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– Ah elle est directe, hein? C'est pour ça que je l'aime.

– Oui, elle…, balbutie Stéphanie en cherchant le regard de Gilles en soutien. Ça surprend, quoi.

– Vous n'avez pas essayé, Stéphanie? C'est très agréable. C'est râpeux, mais juste ce qu'il faut. Il suf fit d'écarter les jambes et d'installer le chat, il comprend vite.

– Ah…

– Avec un chien, c'est marrant aussi, mais moins bien. Ils ont de grosses langues toutes molles, c'est plus dégoûtant. Mais ils adorent ça.

L'ambiance se dégrade, c'est indéniable. Les cinq convives la regardent comme si elle venait de déclarer qu'elle vouait un culte à Hitler, à son bon sens et à ses méthodes ingénieuses. Ils émettent des sons indistincts et commencent à se comporter de façon singulière: l'informaticien verse du gamay dans son Coca, la vendeuse ne lâche pas ses genoux des yeux (soudain minuscule, elle ressemble à une élève qui ne veut surtout pas être interrogée aujourd'hui), Gilles le gynécologue fronce douloureusement les sourcils en mâchant un morceau de tarte aux poireaux qu'il semble trouver infecte. Seul le mari de la vendeuse, un petit vicelard qui travaille chez Castorama (et qui, d'ailleurs, a une tête de castor), engage le dialogue avec Olive, pour l'éperonner, la chauffer comme il faut et pouvoir raconter ça demain à ses potes du rayon matériel électrique, ou pour montrer à sa femme ce que c'est qu'une vraie gonzesse comme il en aurait voulu une (je m'attends à le voir se retourner vers la vendeuse recroquevillée et lui lancer «Tu vois, je suis sûr qu'elle suce, elle, au moins!»). Manifestement, Olive ne peut plus se retenir. Le paroxysme de la crise est proche. Elle ne tient plus assise sur sa chaise en plastique blanc et se met à raconter n'importe quoi: elle donne beaucoup de précisions sur sa vie sexuelle à qui veut l'entendre (le type de chez Casto) et aux autres, mais elle lance aussi de temps en temps des phrases qui n'ont rien à voir avec ce dont elle parlait l'instant d'avant.

– Un jour, un médecin qui me prenait en photo nue m'a fait jouir simplement en m'effleurant les jambes du bout des doigts, je n'en revenais pas. C'est une technique chinoise, je crois. Ce que je préfère, dans un hôtel, c’est le bar. On y est toujours tranquille. Pour dessiner, c'est parfait.

Personne ne sait que la séance de photos avec ce médecin se déroulait dans un grand hôtel, qu'ils sont allés boire un verre au bar ensuite et qu'elle y est revenue plusieurs fois seule pour dessiner.

– Je vais offrir un dessin à ma cousine, pour son mariage. Je n'arrive pas à le terminer. C'est moi qui lui ai appris à se masturber, quand on était petites. J'espère qu'elle aimera mon cadeau. Ce n'est pas parce que c'est cassé et réparé que ça ne vaut rien.

Elle parle de la soupière. Ils la dévisagent sans rien dire, comme un tueur imprévisible qu'il vaut mieux éviter de contrarier. Ils la croient gravement malade – moi je sais que non, mais je sais également que pour l'instant je ne peux rien faire pour l'arrêter. Seul le castor continue de la relancer en s'évertuant, le front buté, bovinement concentré sur un seul objectif, à l'orienter de nouveau vers le cul dès qu'elle s'en éloigne. Elle ne s'adresse bientôt plus qu'à lui, mais tout en répondant docilement (et bêtement, en apparence) à ses questions ou à ses remarques, elle l'enfonce petit à petit dans sa misère. Plus elle sent qu'il s'excite, plus elle voit les muets se ratatiner sur leurs sièges, plus elle insiste. Mais au bout d'un moment, ça ne l'intéresse ou ne l'amuse plus. Les quatre muets sont atterrés, vidés de leur substance, et la bave du castor ruisselle dans sa salade de riz. Il a décroché un rendez-vous avec elle pour mercredi prochain à dix-neuf heures au bar du Grillon – à sa droite, sa femme est dans le coma.

