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Nous sommes dans la chambre, qui donne sur la cour, mais Olive pousse de tels hurlements que les quatre auditeurs, comme on dit mateurs, doivent être couchés sur le ventre et frapper le bitume du trottoir du plat de la main en secouant la tête. Je me demande comment il est possible qu'un voisin ne soit pas encore venu s'enquérir de l'état de ma victime. Les gens ne vivent plus que pour eux-mêmes, sérieux.

Avant de s'endormir, les yeux déjà clos, elle me pose une question que je n'entends pas.

– On se marie quand? répète-t-elle en se serrant contre moi.

– Comment ça?

– On a dit à Denis qu'on se mariait…

– Hein? Mais c'était pour rire.

– Quoi?

Elle se redresse sur un coude et m'étrangle du regard.

– Tu plaisantais?

– Olive… Bien sûr, je plaisantais. Pas toi?

– Mais non.

– Tu… Attends, je ne comprends plus, là. Tu parlais sérieusement à Denis?

– Oui.

– Mais enfin… Ça va pas.

– Tu ne veux pas te marier avec moi?

– Ben non. Enfin, j'en sais rien… C'est un peu rapide.

– Tu ne veux pas te marier avec moi.

– Olive, arrête.

Elle fait la gueule, vraiment. Pire, elle boude. Comme un enfant à qui on a promis d'aller au manège et qu'on repousse d'un revers de main à l'heure dite. Je suis embarrassé.

Je lui explique que la décision de s'unir devant les lois terrestre et divine lorsqu'on a couché ensemble pour la première fois l’avant-veille est prématurée. Elle grommelle qu'elle s'en fout, que ce soit prématuré. Je lui explique que je suis célibataire dans l'âme et que c'est le moins qu'on puisse dire. Elle grommelle que je n'ai qu'à la mettre à la porte tout de suite, à ce compte-là, je serai plus tranquille. Je lui explique, et là je m'enfonce un peu, que ces réticences, loin de signifier que je ne l'aime pas, me paraissent tout bonnement NORMALES. Elle grommelle que ce n'est pas son rêve ni son principal but dans la vie, d'être normale. J'encaisse puis riposte en lui expliquant que, justement, il n'y a aucune raison de vouloir à tout prix faire comme tout le monde et que de toute façon je ne comprends pas pourquoi elle semble attacher tant d'importance au mariage, ce n'est qu'un bout de papier qui ne veut rien dire – emporté par l'ivresse du triomphe, j'ai commis une erreur grossière. La faute, le truc bête. Car alors elle grommelle que, puisque ce n'est qu'un papier qui n'a aucune importance, elle ne comprend pas pourquoi je me braque ainsi, si je l'aime.

Score finaclass="underline" désorienté, confondu, ne sachant plus ce que je fais, j'accepte. Nous nous marierons dès que possible. Après tout, ça m'arrange.

Le lendemain, mercredi, elle téléphone à sa mère (ce qu'elle ne fait que très rarement) et lui annonce la nouvelle. Du côté de Rennes, ce n'est pas l'enthousiasme. «Tu es vraiment cinglée, ma fille, gronde la mère. Tu ne changeras donc jamais? J'en ai assez, de tes bêtises.» Olive tente alors sa chance auprès de sa chère grand-mère, à la recherche d'un appui parfois opportun dans ces moments-là, mais l'accueil est tiède: «Au nom du ciel, Olive! Tu vas nous en ramener un tous les mois?» Je n'aime pas trop cette phrase.

Jeudi, après avoir choisi de nous marier malgré tout (qu'importe l'avis de deux Bretonnes?), nous décidons le partir une quinzaine de jours à New York. Disons du 20 juillet au 5 août, pour nous laisser le temps de trouver des billets d'avion et un endroit où loger là-bas – et de nous marier avant, pourquoi pas? Ce sera une sorte de voyage de noces, il faut respecter la tradition. Si l'Église et l'Administration ne nous permettent pas le convoler en justes noces avant le départ, nous convolerons tout de même au-dessus de l'Atlantique à la date prévue et considérerons ces quinze jours aux Etats-Unis comme de simples vacances, ce qui n'a rien d'insensé.

