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Je te raconte tout ça parce que t'as la chance de ne pas être bégueule. Mais j'en sais que de pareilles évocations révulsent, convulsent même ! Qui me vouent aux gémonies ! Me réputent inlittéraire. Quelle chance ai-je de pouvoir les sodomiser de tout mon cœur ! Au figuré, naturellement, parce que avec la chopine que je traîne, au sens propre ça leur ferait trop plaisir !

Me voilà qui floconne de l'esprit alors m'arrive une cata sans précédent.

Que faire ? Où porter mon infortune ?

A l'hôpital le plus proche, tu penses ?

Oui, n'est-ce pas. C'est d'ailleurs ce que me suggère Salami.

CE QUI S'APPELLE « GAGNER LE CANARD »

Pour cela, me faut un bateau, non, excuse, un taxi ! Ça s'embroussaille sous ma bigouden.

Je regarde alentour. Ne vois que des gens couleur safran ou vert-bronze.

Tiens ! un pousse-pousse ! Ce mode de locomotion me prêtait à rêver quand j'étais chiare. Je dois lui faire un signe car le léger véhicule à traction humaine s'arrête devant moi.

— Yes, sir ? me demande implicitement le coolie express.

J'effortise pour me hisser dans la carriole.

— Hôpital ! proféré-je.

Trois syllabes qui me coûtent beaucoup. Le gus a un regard éloquent sur ma personne. Je ne dois pas lui sembler très faraud et je suis disposé à te parier, chérie, un coup de bite contre un coup de soleil qu'il est en train de se demander si je vais être en état de lui régler la course.

Il décarre en trombe d'Eustache. Moi, j'évanescente de plus en plus, avec une cruelle indifférence. A croire que ce qui m'arrive ne me concerne pas.

Salami trotte de son mieux, la menteuse de plus en plus pendante.

La vie est belle. Non : elle est conne. Enfin, elle…

Et puis merde !

Note que je reste conscient. Mais détaché de tout. Tu me lirais Le Dormeur du Val ou bien un traité sur l'hémophilie chez l'escargot de Bourgogne, ce serait du kif. M'en fous.

Le trotteur finit par stopper.

Je m'efforce de porter la main à ma fouille.

— How much ? articulé-je.

No réponse.

Quatre mains s'élèvent pour m'emparer… Je me sens extrait du pousse-bis' sans ménagement hospitalier. Au reste (peut s'écrire Oreste), mes manipulateurs me laissent choir sur le sol, kif un colombin parvenu à maturité.

Outré par cette brutalité, Salami se met à leur aboyer contre furieusement, prêt à mordre. L'un des pseudo-infirmiers sort une matraque de son bénoche, dont il se sert de godemiché à l'occasion, et lui en porte un coup tellement violent sur l'occiput que le choc produit le son caverneux d'un gong philippin.

Mon ami à quatre pattes tombe raide comme barre.

Je veux injurier ces salauds canicides, seulement c'est le cloaque dans ma gargante, et mes cordes vocales sont aussi désaccordées que deux vieux époux.

Où suis-je ?

En compagnie de qui est-ce ?

J'essaie de mater. N'aperçois que des frimes asiates. Le pousse-poussier s'éloigne.

Tantonio-de-ses-burnes se dresse mal que bien tant sur un coude. Ce qu'il avise lui semble idiot.

Une étendue boueuse, très vaste, comportant des mares. Prisonniers de cet univers, serrés, cancaneurs, une chiée de canards blancs barbotent avec délectance. Impossible de les dénombrer dans cette grouillance fétide.

Curieux hosto, ne me dis pas le contraire !

Les Chinagos me ramassent par les paturons et me traînent sous un hangar de tôle ondulée.

Une dizaine de mètres, et je suis lâché devant une pyramide de sacs malodorants. Toute proche, il y a une grosse machine antédiluvienne actionnée par un moteur fixé sur un socle de béton. Une large courroie de cuir va de celui-ci à l'appareil. Pour l'instant, l'engin est au repos.

Les « infirmiers » s'asseyent sur le sol, dos aux ballots.

L'un deux se met à fumer une cigarette longue et mince. Son pote se contente de balancer des louises au riz cantonais en me défrimant d'un air infiniment distrait. On pige qu'il s'intéresse moins à mon destin qu'aux fientes des canards concentrationnés.

Le tandem attend.

Qui ?

Je ne vais pas tarder à le savoir, aurait écrit le bon Dumas (ou l'un de ses dix petits nègres).

Au bout d'un certain temps, déclarerait un confrère soucieux de précision, je vois surviendre une Jaguar de couleur vert anglais, aux chromes étincelants. Elle est drivée par un chauffeur davantage chinois que finlandais, en livrée également verte ; j'ai remarqué que les gens fortunés du coin assortissent leur personnel navigant à la tire qu'il pilote.

La voiture approche, roulant avec une infinie lenteur dans la fange, puis stoppe à trois mètres quinze de moi. Son conducteur descend de son siège et, marchant sur la pointe des pieds pour ne pas souiller ses tartines briquées à mort, ouvre la porte arrière me faisant face.

Nonobstant la chavirance de mes sens, j'avise, à l'intérieur du véhicule, une femme superbe et singulière. Tu la prendrais pour une héroïne des années twenties. Elle porte une robe en voile émeraude, une capeline de paille légère. Ce qu'elle a de particulier, c'est son maquillage presque blafard coupé de deux ronds roses aux joues. Les lèvres sont serties d'un trait rouge sang, les yeux sombres agrandis au crayon noir. Personnage d'un cinéma muet qui nous parviendrait en couleurs. On s'attend à trouver plusieurs rangs de perles en sautoir sur sa poitrine plate, et un long fume-cigarette entre ses doigts.

Elle me regarde longuement, sans se gêner.

Un objet. Voilà ce que j'ai l'impression d'être.

— Pouvez-vous venir jusqu'à moi ? demande-t-elle dans un anglais où perce un accent d'Europe centrale.

Je balbultie :

— Ce serait volontiers, mais je suis incapable de bouger.

La star du muet dit alors quelques mots à son chauffeur, lequel répercute un ordre aux deux Chinois. Ces derniers m'approchent, m'empoignent, et me soutiennent jusqu'à la Jag.

Je vois de tout près la surprenante créature. Elle est plus vioque que je ne l'estimais. La soixantaine, peut-être ? Mais avec davantage que de beaux restes. Cette dadame, si je me trouvais dans mon état normal, je lui ferais volontiers fumer la minouche !

— Nous allons vous faire disparaître, me dit-elle.

Comme je reste privé de toute réaction, elle insiste :

— Vous saisissez ce que je vous dis ?

Brève approbation de l'apostrophé.

— Vous voyez cette grosse machine, sous le hangar ?

— Oui.

— C'est une broyeuse. Mes ouvriers vont la mettre en marche et vous introduire dedans, tête première, après vous avoir dévêtu. Vous serez haché menu ; on mélangera le résultat de l'opération à du son et les canards se régaleront.

J'acquiesce pour lui signifier que je comprends.

— Nul ne saura ce qu'il est advenu de votre personne. Vous disparaîtrez to-ta-le-ment, deviendrez fiente. Regardez cette étendue pestilentielle. Croirait-on que beaucoup de gens y sont incorporés ? Non, n'est-ce pas ?