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Je ne les observe qu'à la dérobée. Comme dans tous ces lieux où le temps est suspendu avant l'horreur, je n'ose pas bouger d'un poil, pas même tendre un bras pour attraper un Elle ou un Paris-Match (je fais mine de réfléchir intensément), tant je me sens déplacé ici, tant je crains de les importuner, de les dresser contre moi, tous ces gens qui souffrent.

Les murs ressemblent à tous les murs conçus pour servir de supports à l'attente. On y a punaisé quelques affiches, des dessins de dents vues en coupe et des photos de gencives tuméfiées, pour qu'on ne regrette pas d'être venu (car nombreux sont ceux qui doivent crever d'envie de filer au dernier moment), un poster des falaises d'Étretat, astucieusement subliminal, une photo aérienne du lac de Genève, pour éviter les crises de nerfs, une reproduction du clown de Bernard Buffet, pour les enfants (on s'étonne qu'ils deviennent psychopathes), et une jolie petite aquarelle, deux lapins qui s'embrassent.

Au fur et à mesure qu'elle se vide, la salle d'attente se remplit. Le Chinois convulsif, l'ancêtre édentée, la mère apathique et ses deux gniards féroces ont été remplacés par un petit bonhomme timide en costume taché, une grosse fille myope avec une balle de golf dans la joue et un couple de vieillards qui se font la gueule.

– Monsieur Colas?

Le dentiste a passé sa bonne tête de calcaire poncé dans la pièce (sans y mettre les pieds, comme s'il trouvait que c'était sale) et m'appelle presque à voix basse, sur un ton mielleux et fourbe.

– Bonjour docteur.

En lui serrant la main, je me rends compte qu'il a oublié d'ôter ses gants de caoutchouc. Mais je baisse les yeux et, non, il ne les porte pas. Ce sont ses vraies mains.

Tout en me demandant ce que je deviens, pourquoi j'ai mis tant de temps à revenir le voir, bla bla bla, il me guide dans le couloir vers son cabinet, en m'indiquant la route d'une main – je sais pourtant parfaitement où se trouve la salle de torture, ça ne s'oublie pas – et même en me contrôlant discrètement de l’autre, dans le dos, comme si je risquais de donner un coup de reins brutal et de le bousculer pour essayer de m'introduire dans une autre pièce. Il continue à me poser des questions idiotes pour distraire mon attention, et qu'est-ce que vous allez faire cet été (rien), et comment va votre chat (bien), tout en m'amenant sournoisement vers le siège de cuir crème, il dit «Installez-vous» comme s'il ne faisait que toussoter et je me retrouve à l'horizontale puis carrément la tête plus bas que les pieds avant d'avoir compris ce qui m'arrivait. Je me fais avoir à chaque fois (je suis ici pour ça, évidemment, je ne comptais pas visiter et ressortir, mais c'est tout de même rageant). Les jambes en l'air, je ne peux plus me sauver. Par conséquent, le ton change.

– Bon. Qu'est-ce qui vous amène?

– Euh… Je viens vous voir parce que j'ai mal aux pieds.

Je devrais savoir que l'heure n'est plus au badinage.

– Je vois que vous n'avez pas perdu votre humour. Alors, laquelle?

C'est l'instant que choisit la vieille assistante satanique pour apparaître, surgie de nulle part (ils sont malins: si le patient l'aperçoit en entrant et que par hasard il possède une arme, il dégaine par réflexe et la crible de balles). Si on parvient, grâce aux techniques modernes, à combiner en un seul être la fée Carabosse, Mike Tyson et Adolph Hitler, la chose ainsi créée devrait étonnamment ressembler à Andrée – c 'est ainsi que se nomme l'immonde. Elle ne m'adresse jamais la parole, pas bonjour, rien: inutile de perdre du temps à m'amadouer, je suis déjà à sa merci quand elle arrive. L'œil incandescent, elle fonce vers moi et m'enfonce un crochet aspirant dans la gorge – c'est du moins ce qu'elle voulait faire, mais je ferme la bouche à temps pour qu'elle n'y entre pas la main. En arrière-plan, ce salopard de dentiste enfile ses gants. Il se retourne vers moi en souriant comme un bourreau sous ecstasy, s'empare d'une sorte de perceuse ingénieusement miniaturisée et m'écarte les mâchoires d'une main puissante. La grosse lampe ronde que l'atroce Andrée braque sur mon visage m'aveugle. Je tourne mes gros yeux affolés de tous côtés mais il n'y a rien. Je suis prisonnier dans leur royaume de lumière blanche et d'acier. Et s'il m'arrive quoi que ce soit, ce ne sont pas les deux vieillards, le petit timide et la grosse myope de la salle d'attente qui vont venir me délivrer. Tu parles. Ils resteront tapis là-bas comme des belettes terrifiées.

