Je sors respirer l’air bienfaisant de cette nuit qui a bien failli être ma dernière. Si j’en crois le décor qui m’environne, je me trouve dans une banlieue proche de Paname. La cour est encombrée de camions immatriculés U.S. Army.
Tout est silencieux. Je louche sur ma montre à cadran lumineux (autrefois j’avais une horloge parlante mais elle me réveillait la nuit et, quand elle prenait de l’avance, j’avais l’impression de discuter avec Jean Nohain).
Il est presque deux plombes.
Je vais en titubant au portail, il est fermé à clé, mais vous connaissez mon petit sésame. Il n’a pas besoin qu’on lui fasse un dessin. En moins de temps qu’il n’en faut à un homme-tronc pour essayer des bottes, je me trouve en liberté.
Je suis sur un quai, et, si mes souvenirs ne me berlurent pas trop, celui-ci se trouve sur le territoire de Levallois.
Au loin j’aperçois des lumières. Vas-y, San-A. Tu tiens le bon bout. Bien qu’ayant des cannes en flanelle je me fais la distance à une allure rapide.
Un bistrot ferme ses lourdes. Le taulier a du mal à chasser deux pochards pleins de vinasse qui veulent absolument lui chanter le duo de Lakmé avant de le quitter.
Tandis qu’il s’explique avec eux, je me faufile dans l’estaminet et je m’approche du rade sur lequel un appareil téléphonique en ébonite véritable se déclare prêt à recevoir mes confidences.
Vite fait, je compose le numéro de la Poule.
Je demande au standard qui est de service et il me répond que c’est Béru, mais que ce dernier est en train de se cogner une belote avec le Vétuste.
Je lui ordonne de m’adresser les deux compères en grande vitesse, et pourvus d’une automobile et de menottes pour grandes personnes.
Le zig dit banco.
Et au moment où je m’apprête à raccrocher, je suis alpagué par le taulier qui vient d’en terminer avec ses poivrots mélomanes.
— Non, mais dites, vous ! Qui c’est-y qui vous a permis de téléphoner ?
— Mes cordes vocales, assuré-je paisiblement.
— Si c’est des rognes que vous cherchez, dites-le franchement on sera deux pour causer. Justement je viens de me faire la main sur deux dégourdis…
Je le calme en lui bonnissant que je suis de la Poule. Heureusement qu’il ne me demande pas mes fafs car ils sont restés dans l’usine à emboutir.
Une petite demi-heure plus tard, les fameux duettistes Pinuche-Béru, du Conservatoire des chaussettes à clous de Pantruche et des concerts Cognemou de Pantin, sont là. Le Gros s’est taché au cours de ce lendemain de mariage. Il a à la bouche une langue de belle-mère dans laquelle il souffle complaisamment, heureux de la voir se développer sous le nez des gens.
— Et alors, éructe la Gonfle. T’es encore en java, je parie. Moi, vois-tu, ajoute-t-il, tournant vers le Toujours-là sa trogne rubescente, si que j’avais le physique de cinoche de San-A, je renverserais tellement de souris qu’il faudrait un bule-dosier pour déblayer le… heug… chemin.
Tututt ! Sa langue de belle-doche entre en action, renversant une boutanche de Cinzano. Je le somme de boire un bol de café fort et je les charge sa cuite et lui dans la vieille traction mise à notre disposition par la Grande Maison (in english The Big House).
Direction Saint-Germain. Je frissonne dans cette guindé en évoquant les instants atroces que je viens de traverser. Mais comme mon naturel revient au triple galop, j’envisage l’écrabouillement du Gros en de telles circonstances et ça me fait cintrer. Le Mahousse écrasé comme un gros cafard, c’est payant, non, comme notion de l’inouï ? Ça fait rêver !
— Pourquoi tu te marres ? demande Pinaud.
