Je file directo au labo. Poilancatre vient d’achever sa tâche. Il semble exténué.
— Alors ? je demande.
— Vous parlez d’un boulot. Tenez vos photos…
Il me présente trois clichés ruisselants sur une feuille de buvard. Je confronte ces épreuves avec celles qui sont épinglées aux fiches. Pas de doute : le Noir et le Jaune sont bien les disparus de Béjuis. En voici déjà deux d’identifiés. Allons ! ça ne carbure pas trop mal.
— Ensuite ? je demande.
Poilancatre lève les bras.
— Pour ce qui est des empreintes, ne soyez pas trop pressé. Il y en a tellement qui se superposent, se brouillent, se confondent… Franchement, mon cher, je crois que vous n’obtiendrez pas de résultats tangibles de ce côté. Vous pensez : une consigne de gare, tous les types qui…
— D’ac. Que pouvez-vous m’apprendre encore ?
— La nature des décollations. Celles-ci ont été effectuées par le même instrument, c’est-à-dire une lame extrêmement large et tranchante. Je verrais assez un cimeterre. Ces hommes ont été décapités alors qu’ils étaient vivants. On leur a en outre tranché la tête d’un seul coup, comme ferait un bourreau expérimenté.
— Très intéressant. Après ?
— Seigneur, ce que vous êtes exigeant !
— C’est mon métier qui veut ça…
Il sort d’un tiroir une enveloppe de papier kraft. Il cueille dans la pochette un second morceau de papier. C’est un bout de journal tout sanglant, de la grosseur d’un billet de cinq cents francs.
— Pour transporter ces têtes, l’assassin les avait enveloppées dans du papier-journal. Un morceau de ces journaux était demeuré collé au sang coagulé d’une section.
— Intéressant.
— D’autant plus qu’il s’agit d’un journal étranger, le « New York Herald Tribune ». Numéro du 18 septembre dernier.
— Magnifique, mon vieux !
— Trop aimable, San-Antonio.
Il y a un instant de silence.
Je m’offre une cigarette après en avoir proposé une à mon interlocuteur.
— Dites, donc, sortons un peu du positif et laissons vagabonder nos impressions. Maintenant que vous avez étudié tout ça au microscope, quel est votre avis sur cette affaire ?
Le toubib évacue une bouffée bleutée.
— Oh ! un déséquilibré, vraisemblablement !
Il fume un instant sans mot dire, puis il déballe son point de vue.
— Tenez, ce qu’il y a de plus démentiel dans cette histoire, ce n’est pas qu’on tue des hommes de couleur, ce n’est pas qu’on les décapite, ce n’est pas qu’on fourre leurs têtes dans des casiers de consigne, au point le plus populeux de Paris. Non, c’est qu’en les collant dans les casiers, le meurtrier les ait déballées, vous comprenez ? C’est ce détail qui est la marque démentielle la plus probante. Vous imaginez ce bonhomme qui arrive devant les consignes avec une valise lestée d’un tel chargement ? Il prend les têtes roulées dans des journaux, les glisse dans les consignes, et alors, au mépris de toute prudence, il les déballe !
— Oui, c’est fantastique…
— Ah ! autre chose, s’exclame Poilancatre. J’ai procédé à une enquête discrète.
Il me saisit le bras.
— Oh ! rassurez-vous ; sans empiéter sur vos prérogatives.
— Alors ?
— J’ai demandé au chef de gare si ce genre de consigne était très utilisé. Il m’a répondu par l’affirmative. Mais il a mentionné un détail curieux. Elles sont employées par des gens qui partent, beaucoup plus que par des gens qui arrivent. Saint-Lazare est une gare qui dessert la banlieue. Beaucoup d’employés remisent dans ces casiers des objets qu’ils ne veulent pas trimbaler jusque chez eux mais qui leur seront nécessaires le lendemain. Si bien qu’à la fermeture de la gare tous les casiers sont utilisés.
Je sursaute.
