé. Avec ça on peut sortir sans flanelle : il vous tient chaud partout. Une dragée sortie de ce magasin et vous voilà endormi jusqu’au jugement dernier.
Pour le soir on ne fait pas mieux.
Une porte entrouverte laisse échapper un rai de lumière.
Je la pousse. Ô ma Doué !
Cynthia m’attend. Et pour ce faire elle s’est mise à son aise. Elle n’a, pour tout vêtement, que le numéro de Life qu’elle est en train de lire. La photo qui s’étale sur la couverture ne suffit pas à voiler ce que cette fille a de plus beau après son prénom.
Elle lève la tête. D’un geste plein de grâce elle pose son doigt sur ses lèvres.
Le gars Mézigue relourde doucement et assure la targette. Je m’arrête, devant cette magnifique créature, comme un môme affamé devant une tarte à la crème.
Faut le voir pour y croire. Pas besoin de pelle à gâteau quand on veut s’en payer une tranche !
Dans un éclair, j’entrevois le programme. Va falloir que je donne ma représentation de gala : la canne à lancer à moulinet automatique (ça ne revient pas cher et ça plaît toujours) ; ensuite le boy-scout farceur (brevet Jean Bory) ; la force de frappe baladeuse et, pour terminer, le tourniquet enchanté. Qu’en pensez-vous, mesdames ? N’est-ce point là un spectacle tout à fait exceptionnel ? Bon, je vois que vous êtes d’accord !
Je pose ma veste ainsi que l’autre pièce vestimentaire qui en fait un costume et je donne un aperçu de mes dons. Les soirées de mes dons, vous en avez entendu causer, non ?
Nous n’avons pas échangé un mot. À quoi bon ? Il est des situations qui parlent toutes seules. Il suffit de tourner sept fois sa langue dans la bouche adverse pour s’en convaincre.
Nous nous activons avec une sorte de fureur silencieuse depuis une paire de minutes, lorsqu’il se produit quelque chose. Je subis un éblouissement très intense qui me rend aveugle. L’éblouissement se répète une fois, deux fois, ponctué par un léger cliquetis.
Je me prends à part et je me dis : « Mon petit San-Antonio, où tu débouches sur le septième ciel, ou tu fais de la tension ».
Je me dresse sur un coude. J’ai les rétines complètement vasouillardes. Un plomb a dû sauter dans ma caberluche.
Tout est couleur de feu, tout est trouble. Quand vous venez de mater le soleil dans les yeux ça vous fait ça, surtout si vous n’êtes pas un aigle !
Il me semble confusément distinguer un mouvement à travers ce brouillard. Ça vient de l’embrasure de la croisée. Oui, c’est l’embrasure qui m’embrase au moment où j’embrassais Cynthia.
Une masse opaque m’arrive droit dessus.
Et ta tagadagada tsoin tsoin ! Avant que le valeureux San-Antonio ait eu le temps de réagir, il prend un ouragan dans les mandibules. Tout se disjoint, tout explose, tout s’éteint.
À peine ai-je le temps de me dire, car ma pensée va plus vite que la lumière, étant beaucoup plus brillante : « T’aurais dû apprendre par cœur la date d’aujourd’hui, Tonio, car c’est sûrement celle de ta mort ».
Et Tonio s’absente.
Croisière dans les limbes, les gars. Avec escale au pays du cirage noir, détour par la fabrique de tunnels et excursion organisée dans l’inconscience à bord des véhicules de la maison Néant.
À mon tour, j’ai la tête à côté des épaules. Je vais faire comme le gars que j’ai vu sur un vitrail et qui se baguenaudait avec sa tronche sous le bras en guise de ballon de rugby.
Et puis c’est le silence interplanétaire.
Je reviens à moi en plusieurs épisodes.
J’éprouve : primo l’impression qu’on me balade dans une bagnole. Celle-ci doit être confortable, car j’y suis allongé sans décrire un 8.
Deuxio, une sensation de touffeur âcre. Des relents d’huile s’insinuent dans mes prises d’air. À cet instant je dois grommeler quelque chose, ou peut-être pousser un gémissement car j’ai droit à un nouveau coup de ronfionfion sur la coiffe et je me remets aux abonnés absents.
J’ignore combien de temps dure ce second « trou ». J’ai l’impression de jouer à cervelle-golf. Par trous successifs j’accomplis le parcours qui mène au néant.
Cette fois je refais surface avec précaution. Je me trouve dans une position très incommode et très surprenante. Je vais essayer de vous la décrire.
On m’a placé à genoux, avec les bras attachés derrière le dos. On a glissé une barre de fer entre mes bras et mon dos. On a placé chaque extrémité de celle-ci dans la fourche supérieure d’un chevalet servant à scier du bois, ce qui fait que je me trouve agenouillé, ai-je dit, mais avec le buste incliné en avant. À terre, il y a trois mauvaises photographies. Il s’agit d’épreuves pas très nettes comme on en obtient avec des appareils à développement instantané.
Ces images me sont destinées. Elles me représentent en train d’honorer Cynthia de mes intentions. Ça fait photos vendues à la sauvette par les gars de Pigalle. Elles me permettent de mesurer deux choses (la troisième je n’en parlerai pas) : premièrement la beauté de Cynthia ; deuxièmement l’inesthétisme de certaines attitudes en certaines circonstances.
Il y a un vrombissement dans ma boîte. Des étincelles pétillent encore dans mes yeux. J’essaie de tourner la tête et j’aperçois un homme, vêtu d’une combinaison d’aviateur et coiffé d’une cagoule noire.
Il se livre à une opération qui me fait froid, non seulement dans le dos, mais aussi dans le cervelet, la nuque, les ris de veau, les jarrets et les tendons d’Achille (Zavatta de son nom de famille, et même de grande famille puisqu’il s’agit de celle du cirque).
L’homme cagoulé est en train d’affûter la lame courbe d’un cimeterre. Le cimeterre marin dont causait Valéry. Ce cimeterre-là va m’expédier au cimetière en deux temps et pas un mouvement. Il l’aiguise sur une vraie meule. Une meule électrique, siouplaît, ce qui m’inciterait à penser que nous sommes dans un atelier.
Je pense très fort à cette belle tête san-antoniesque que tant de dames tinrent dans leurs bras. À cette tête qui riait, qui pensait, qui disait des choses surprenantes…
Demain, le gars Pinuche va la trouver dans un casier de consigne et il prendra une syncope. Ce sera ma dernière farce. Mon ultime.
J’essaie de bander mes muscles pour me défaire de mes entraves, impossible ! Je suis très énergiquement ficelé.