Le bruit acide de la lame sur la meule me cisaille les nerfs. Et tout à coup je pense que ce type qui prépare ma décapitation avec tant de minutie ne veut ma mort que parce que je suis — du moins le croit-il — nègre.
— Dites donc, boss, fais-je en assurant ma voix (je l’assure tous risques, c’est plus prudent). Je pense qu’il y a maldonne.
L’autre ne répond pas. Mes tifs se mettent tout droits sur ma rotonde. L’horreur a un sale goût de lendemain de bringue pas balayé. Mon battant fait du zèle, il cogne, cogne, pendant qu’il peut encore s’offrir sa petite gymnastique.
Mon tortionnaire la ferme hermétiquement (c’est ce qui s’appelle jouer à bourreau fermé) à moins qu’il n’entrave pas le françouse. Mon anglais étant de l’espèce cours-du-soir-négligés, je me vois mal parti (et encore plus mal arrivé). Il va raccourcir l’athlétique San-A. À partir de maintenant, mesdames, vous pourrez vous le payer par mensualités. C’est comme les bibliothèques à éléments, on pourra m’acquérir par morceaux.
— I say, boss… I am not negro…
Je ne sais pas si c’est de l’anglais très pur, mais je peux vous assurer que je ne le chuchote pas. J’ai le courage de mes défaillances linguistiques. Je le hurle.
— I am not negro ! Not negro !
Ma voix s’enfle, vibre, fait trembler des objets métalliques. Sapristi ! nous sommes dans une cathédrale ou quoi ?
J’essaie de tourner davantage la tête, mais les choses ambiantes se perdent dans une ombre coriace. Seule, une lampe munie d’un abat-jour de métal, répand sur l’aiguiseur et moi-même une clarté de veillée funèbre.
Il ne marche pas, l’aiguiseur, comme il y a toujours des exceptions pour confirmer les règles.
Il coupe le contact de sa meule. Celle-ci s’arrête. L’homme à la cagoule promène alors l’extrémité de son pouce sur le tranchant de la lame. Ça doit être O.K. M’est avis que je ne vais pas la sentir passer !
Je voudrais avoir la force de renverser des murs, la force de tordre le fer…
— Stop ! No, sir ! I am policeman ! Police !
Je hurle : POLICE POLIIIICE !
Je ne vois plus que les deux jambes du gars, immobiles, le long de mon corps. Je devine ses gestes. Il a dû lever le cimeterre, il vise mon cou. Il va frapper et ma tronche de pin-up va rouler dans la poussière. S’il y a des gars qui pensent vraiment à la mort de Louis XVI, je peux vous dire que c’est bien moi en ce moment. Pauvre Loulou ! Et dire qu’on le prend pour un ballot dans les manuels d’histoire ! Pour un roi, il avait une drôle de façon de se découvrir que je trouve pleine de modestie.
J’attends, fou d’appréhension. Je suis au bout de l’horreur. Quel nave, ce San-A. J’ai trop tenté le sort. Quelle idée aussi de se déguiser en bougnoul ! Ça t’apprendra, gros malin. Bien fait pour tes pieds. Ou plutôt pour ta hure ! Comme la vie est mal foutue ! Dire qu’il y a une Suédoise qui a donné une fortune pour se faire raccourcir de cinq malheureux centimètres ! Moi on va me raccourcir de beaucoup plus et je renaude.
— Police ! I am policeman. Chief inspector ! M… faites pas le c…, quoi !
J’entrevois dans un nuage de sang le doux visage de Félicie. Brave mother ! Seule avec Adèle devant son écran de télé !
Adieu, ma brave vieille ! Adieu, cher vieux Pinaud ; adieu, mon Béru, brave comme un épagneul breton et stupide comme un danois moucheté.
Mais le heurt ne vient pas. Il déguste, le frangin. C’est un vicelard. La cagoule, déjà c’est un signe ! Et je ne parle pas de ces photographies à la graisse de cheval mécanique ! Je suis dans les mains d’un dingue sanguinaire !
— Qu’est-ce que tu attends, eh ! patate ? m’insurgé-je.