— Mais alors…
— Eh oui, sourit Poilancatre. On peut pratiquement affirmer que ces macabres dépôts ont été effectués ce matin, entre neuf heures et le moment où vous les avez découverts. Comme le criminel avait laissé les clés en place, s’il avait logé ces tristes débris dans les casiers avant ce matin, ils auraient été dénichés par les usagers de ces consignes.
— Bravo, doc !
Je lui pétris la dextre. Il est bien, ce nouveau. Il fera son chemin, comme disait un ingénieur des Ponts et Chaussées de mes relations.
Dans le couloir, je tombe sur l’ineffable.
Il est morose et mâchouille un mégot éventré.
— Tu as du nouveau, Pinuche ?
— Des clous ! Je me suis cogné la gare de Lyon, la gare d’Austerlitz, la gare Montparnasse, la gare du Nord, celle de l’Est. Plus des gares de Petite et de Grande Ceinture…
— Et la ceinture, c’est toi qui te l’es mise ?
— Exactement. Avec ça j’ai pas encore bouffé et ma femme, je me rappelle, m’avait recommandé d’être à l’heure vu qu’elle comptait faire un soufflé au fromage pour midi…
— Ça ne fait rien, Pinuche, tu mangeras des sardines. Y a rien de tel que l’huile d’olive pour les gars qui ont ta mine. Viens avec moi…
— Où ?
— À Saint-Lazare ! Il ne manque plus que cette gare à ta collection.
— Oh là là, quel métier ! pleurniche le fossile en reniflant. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse à Saint-Lazare ?
— Tu vas débuter dans le commerce !
— Hein ?
— Je vais te faire brader des billets de Loterie. Avec une frime comme la tienne, tu es forcé de vendre le billet gagnant. Ta bobine, Pinaud, sache-le une fois pour toutes, elle vaut tous les vendredis 13 passés et à venir, elle prédomine sur les fers à cheval et pulvérise les trèfles à quatre feuilles, ces petits monstres de nos vertes prairies !
« Quand on t’a regardé une fois, on peut passer la tête haute sous les échelles et souhaiter longue vie à sa belle-mère sans toucher du bois !
Furax, le dabuche reprend son mégot et le rallume, ce qui lui roussit les poils du nez, ceux de ses moustaches étant carbonisés.
— Encore un mot et je rentre chez moi ! décrète-t-il.
À quoi bon, le pousser à ses extrémités, lui qui est déjà en soi une extrémité !
De retour à la gare, j’ai un entretien avec le chef de gare, un homme cossu. J’admire son esprit coopératif et sa chevalière. Les deux sont de bon thon, comme disait un terre-neuvas.
Il fait placer une guitoune à biftons à l’angle du fameux couloir aux consignes et de la salle des pas perdus. Une demi-heure plus tard, le révérend Pinuche est installé dans la boîte à chance et propose aux passants des billets Gueules Cassées. De ce poste d’observation il va pouvoir surveiller les consignes. Notez qu’il s’agit là d’une très élémentaire précaution. Je n’espère pas que le meurtrier va s’annoncer avec un nouveau chargement de trombines, mais c’est néanmoins envisageable, surtout de la part d’un dingue, et le nécessaire devait être fait.
Il l’est. Le Pinuche possède un passe permettant de délourder absolument tous les casiers. Sitôt qu’il verra un quidam se délester de choses suspectes, il ira derrière lui vérifier la nature du dépôt. Vous pigez ?
Ce qui me botte, c’est que toutes ces dispositions ont été prises sans heurt, dans la discrétion la plus absolue. Si les journaleux savaient qu’il y a un patacaisse pareil in Paris, ils voudraient s’aliter avec de la glace sur la tête.
— Je suis z’en plein courant d’air, gémit Pinuche au moment où je m’apprête à le larguer.
— Remonte le col de ton lardeuss, Homme. Si tout va bien, dis-toi que tu auras droit à un grog et, qui sait ? peut-être à la Légion d’honneur ?