Alors que je me crois perdu, le tortionnaire interrompt son geste et m'accorde un sursis, sans doute par sadisme.

– On va faire une radio, parce que ça m'a l'air salé.

Andrée file sans même que son maître ait besoin de lui donner d'ordre précis. Elle revient en trombe avec un petit carré de pellicule qu'elle lui tend fièrement. Il me le fourre entre les dents – je résiste à l'envie de le mordre car il n'hésiterait pas à me gifler – et le plaque contre ma gencive.

– Tenez-le.

Salaud, salaud. Il me force à participer à mon supplice. Il approche de ma tête un gros tube reptilien et BZZZ un faisceau de rayons ultranocifs me transperce la joue. Je n'ai rien senti, c'est diabolique. En attendant que la radio soit développée, il quitte la salle de douleur, suivi au millimètre par une Andrée qui semble montée sur roulettes – et que je crois entendre marmonner.

Le répit est de courte durée, je n'ai que le temps de penser au visage mélancolique et enfantin d'Olive, à son corps qui danse, à ses culottes et à ses hurlements, ils reviennent d'un même pas et le couperet tombe aussitôt.

– Il faut l'enlever, monsieur Colas. Elle est foutue, complètement bouffée de l'intérieur, on ne peut rien faire d'autre.

– …

– Je veux bien essayer une couronne, mais ça va vous coûter bonbon et ça ne tiendra pas six mois.

– …

Je refuse de parler, avec ce gros crochet dégueulasse qu'ils ont oublié dans ma bouche, on ne comprendrait rien – je suis suffisamment humilié comme ça. De toute façon, même en réfléchissant le plus calmement possible, je n'ai pas grand-chose à dire.

– Il fallait venir me voir plus tôt.

Sûrement, tiens. Allez, règle-moi mon compte, venge-toi de ma trop longue absence, arrache cette dent qui s'est décomposée en traître et laisse-moi repartir à toute vitesse, adieu.

On sent que le grand moment approche. Andrée en devient presque frétillante, bondit de tous côtés, s'agite comme une araignée qui vient de voir un moucheron empêtré dans sa toile – enfin un peu de piment dans la journée -, tandis que le dentiste ajuste ses gants et vérifie que tous ses instruments de pointe sont bien en place, posément, froidement, en prenant son air des grands jours, son air de chirurgien-dentiste. Je vais déguster. Mais ils ont affaire à un coriace. J'ai du cran à revendre.

– Je vous anesthésie?

Non, tu n'as qu'à me mettre un bon coup de poing sur la tempe ou me donner une grande rasade de rhum, ensuite tu vas chercher une pince dans ta caisse à outils, tu grimpes sur le siège, tu t'arc-boutes et tu tires de toutes tes forces en poussant des grognements, ça ira.

Il plonge ses gros doigts caoutchouteux dans ma bouche, me déforme les lèvres comme s'il essayait de les étirer jusqu'à mes oreilles pour les y accrocher, et me plante dans la gencive une aiguille qui me fait l'effet d'un clou. J'ai mal, Seigneur. Et je sens du liquide qui dégouline partout.

– Oups, raté.

Du coin de l'œil, je vois Andrée qui grimace. Son chef a commis une boulette, c'est inhabituel. Elle n'aime pas ça. Mais elle le connaît bien, depuis le temps qu'ils bossent ensemble, elle sait qu'au prochain coup il sera impérial. Le dentiste secoue légèrement la tête (comme s'il se disait «T'es pas concentré, nom d'un chien. Réveille-toi, mon vieux!») et me repique derechef. Mais je l'attendais, celle-là. Même pas mal. Si, un peu. Mais je suis coriace.

– Ce coup-ci, c'est bon.

Si Andrée avait un chapeau, elle le lancerait en l'air. Elle est heureuse et soulagée, son homme s'est rattrapé, et avec la manière! Elle en était sûre. Je l'imagine recouvrant son visage avec le bas de sa blouse, comme font les footballeurs, et se mettant à courir en rond dans la pièce en faisant l'avion avec les bras. Le redoutable Anesthésior pique encore une fois de l'autre côté de la gencive, pour assurer. Je suis coriace mais je vais tomber dans les pommes d'une seconde à l'autre, car ça fait mal.