Je téléphone aussitôt à mon amie Florence, qui travaille à Nouvelles Frontières. Elle jette un coup d'œil sur son ordinateur, bidouille je ne sais quoi en tant qu'amie bienveillante, et: «Pas de problème, Titus. J'ai deux places pas chères pour la saison. Départ le 20 juillet, retour le 4 août. Je vous réserve ça.» Je raccroche et compose dans la foulée le numéro de mon amie Marie-Sophie, qui vit depuis un an à New York et connaît tous ses habitants par leur prénom. Tout à mon ardeur organisatrice (c'est à moi de faire ça, je suis l'homme, t'occupe de rien ma princesse), j'oublie le décalage horaire. Il est sept heures du matin là-bas. Elle me traite d'assassin parce qu'elle vient de se coucher, mais dès qu'elle a réussi à décoller sa jolie tête de l'oreiller: «Pas de problème, Titus. Je devrais pouvoir te trouver un appartement vide. Personne ne reste à New York, en été.»

Le soir, nous allons boire deux ou trois verres dans un bistrot situé à quelques centaines de mètres à peine de notre quartier, de l'autre côté de l'avenue de Clichy, au cœur d'un autre monde – on se croirait à des milliers de kilomètres de nos rues sobres et familières, aux antipodes du Saxo Bar. Ça change. C'est un endroit à la fois calme et plutôt branché, où je ne vais que très rarement et où Olive n'a jamais mis les pieds. Elle porte une grande robe de mousseline rouge qui l'enveloppe de bruissements désuets. Entendant un air qu'elle aime, elle se met aussitôt à danser. Le patron l'observe d'un mauvais œil. À la chanson suivante, elle me prend par la main et m'entraîne malgré mes réticences dans un genre de valse andalouse. Je n'aime pas me donner en spectacle, mais quand je suis avec elle, je ne vois qu'elle. Un couple attablé nous applaudit. Un homme qui boit de la vodka au comptoir nous prend en photo.

Vendredi, j'appelle ma banquière et amie Marie-Ange pour savoir où en est mon compte. Pas de problème Titus. Les quelques slogans à gros sabots qui me sont passés par la tête ces derniers mois ont laissé pas mal de pièces d'or derrière eux. J'en profite pour lui apprendre que je suis amoureux et que je vais me marier d'un moment à l'autre. Elle est heureuse pour moi, me dit que je suis taré mais qu'elle m'aime bien comme ça («Si tu voyais ma future femme, dans le genre tarée…») et m'annonce qu'elle a un nouveau compagnon, elle aussi. Il s'appelle Léon. Son fils est enchanté et son mari n'y voit pas d'inconvénient. C'est un lapin. Le soir, dans un petit restaurant du quartier, je me décide à parler de ces mammifères envahisseurs à Olive. Ce n'est pas que le fardeau soit devenu trop lourd pour moi, je suis un coriace et ne crois pas tellement à la sorcellerie, mais je trouve cette éruption de rongeurs assez amusante. Et intrigante, tout de même, non? Elle m'écoute avec une attention louable mais paraît toutefois se demander entre deux bouchées de saumon si je ne suis pas en train de déjanter imperceptiblement ou si je ne fabule pas pour l'épater – bien qu'il n'y ait rien d'épatant à se faire cerner par les lapins. À l'instant même où je viens de conclure sur Léon, le lapin de ma banquière, après lui avoir parlé le plus calmement possible de tous ses prédécesseurs, un couple s'installe à la table accolée à la nôtre. Je les ai vus entrer, ils discutaient déjà en ouvrant la porte. Visiblement, l'harmonie n'est pas parfaite, ils se querellent à propos d'un truc. La femme s'assied la première, après que j'ai avancé ma chaise et trempé ma chemise dans la sauce de mes tomates pour la laisser passer. L'homme est encore debout, il ôte son pardessus, lorsqu'il dit:

– Mais qu'est-ce que tu veux qu'on fasse d'un lapin à la maison?

Je reçois le coup stoïquement (j'ai de la pratique) mais Olive manque d'en tomber de sa chaise. Elle me fixe droit dans les yeux, la bouche ouverte. Si un lapin géant était entré et avait mugi: «OÙ EST TITUS?», elle n'aurait pas été plus abasourdie.

