Dix broquilles de cet exercice exténuant m'amènent enfin sur un sol meuble. Une assemblée de canards médusés me regardent sortir de leur mare, bonhomme d'argile devant ressembler à une statue animée.
Je mate les alentours. C'est plat. Seul le hangar dans lequel continue d'ahaner la vieille broyeuse propose un abri dérisoire. Tout autour, une campagne pelée, piquetée au loin de constructions typiques. L'âcre odeur de fiente et de pourrissement que je charrie me flanque la gerbe.
Fuir ? Mais mes fringues boueuses pèsent cinquante kilos.
Que fiche ? Que faire ? Que branler ?
Je fais appel à mon « lutin » personnel, forme inaboutie de ce que les gens de bonne condition nomment leur « ange gardien ». Certaines de nos habitudes, parmi les plus courantes, se perdent ou se mettent en sommeil. Aussi suis-je tout réjoui de retrouver, à point nommé, cette pratique remontant à ma jeunesse.
— Camarade, l'apostrophé-je familièrement, si tu es toujours opérationnel, prouve-le-moi.
Faut tout te dire ?
The miracle, mec !
Véritable.
Ceux de Lourdes, en comparaison, ressemblent aux tours de cartes d'un prestidigitateur de fête foraine.
Mes yeux se portent sur l'énorme broyeuse. D'où sort-elle, cette machine des temps enfuis (voire enfouis) ? Elle se compose d'un bloc concasseur de forme cubique, sous lequel se trouve le récipient de récupération. L'ayant tiré, je m'aperçois qu'un charmant garçon de ma corpulence peut s'y lover sans avoir été haché menu au préalable. Cependant, une colle majeure se pose : comment refermer le tiroir, une fois planqué à l'intérieur ?
Me mets à fouinasser sous le hangar. Y déniche une corde de belle longueur. Et après ?
Juste que se pose le point d'interrogation, je vois surviendre une Range Rover sur le chemin de la « canarderie ».
Grouille-toi d'être génial, petit homme, ça urge ! Me croirais-tu si je te confiais que l'idée magique me déboule en trombe sous la coiffe ?
Tu sais quoi, Benoît ? La courroie de transmission. Je lance ma corde par-dessus, réunis les deux bouts. M'introduis dans le compartiment, tire à moi. Ne reste plus qu'à m'arc-bouter dans mon logement étroit en halant les extrémités de la ficelle. Ce que j'espérais s'opère : ma traction se répercute sur la sangle et, par brèves saccades, le casier se referme. Quand il ne subsiste plus qu'un espace étroit, je largue l'un des bouts de la corde tout en tractant l'autre, ce qui me permet de récupérer le tout.
Sache, ô illustre lecteur, mon ami, mon frère, mon père nourricier (rien à voir avec l'académicien Goncourt qui paume ses manuscrits), que tout est nickel quand des gonziers se pointent dans le hangar.
A l'oreille, j'estime qu'ils sont deux.
Chose curieusement étrange, ils n'ont pas l'air mobilisés par la Jag immergée. Se causent sur un ton conciliabulaire.
Je comprends qu'ils s'occupent des deux Chinagos estourbis par mon accolade fraternelle. Les raniment, les interrogent.
Leur inempressement à secourir la vieille dans la flotte fangeuse me désempare. Ils devraient effervescer pour arracher Mémère à la gadoue, non ? Tu es bien de mon avis ? Au lieu de ça, ces foies jaunes (de canards) pérorent tels les milliers de volatiles épars sur le terrain.
Du temps s'écoule.
Je me fais vieux dans mon tiroir de morgue empestant la décomposition. Putain, si un jour je retourne claper au Palais de Jade ou au Dragon ailé, je commanderai du poulet à la citronnelle après mes rouleaux de printemps !
Je patiente, comme seul un véritable flic est capable de le faire.
Les conversations cessent.
Ronflement de leur chignole. Décroissant.
Je n'entends plus que les ricanements des pensionnaires ailés.
Soudain, une paix intégrale s'étend sur Macaoles-Bains.