Après une attente interminable («Faut le temps que ça prenne») durant laquelle nous restons tous les trois à nous observer en chiens de faïence (ou plutôt: eux en pittbulls, moi en cocker de faïence), on peut enfin attaquer. Eux, surtout.

– Coton, Andrée.

Elle gicle sur le côté vers un meuble de rangement, sort quelques petits rouleaux de coton d'un tiroir avec la précision et la rapidité d'un caméléon qui attrape un insecte avec la langue, fuse en retour vers le dentiste et les lui tend comme des objets sacrés. Il m'en farcit la bouche, m'en coince partout, entre la gencive et la joue, entre la langue et la gencive, et vas-y, bourre-moi, tant que ça rentre faut pas avoir peur d'en mettre. Ça y est, ouf, c'est plein. Je dois ressembler à Marlon Brando en malade.

Andrée me dévisage comme si je coïncidais enfin avec l'idée qu'elle se fait d'un bon patient: allongé la tête en bas, quasiment ligoté, paralysé de la bouche et gavé de coton mouillé, soumis, ridiculisé, disponible. Ce vieux sac à fiel a même le culot de sourire et de croiser les bras, prêt à assister au spectacle sanglant qu'il affectionne. Si j'osais, je lui cracherais dessus. Mais je n'ose pas car ils me le feraient payer cher. Et de toute façon, je la bombarderais de rouleaux de coton, ce serait piteux.

À partir de là, je n'éprouve plus aucune douleur mais j'entends, et je sens. Le forcené en blouse se met à massacrer ma dent par tous les moyens possibles, il change d'arme sans arrêt, des trucs qui poncent, des trucs qui creusent, des trucs qui pulvérisent, des trucs qui soufflent, il me détruit l’émail avec rage, me charcute la pulpe, me découpe les nerfs, me taillade la gencive, il m'écartèle les mâchoires pour s'ouvrir la voie vers le cratère. Il est penché sur moi, son nez touche presque le mien, il a mangé de la choucroute à midi (en plein été…), il fronce les sourcils et serre les dents, deux belles rangées de dents blanches et régulières. De temps en temps, à l'aide d'une pédale, il modifie l'inclinaison du siège, il fait de moi ce qu'il veut. Je lève les yeux vers la grosse lampe pour ne pas plonger mon regard dans le sien, je cherche la fuite dans la lumière vive. (La lumière c'est l'espoir – mais c'est aussi la mort: tout ceux qui ont failli y passer et sont revenus in extremis parmi les vivants racontent qu'ils approchaient d'un grand disque lumineux…) Les vibrations que provoquent ses engins hystériques en démolissant ma dent résonnent dans tout mon corps. Je tremble. Des flots de salive et de sang coulent dans ma bouche, les roulettes et foreuses les font gicler et projettent quelques gouttes sur le visage crispé de mon ennemi. Il ne s'en trouble pas et continue à me détruire, implacable. Une odeur insoutenable se dégage de ma pauvre cavité buccale livrée à sa fureur dévastatrice: ça pue le brûlé, ça pue l'antiseptique altéré, ça pue la maladie, et surtout ça pue la pourriture. Postée debout près de mon oreille droite (si je n'avais pas déjà les narines bien prises, je sentirais probablement les relents fétides de sa vieille chatte de cuir), la répugnante Andrée passe à son héros les instruments qu'il réclame avec un plaisir manifeste, à peine dissimulé sous un masque grotesque de concentration, d'impassibilité professionnelle. Lorsqu'elle lui tend la pince – le tumulte cesse, le sang et la salive baignent ma langue, stagnent dans ma bouche -, je ferme les yeux.

J'entends d'horribles craquements. Les nerfs qu'on arrache, la gencive qu'on déchiquète. Je le sens entre mes lèvres grandes ouvertes: il tourne, comme pour sortir un gros clou d'un mur. Mais avec les grincements, le couinement déchirant des ligaments et les ondes qui se répercutent dans tout mon corps, j'ai plutôt l'impression qu'il essaie de me séparer le mollet de la cuisse en faisant jouer la rotule jusqu'à ce qu'elle cède. Dès qu'il me relâchera, je lui mettrai une claque.