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Soudain, lisant, son visage fermé s'ouvre, comme si on avait appuyé sur un interrupteur quelque part vers sa cheville. J'écarquille les yeux pour participer à son réveil et, de son côté, plongée tout entière dans son livre elle se met à rire. Naturellement, librement, comme rient les gens qui se savent seuls. Je vois là l'occasion de faire un premier pas vers la liaison amoureuse: je tente un gloussement en écho (je partage ton plaisir, je suis là, je communie, jette un coup d'œil vers moi, tu vas voir). Mais je rate mon coup et produis à peu près le son d'un mouton qui vient d'avaler un caillou caché dans l'herbe. Elle tourne tout de même la tête vers moi (n'importe qui aurait réagi de la même manière, ne serait-ce que pour s'assurer que j'allais bien) et me dit gentiment:

– C'est drôle, ce livre.

Ça compte, la première phrase. Même si ça ne veut pas dire grand-chose. Je la regarde, béant. Comment imaginer, alors que j'ouvre la bouche comme un jeune homme devant cette fille que je ne reverrai jamais (car il ne faut pas rêver), que quelques jours plus tard à New York elle grognera sur le parquet, le corps en sueur et les jambes tremblantes: «J'aime baiser le matin, ça me tue»? Cette personne insolite en anorak trop court est devant moi, étrangère et close, et quelque temps plus tard je serai à genoux devant elle, couvert de son sang de l'autre côté de l'océan, elle me sourira en reprenant son souffle. C'est troublant. Il vaut mieux penser à autre chose.

Alors que je crois la conversation lancée («Ça parle de quoi, ce livre qui est drôle?», rien de plus simple, je vais le dire tout de suite, attends deux secondes), elle se lève comme si elle n'avait rien dit, elle se lève à la manière de la girafe dans la savane et se dirige vers les chiottes. Elle est grande. Elle porte la jupe la plus laide que j'aie jamais vue (et pourtant je suis déjà allé en Allemagne), un truc en velours noir avec une bande de dix centimètres de large cousue en bas pour arriver sous les genoux, dix centimètres de grosses fleurs rosés et bleues sur fond blanc; elle porte aussi des mi-bas qui lui couvrent les mollets jusqu'en haut, des mi-bas en nylon marron transparent, comme dans les cauchemars, et des bottes de cuir grenat probablement rachetées à prix modique à Miss Roumanie 73. Le dieu du mauvais goût peut dormir tranquille, il est bien représenté sur terre.

Mais en dépit de cette tenue épouvantable, sur le chemin qui mène aux toilettes elle marche comme la reine de la planète. La reine des dames, la reine des putes. Les bras le long du corps, les reins cambrés, les épaules sûres et gracieuses, la tête au-dessus du monde. Je ne respire plus, je n'ai jamais vu quelqu'un se déplacer avec autant d'élégance et de noblesse simple (pourtant je suis déjà allé en Egypte).