— Ce serait trop long à t’expliquer. Maintenant on a un boulot délicat pour terminer. Il faut que tout soit bien orchestré…
Et je lui sors mon plan. Lui et la Gonfle vont aller réveiller les Wetson. Ils réuniront la famille au grand complet et au grand salon. Lorsque tout le monde sera groupé, le célèbre San-Antonio, l’homme qui d’une main ouvre les bouteilles de champagne et dégrafe le soutien-gorge des dames méritant d’en avoir un, le célèbre San-Antonio, disais-je (et je ne le dirai jamais assez) entrera dans la danse. M’est avis, mes zigs, que les réactions de l’auditoire seront bavelles à observer.
En arrivant rue du Professeur-Jean-Néfaidotre (célèbre chimiste français qui découvrit l’huile à rendre les plantes grasses, la façon de castrer les escargots sans les faire sortir de leur coquille et l’accent circonflexe pliant), j’ai la satisfaction de voir ma brave M.G. rangée au bord du trottoir. Penser qu’il s’en est fallu d’une seconde que je ne roule plus jamais en bagnole, pas même en corbillard, et pouvoir se mettre au volant d’un pareil jouet, c’est du moment de haute qualité, comme on en trouve de plus en plus rarement dans le commerce, sauf peut-être rue Godot-de-Mauroy.
Mes Picrat’s brothers ouvrent le portail des Wetson et se dirigent vers le perron. La volée de marches est difficile à gravir pour Bérurier, mais il la préfère à une volée de bois vert et parvient au terme de son ascension sans trop d’encombre.
Pinuche, le doux, le chétif, le disert Pinaud se met à carillonner à tout va.
L’effet ne se fait pas attendre. Des lumières éclairent la façade. D’abord en haut, puis en bas…
Je compte lentement jusqu’à cent quatorze millions six cent soixante-douze mille quatre cent vingt-deux et je m’annonce. Je découvre the Wetson family (en français la famille Wetson) rangée comme à la parade dans le salon.
La maman a une robe de chambre en stroumf du Tibet, le papa a passé une veste d’intérieur en peau de snob sur son pyjama ; le fiston est en pyjama tout court, et ma belle Cynthia, faute de peignoir, a mis un imperméable par-dessus sa nudité. Jamais je n’ai autant regretté qu’un imperméable comporte des boutons !
J’observe mon populo à travers la porte vitrée. Papa Wetson vient au renaud très dur. Il aime pas qu’on descende ses rêves en flammes. Sa dame opine. Le grand garçon acquiesce et Cynthia fait signe qu’elle est du même avis, ce qui constitue une espèce d’unanimité.
Béru, pas dans son assiette (lui il serait plutôt dans son verre, ce soir) est vautré dans une bergère (laquelle doit sérieusement regretter ses moutons). C’est Pinuche qui écoute donc seul M. Wetson. Et, comme il ne sait quoi lui répondre, il le laisse se vider.
Je me redresse bien, et, « À moi, comte, deux mots ». Je fais une entrée délibérée.
Ceux qui sont moins glands que les autres parmi mes lecteurs ont déjà compris, d’ailleurs je les ai mis sur la voie, comme disait une garde-barrière, que je compte sur mon apparition brutale pour voir s’évanouir le meurtrier. Je me dis que, de la sorte, je n’aurai pas à cuisiner Cynthia pour savoir si le coupeur-de-tête-emboutisseur est le père ou le fils Wetson. C’est simple, d’un maniement facile, ça ne craint pas la rouille et ça ne déteint pas au lavage.
Or que se passe-t-il, à l’entrée de San-A. ? Hmm ? Vous ne devinez pas ?
Eh bien, rien !
Strictement rien de rien !
Ces messieurs-dames me défriment, mais sans marquer la moindre stupeur, avec seulement une curiosité un peu méprisante.
Il en est pour son gros effet théâtral, San-A. Le bide, mes amis. Le superbide !
Je rentrerais à poil sur la scène du Français quand on y joue Montherlant ou j’arriverais à la Maison-Blanche en beuglant l’internationale, je serais assuré de faire mon petit effet. Mais là, je me paie un four. Pas un petit comme au thé de la baronne, non : un grand. Un four à chaud, c’est dur à accepter.