UN TIROIR, QU'EST-CE ?
Le silence perdurant, sur fond de cancanements, la rassurance me revient.
Elle est de courte durée. Sais-tu pourquoi ? Parce que la question m'arrive de plein fouet, dirait un charretier : comment vais-je sortir de ce putain de tiroir ?
Grâce à mon système de corde, j'ai pu m'y enfermer, mais pour m'en extraire ? Hein, dis ?
T'as une idée à proposer ?
Moi non plus.
Me trouve bouclarès dans ce compartiment tel un macchabée dans son lardeuss sans manches. Je suis coincé absolument, dans l'impossibilité de remuer. Mon Dieu, quel con fus-je. N'avais que le souci de me placarder. Côté planque, parfait ; mais après ?
Beau essayer de cigogner la caisse de fer, je n'obtiens que des « boum-boum » d'instrument à percussion.
Foutu qu'il est, ton sublime Antoine ! S'est autopiégé. Quand les méchants reviendront, ce qui ne tardera pas, ils n'auront que d'ouvrir le tiroir et m'emparer. Probable qu'ils me le feront réintégrer après m'avoir fait passer par le broyeur.
Bis repetita placent : je lance un nouvel S.O.S à mon lutin salvateur. Ne va-t-il pas se fatiguer de mes implorades ? A trop quémander, on lasse vite.
Eh bien, crois-moi ou va te faire niquer avec un plantoir de jardinier, il répond sans tarder, le charmant ange gardien.
Moins de trois minutes s'écoulent et je perçois un bruit singulier, fait de halètements et de plaintes.
Alors le voile se déchire ! disait-on dans les fascicules hebdomadaires d'autrefois, commis par des gens qui écrivaient aussi vite que ma pomme mais ne disposaient pas de mon talent saugrenu.
« Salami ! »
Ma vie durant, plus les cinquante années qui succéderont, je ferai pénitence pour expier cet oubli passager. Je ne cherche pas d'excuses, mais tu ne m'empêcheras pas de penser que cette amnésie momentanée consécutait des drogues neutralisantes qui me furent administrées. Inconcevable autrement.
Mon cher copain quadrupède, frappé honteusement par ces gredins, m'était sorti de l'esprit ! Tu entends ça ? Occulté ! Extrait de mon existence, ce merveilleux toutou auquel je la dois !
— C'est vous, Salami ? demandé-je-confirmation-t-il.
Le cador d'élite émet un gémissement affirmatif.
— Comment vous expliquer ! attaqué-je dans une envolée en comparaison de laquelle, la veine poétique de Lamartine semblerait moins lyrique que l'annuaire des Chemins de fer.
— Taisez-vous, bougonne-t-il, je ne suis pas en mesure d'écouter vos conneries.
Me le tiens pour dit.
— Je possède une corde, rengracié-je, je vais passer l'une des extrémités par l'interstice. S'il vous est possible de vous en saisir et de tracter, je pense que ce putain de tiroir s'entrouvrirait suffisamment pour que je puisse sortir mes doigts de mon côté.
Éperdue d'espoir, j'agis comme annoncé, réussis à dégager l'un des deux bouts. Salami s'en empare à pleine gueule et entreprend de haler.
Sur l'instant, je pense que je vais l'avoir in the bab', car rien ne se passe. Mais un basset-hound est d'une farouchité à toute épreuve. Grognant, gémissant, jappouillant, il s'obstine, tire à mort. Ses griffes raclent le sol. Il se prodigue avec une telle énergie que le casier de fer frémit. S'écarte d'un centimètre. Puis de deux.
— Maintenant, reprenez haleine ! conseillé-je à mon sauveteur. Je vais saisir la corde avec mes dents pour avoir les mains libres et prendre appui sur le cadre.
Nous conjuguons nos efforts (au présent de l'indicatif), et cette fois ça bouge nettement.
P'pa chantait une autre chanson à la gomme narrant un emménagement difficile (connotation égrillarde, turellement). Le refrain c'était : « Encore ! Encore ! Encore un p'tit effort ! »