Heureusement, lorsque j'ai commandé mon plat principal, j'ai pris soin de laisser le civet de lièvre tranquille, pour ne pas froisser les dieux à grandes oreilles. Comme peu de choses me tentaient, j'ai choisi une sorte de miniplateau de fruits de mer, sans oublier de demander a la serveuse s'il contenait des machins à antennes. Non parce que je craignais que ça me rappelle vaguement la fête d'un lapin (je suis encore sain d'esprit) ni que j'aie quoi que ce soit contre les antennes, mais parce que les crevettes, les homards, les langoustes, quand on dirait que ça sort à peine de l'eau, je ne peux pas. Avec leur carapace, leurs anneaux, leurs pinces, leur bouche de sadique sans merci, leurs yeux énormes et opaques, j'ai l'impression de devoir m'attaquer à des monstres préhistoriques. Et lorsque je les décortique, les craquements, les déchirements me terrifient, comme si je coupais un iguane ou un tatou en deux. Aussi, j'ai répondu à la serveuse:

– Des langoustines? Mais… elles sont décortiquées?

– Non. Non, des langoustines, quoi.

– Ah, zut. Excusez-moi, ça ne vous ennuie pas de les… Non parce que, c'est idiot, mais j'ai vraiment un problème avec les antennes et tout ça…

Elle m'a dévisagé un moment d'un œil ahuri, presque soupçonneux, puis a noté quelque chose sur son calepin – avec l'air de se dire: «Il vaut mieux que je la ferme.»

Elle m'apporte mon miniplateau de fruits de mer. Je découvre avec effroi deux langoustines qui régnent sur mon assiette, deux énormes et hideux scolopendres paléolithiques. Le cuisinier, qui a suivi à la lettre les instructions notées par la serveuse sur la fiche – et s'est sans doute demandé s'il n'y avait pas un dangereux névropathe en salle -, s'est contenté de couper soigneusement les antennes des deux bêtes, au ras de la tête, sans toucher au reste. Elles sont encore plus abominables comme ça. À prendre les autres (moi) pour des cinglés, on le devient parfois soi-même. Je dépose les animaux dans l'assiette d'Olive, qui les démembre, les dépèce et les dévore.

Plus tard, dans le lit, nous en rions encore. Nous imaginons ce cuistot décontenancé qui refuse de chercher à comprendre, les gens sont tellement bizarres, hausse les épaules et prend ses ciseaux pour amputer docilement les langoustines de leurs antennes. Je me rends compte alors, en riant sur le matelas, que je n'ai jamais ri. Enfin si, bien sûr, mais toujours tout seul. En présence de quelqu'un, même de ma meilleure amie, je n'ai pas encore réussi à franchir le cap du sourire. Je suis avec Olive comme seul. Elle fait partie de moi. Ou bien près d'elle je m'oublie, je ne sais pas.

Dans la demi-heure qui suit, nous décidons de faire un enfant. Je comprends bien que tout ça va trop vite, mais je n'ai plus envie de réfléchir, de calculer. Les choses sont simples. Olive en est à son quinzième jour, en pleine ovulation. De toute manière – elle ne prend plus la pilule depuis deux mois et nous apprécions autant les capotes l'un que l'autre -, nous n'avons jamais pris de «précautions». Autant avoir conscience de ce qu'on fait. Ce soir-là, par esprit civique, nous baisons presque normalement. Je m'endors, lyrique, en pensant que je suis peut-être devenu père. Lyrique, je ronfle.

Samedi, je me lève avec une drôle de douleur dans le ventre. Je mets ça sur le compte des fruits de mer. Pendant qu'Olive va rendre visite à son amie Tatiana, qui peint et la prend parfois pour modèle, je téléphone à mes meilleures amies pour leur dire que je suis amoureux, que je vais me marier et avoir un enfant – elles s'étouffent de surprise. C'est également ce que je déclare, fièrement, à tous ceux qui m'appellent. Quand on me demande de parler d'elle (c'est toujours le cas, car personne n'arrive à croire à un tel retournement de situation), je ne sais quoi dire. Je n'arrive pas à la décrire, les mots glissent sur elle et retombent bêtement, vides, orthographiques, sans rien avoir transmis à mon interlocuteur de ce que je veux exprimer. Pour ne pas rester muet, je me contente de répondre que c'est une fille «extraordinaire». Dès que j'essaie d'expliquer pourquoi, je me sens au ras des pâquerettes, superficiel et impuissant. Comme un enfant qui, dans une rédaction sur la lune, ne pourrait rien écrire d'autre que: «C'est haut dans le ciel, c'est rond, c'est blanc.»

– C'est une fille… extraordinaire.

– C'est-à-dire? Qu'est-ce qu'elle a de si particulier, pour que tu sois dans cet état-là?

– Écoute, je ne sais pas. C'est une fille extraordinaire.