Olive vient s'asseoir sur mes genoux et m'embrasse fougueusement, sans tenir plus compte des autres que si nous étions déjà rentrés à la maison. J'ouvre la bouche, laisse entrer sa langue, je ne sais pas quoi faire. Je ne sais même pas si j'ai envie de rire ou de m'enfuir. J'aime bien Stéphanie, et Gilles par conséquent, je ne veux pas gâcher leur soirée. J'aime Olive, je ne veux pas la repousser, me ranger du côté des coincés et la laisser seule dans son trouble. Je lui ôte sa toque et lui caresse les cheveux pour la calmer mais je vois bien, à ses yeux vitreux, à son sourire détraqué, qu'elle est désormais inaccessible, que ses nerfs (ou les médicaments, je n'en sais rien) ont pris le dessus sur sa raison. Elle passe les mains sous mon tee-shirt, me griffe les flancs et le dos, me mord sauvagement, comme si elle voulait me manger un morceau de joue ou de cou, et murmure plusieurs fois dans mon oreille:

– J'ai envie de baiser. J'ai envie de baiser.

Elle part à la dérive. Je regarde Stéphanie en haussant les sourcils. Elle me sourit d'un air impuissant et tourne les yeux vers Gilles. Le plus sage serait de rentrer tout de suite, mais nous sommes là depuis à peine plus de vingt minutes. Je m'écarte un peu d'Olive pour pouvoir tendre le bras et attraper une bière sur la table. S'estimant rembarrée, elle se lève brusquement et s'en va marcher dans le jardin, derrière moi, en caressant les arbres du plat de la main. Une petite fille qui rêvasse ou chantonne dans la forêt. Je sens qu'elle va hurler.

À table, ils essaient laborieusement de se remettre à discuter – je pense à des gens entassés dans une cave pendant une alerte aérienne, ils parlent le plus naturellement possible pour se sentir à l'écart, pour se faire croire qu'ils sont maintenant à l'abri du danger. Le castor est perdu. Il a voulu se frotter à elle, elle l'a appâté, l'a pris à son jeu, l'a retourné comme une peau vide, et à présent elle se promène dans un autre univers en le laissant flasque et miteux sur sa chaise. Il sait déjà qu'elle ne sera pas au Grillon mercredi prochain. Stéphanie ne me lâche pas des yeux, à la fois inquiète et compatissante.

Il est temps de partir. Tant pis pour les convenances, la situation devient grotesque. Je me retourne vers Olive, elle se met à quatre pattes dans l'herbe. Au même moment, je sens quelque chose m'effleurer le mollet.

– Titus? fait-elle.

Je me retourne, baisse la tête et aperçois une grosse forme noire qui disparaît sous la table.

– Titus?

– Je crois qu'elle t'appelle, marmonne le castor.

– Oui Olive, attends. Tu as un chat, Stéphanie?

– Hein? Non, pourquoi?

– Je viens d'en voir un à mes pieds.

– Quoi? Ah…

– Titus!

– Oui, qu'est-ce qu'il y a?

– Tu veux parler de ce monstre? fait Stéphanie en reculant son siège et en se baissant sous la table.

– Sodomise-moi.

– Olive…

Je me retourne: elle est en levrette dans le jardin, les fesses bien hautes, la tête posée sur l'herbe et tournée vers moi, rouge et souriante. Il est temps de partir. Je me retourne: ils sont vert pomme, ils le sentaient venir, l'impensable est devenu réalité. Dans ses bras, Stéphanie tient un énorme lapin noir. Je n'ai jamais vu un aussi gros lapin.

– Viens me sodomiser, s'il te plaît.

– Attends…

– C'est Rico, articule Stéphanie en rapprochant sa chaise plastique de celle de Gilles.

– C'est un… Il est… Pourquoi tu as un lapin?

– Titus, je veux te sentir dans mes fesses, SODOMISE-MOI!

Je me retourne complètement paniqué, Olive a remonté sa grande robe bleue sur ses reins, elle porte des bas mais pas de culotte, la Belle au bois dormant joue les salopes. Tant pis pour les convenances: on va y aller, nous.

– Non, Olive, on fera ça plus tard!