Classe à la fin. Le suspense, je veux bien que ça soit le gris Hitch qui me le serve, mais j’ai la prétention de choisir mes fournisseurs.
— Eh ben, vas-y, cagoulard !
Le choc ne vient pas.
— Vous êtes chef inspecteur ? me demande le zig.
Dire que je me défonçais le bulbe pour lui débiter de l’anglais et qu’il parle français avec un peu d’accent !
Son timbre est grave, feutré par l’étoffe de la cagoule.
— Commissaire principal aux services spéciaux, mon vieux.
— Mais votre color ?
— Vous inquiétez pas pour ma couleur. C’est une ruse. Nous avons découvert vos meurtres, seulement il nous fallait une preuve, alors je me suis fait teindre…
— Vous dites faux !
— Parole ! Tenez, j’ai dans le nez des boulettes de cire pour me l’élargir. Vous pouvez constater.
Il le fait. J’ai envie d’éternuer en sentant des doigts étrangers me farfouiller dans mes fosses nasales. Mon cœur se calme un chouïa. Je ne suis pas sorti de l’auberge, il s’en faut, mais je n’ai pas non plus ma physionomie avenante dans la poussière et c’est l’essentiel pour l’instant.
Il déniche (ou plutôt dénaze) les boulettes de cire. Ensuite, je le sens qui me prend une main pour l’examiner. Je comprends ce qu’il fait : il regarde mes ongles afin de voir si les lunules en sont jaunes (ce qui est le cas des gens de race noire, même ceux qui sont sur le point de « franchir la ligne »). Comme les miennes sont blanches, il a ainsi la preuve de ce que j’avance. Il ne me reste plus qu’à lui fournir la dernière et la meilleure, maintenant qu’il sait que je ne suis pas un vrai Noir.
— Regardez ma carte de police. Elle est dans ma poche arrière.
Docile, le roi du coupe-cigare. Il fait tout ce qu’on lui demande avec une bonne volonté désarmante.
Il étudie ma carte et grommelle : « O.K. ».
C’est bon cygne, non ? comme disait Donald.
— Je vois, murmure-t-il.
Maintenant il considère le nouvel aspect du problème.
— Je ne couperai pas la tête, fait-il enfin.
Le brave homme ! S’il voulait bien me délier et ôter son masque, je l’embrasserais… avant de lui filer ma décoction-maison.
Seulement il ne paraît pas vouloir accomplir les deux opérations souhaitées. Il réfléchit.
— Puisque que vous êtes policier et que vous savez, je vais faire disparaître vous…
— Vous êtes trop bon, ne vous donnez pas cette peine. Si vous vouliez bien me détacher je disparaîtrais tout seul.
Il ricane.
— Non, je préfère.
— Vous savez, ça ne changera rien à la fin de l’histoire. Toute la police française est au courant de vos agissements. Si je ne reparais pas d’ici deux heures, immédiatement on procédera à votre arrestation…
— No, because…
Il se reprend.
— Non, parce que votre disparition ne laissera pas de preuves.
C’est la grande douche écossaise avec cet Américain. Ses aïeux doivent être d’Édimbourg, c’est pas possible autrement.
— Je ferai de vous, comme avec les corps des autres vrais coloured men, mais sans sectionner le tête.
— Trop aimable.
Autrement dit, il me permet de mourir entier. C’est une extrêmement faible consolation, admettez !
Il ôte les extrémités de la barre de fer des chevalets. Je m’écroule sur le flanc.
— Soyez raisonnable, mon vieux. Si vous me tuez, vous passerez à la guillotine. À vous aussi on tranchera la tête. Tandis que si je vis je vous ferai enfermer dans un asile d’où vous sortirez un jour ou l’autre…
Je sais bien qu’en fait de promesse ça ne vaut pas celle d’un circuit touristique à Honolulu, mais franchement je ne peux pas faire mieux.
L’autre ne répond même pas. Il va actionner une manette commandant un vache circuit électrique et c’est absolument bouleversant. Nous nous trouvons dans un hall gigantesque, au milieu duquel s’élève un édifice de fonte et d’acier semblable à une tour, et dont je ne détermine pas l’usage.