Elle reste plus d'un quart d'heure aux chiottes. Je suis assez coincé de ce côté-là, depuis l'enfance. Tout le monde mange mais personne ne doit chier (sauf moi). Elle, ce serait normal. Elle peut, ce n'est pas grave. C'est une extraterrestre, elle peut faire tout ce qu'elle veut. Elle doit, sinon elle va avoir mal au ventre. Et ce serait dommage. Quelques jours plus tard, c'est-à-dire quelques instants plus tard (il vaut mieux penser à autre chose), j'apprends qu'elle passe sa vie aux toilettes. Pour se laver les mains, pour pisser, pour chier, pour changer de tampon – elle a ses règles tous les dix jours, il me semble. Elle se lave les mains souvent (elle peut aussi rester trois ou quatre jours sans prendre une douche), elle va pisser sans arrêt, ça ne peut pas faire de mal (et change de tampon dès qu'elle pisse, sinon c'est dégueulasse (dans le Luberon, je l'ai vue vider une boîte de quarante Tampax flux abondant en cinq jours)), elle va chier souvent (et toujours revient en grommelant: «C'était pas terrible»). Dans un bistrot désert en Bretagne, où vit toute sa famille, elle me dit: «Quand je vais aux chiottes, je regarde tout dans la glace: mon cul, ma chatte. J'aime voir ça.» Mais bien sûr, je ne le sais pas encore. Tout ce que je sais d'elle, c'est qu'elle est étrange, que Bukowski la fait rire et qu'elle s'habille comme une paysanne lâchée dans les rayons d'un Carrefour oublié par les fournisseurs depuis vingt ans. En la regardant revenir entre les tables de son pas de reine des cigognes, je ne sais pas encore qu'elle est la personne la plus déconcertante, la plus émouvante, la plus cinglée, la plus vivante qu'il me sera donné de rencontrer. Mais ce dont tout de même je me rends compte, car je ne suis pas le dernier des imbéciles, c'est que lorsqu'elle porte ses vêtements de plouque, lorsqu'elle marche, elle les métamorphose par magie harmonieuse en vêtements chics. Elle pourrait porter des sous-pulls rouille, ce serait beau quand même, ce serait excitant. (Pour être honnête, elle en porte, des sous-pulls rouille – sur la plage de Coney Island, quand je m'apprête à manger mon hot dog très orange en regardant tristement les chaussures en caoutchouc rouge qu'elle a choisies pour moi s'enfoncer dans le sable humide, c'est un sous-pull rouille qu'elle vient d'ôter (puis un pantalon en tergal vert et une grande culotte de coton blanc), c'est un sous-pull rouille qu'elle a laissé tomber dans le sable, sous le regard des New-Yorkais pâles épouvantés de la voir nue ici (je me souviens d'un obèse rosé, j'ai cru qu'il allait périr sur place les yeux dynamités, tomber en tas d'amour inanimé sur la plage), avant d'enfiler le maillot de bain noir de son grand-père (celui qu'elle a tué parce qu'il voulait qu'elle range son bordel – je raconterai ça bientôt), ce maillot de bain qui ressemble à celui de Garbo dans Éclipse - mais elle est plus belle que Greta Garbo.)

Elle ressort des toilettes, elle prend sur la table son paquet de Gitanes et son briquet rosé en forme de tong, les fourre dans son sac noir sur lequel est brodée une grosse fleur rouge, elle dit au revoir à tous les clients du bar, même à moi (elle est très polie), elle dit au revoir plus ou moins distraitement à tous ces gens qu'elle voit pour la première fois de sa vie et que je connais depuis longtemps (je passe ma vie au Saxo Bar), Denis, Momo, Messaoud, Thierry le barman, Thierry le Canadien, Youssef, Taouf, Philippe, Nassima, Lenda, Soumia, Nouredine, Pedro, Audrey, Khadija, Nicolas, Jean-Marie, Jessica, Samir, Alain, Anne-Catherine, Lucie, Henri, Stéphane, Anne, Jacky, Patrice, Issam, Mapie, Zaza, François, Virginie, Nadia, Nenad le patron, elle s'approche de chacun pour le saluer puis s'en va.

Elle est partie vite, sans me prêter grande attention.

Le soir, je me couche avec la sensation agréable d'avoir rencontré quelqu'un. Mais l'affaire est loin d'être dans le sac, comme dit ma tante.

Le lendemain après-midi, par chance, je la croise rue de La Jonquière. Elle porte une grande robe de bal en satin rouge vif, une robe immense et somptueuse que n'auraient peut-être pas osé porter les belles dames du siècle dernier, et des escarpins noirs à talons aiguilles. Ses cheveux sont défaits, avec un papillon rouge et vert étincelant quelque part dedans. Hormis le costume (et le décor), elle ressemble à Néfertiti dans un champ de canne à sucre. Si elle n'était pas si singulière, si impressionnante, les gens lui jetteraient des pierres en ricanant ou se débrouilleraient pour l'empêcher d'évoluer dans ce monde avec sa grande robe. Elle se dirige vers le tabac, sur le trottoir opposé au mien, et je ne sais pas comment l'arrêter – de l'autre côté de la rue, je me vois mal crier: «Alors en fin de compte, ce livre que vous lisiez hier et qui était drôle, ça parle de quoi?» Je la regarde passer très intensément, en la bombardant de désir télépathique, mais je dois me planter dans la procédure de transmission des ondes car elle garde les yeux fixés droit devant elle, les yeux dans le vide surpeuplé de la rue. À quoi pense-t-elle? Est-elle amoureuse? A-t-elle des problèmes d'argent? Vient-elle de recevoir un coup de téléphone de son père? Elle marche très rapidement, à grandes enjambées malgré ses talons hauts (sur la Septième Avenue à New York, quand je la rattrape hors d'haleine, furieux, et lui demande si elle a un train à prendre pour foncer aussi bêtement sans raison, elle me répond: «Je marche vite car si je marche lentement, je perds l'équilibre»). Elle bouscule un couple de vieillards qui la ralentit et passe en trombe entre eux comme une boule de bowling entre deux quilles – c'est curieux, je ne connaissais jusqu'à présent qu'un trait de son caractère: une extrême politesse. Il faudra examiner ça de plus près. Pour l'instant, elle file. Nêfertiti se tient très droite, arquée même et ondule des hanches, souple et flottante au milieu du corps, comme si sa tête et ses pieds étaient attachés quelque part, en l'air et sur terre, et que seules ses fesses pouvaient se balancer librement de droite à gauche. Elle met littéralement un pied devant l'autre – elle marche comme une acrobate sur un fil de fer, mais bien plus vite -, passe sans un regard devant le tabac du coin de la rue et s'éloigne vers je ne sais où. À quoi pense-t-elle, hypnotique, avec ces yeux fixes?

Elle me dit deux semaines plus tard qu'elle partait alors chez son mec, Bruno, un photographe qui l'a récupérée dans ses bras (par chance) quand elle est arrivée à Paris à dix-huit ans, un petit homme vicieux, minable et lâche (je m'efforce de rester objectif), qui la fait ramper pour l'empêcher de se sauver. Ce jour-là, princesse altière dans ce flot de salin rouge, Néfertiti fend la foule des employés moroses et des commères aigries, lumineuse elle traverse la grisaille pour aller docilement se faire prendre en photo à quatre pattes, un god dans le cul.

Je traîne toute la soirée au Saxo Bar dans l'espoir de la voir, elle est en train de se branler devant l'objectif dégoulinant de son mec, je termine la bouteille d'Oban (que je fais passer avec une dizaine de Carlsberg) et je rentre me coucher en vacillant sur le trottoir tordu, je retourne au lit malade et honteux. Je ne connais même pas le prénom de cette fille. Je le saurai bientôt. Elle s'appelle Olive. C'est assez ridicule. Olive et Titus, on aurait l'air fin. Ce n'est même pas la peine d'y penser.

– Je t'aime, Olive.

– Moi aussi, Titus.

(Rires.)

Elle s'appelle Olive Sohn. Olive Sohn. Olive. Olive. Olive.

Elle ne ressemble pas, loin s'en faut, à l'Olive de Popeye: cette grande brune godiche, avec une petite tête, pas d'épaules et pas de seins, de larges hanches et de la mollesse partout dans le corps et l'âme. Et pourtant si. Je ne pourrais dire pourquoi, mais même si physiquement et mentalement elle est aussi proche d'Olive qu'une mirabelle d'un cheval, elle porte bien ce prénom. Elle a quelque chose d'Olive. Comme la forêt a quelque chose de la mer, par exemple. Olive, ça lui va bien. Et je m'imagine facilement, moi, en Popeye. Ça me plaît. The Sailorman.

Le lendemain à dix-huit heures, j'entre au Saxo Bar la tête douloureuse et cinq Alka-Selzer dans le ventre. Olive est assise à la même place que l'avant-veille, dans un coin près de la porte (pourtant quand elle entre dans un bar, elle s'assied toujours au comptoir, sur un tabouret («Parce que c'est là qu'on rencontre les hommes, dit-elle, les hommes sont souvent au comptoir et les femmes dans la salle») – lorsque je lui demande quelques jours plus tard dans un bistrot désert de Veules-les-Roses pourquoi elle s'asseyait en salle, sur les banquettes de velours mauve et vert du Saxo Bar les premières fois où je l'ai croisée là-bas, elle me répond: «Parce que je n'aime pas sentir des regards dans mon dos»), elle est posée comme une poupée gonflable près de la porte sur la banquette mauve et vert, lit le dernier Despentes et porte une robe vert électrique à paillettes dorées, très courte, des bas et un porte-jarretelles qu'elle ne cache pas, les mêmes escarpins noirs que la veille et un grand bonnet blanc en lapin (pourtant il fait bien vingt-sept ou vingt-huit degrés (tiens, finalement c'est peut-être à ce moment qu'a débuté mon cauchemar avec les lapins (mais je ne pouvais pas le deviner, je ne saurais distinguer à l'œil nu le poil du lapin de celui du lion))).