Je sens sur ma nuque le regard meurtrier de Rico, te lapin anormal, et me retourne vivement. Il est là. Les cinq humains sont si estomaqués par ce qu'ils voient dans le jardin, le cul de la Belle au bois dormant, que j'ai l'impression qu'ils ont tous reculé d'un mètre – pas lui. Les deux femmes ont les cheveux qui tombent. L'informaticien funèbre s'étrangle avec un grain de riz. Le gynécologue lui-même semble en oublier le boulot. Le castor a les yeux turgescents.

Quand le monstrueux lapin, qui profite de la stupeur de Stéphanie pour lui échapper des mains, plonge comme une fusée sous la table, je cède à un réflexe d'une grande stupidité: je me lève d'un bond, faisant tomber ma chaise derrière moi et manquant de justesse de partir à la renverse avec elle. Je réalise aussitôt ma bêtise et, pour sauver les apparences, je pivote en déséquilibre et me dirige vers Olive car il est grand temps de partir.

Elle s'est relevée et se frotte maintenant contre un arbre, comme une girafe qui se masturbe. Je la prends par les épaules, je tente de la maîtriser mais le délire lui donne des forces.

– Laisse-moi. Il fallait venir tout à l'heure. J'aime les arbres. J'aime les arbres. J'aime les arbres.

Je la serre dans mes bras de toutes mes forces, lui parle doucement à l'oreille, lui glisse discrètement un doigt dans la chatte et l'embrasse jusqu'à ce qu'elle se détende et reprenne son souffle. Elle accepte finalement de se détacher de l'arbre, de se laisser conduire vers la lumière, mais elle est secouée de convulsions nerveuses, ses lèvres tremblent, et je me dis qu'elle peut me frapper ou se sauver en courant d'une seconde à l'autre. Je vais l'emmener aux urgences psychiatriques de l'Hôtel-Dieu.

– On s'en va, Stéphanie.

– Mais vous n'avez rien mangé… Gilles? Tu es sûr, Titus?

Olive fait le tour de la table et embrasse tout le monde, patiente et épuisée. Même pour le castor, c'est une délivrance. Il reste sur ses gardes, comme les autres, et n'ose plus rien dire. Je me contente d'un petit signe de main vers chacun, puis nous suivons Stéphanie soulagée dans les couloirs de la maison. Malgré les circonstances, je ne peux m'empêcher de regarder autour de moi, par les portes entrouvertes, pour voir si le gros Rico ne me guette pas quelque part dans l'ombre.

Avant de sortir, Olive remercie au moins cinq ou six fois Stéphanie pour son invitation, son accueil, le repas qu'elle a préparé. Elle paraît sincère, hystériquement sincère. Elle me fait penser à Gena Rowlands dans Une femme sous influence. Je crois qu'elle s'appelait Mabel.

Je reste quelques secondes seul avec Stéphanie dans l'entrée, pour la remercier à mon tour et surtout pour nous excuser de ce départ précipité, ainsi bien sûr que de la confusion que nous avons semée. J'espère que nous n'avons pas gâché la petite fête.

– Non, dit-elle en souriant tristement. Maintenant, ça va nous faire un sujet de discussion, au moins.

Je la revois quelques années plus tôt, quand elle me demandait de la prendre par-derrière pendant qu'elle faisait la vaisselle dans le lavabo de sa chambre de bonne, pour se donner des frissons de ménagère soumise. Ça nous faisait rire.

Avant de refermer la porte sur moi, elle me dit:

– Fais attention quand même, hein. Ce n'est peut-être pas une fille pour toi, je ne sais pas. Enfin… sois prudent.

Dès que nous sommes seuls sur le trottoir, Mabel laisse ses nerfs se relâcher. Nous trouvons un taxi assez rapidement, du côté de Corvisart et, en m'installant près d'elle à l'arrière, je renonce à l'emmener à l'Hôtel-Dieu. Ce serait un abandon, une lâcheté, un pacte avec cette société frileuse et médiocre dont le seul carburant est la trouille, comme disent les rebelles énervés. La crise est passée. Jusqu'à la Seine, elle est même presque inconsciente sur la banquette, comme si tout son être se rechargeait, en veilleuse, après cette heure de surrégime. Quand nous passons devant le Louvre, elle m'explique qu'elle s'est conduite ainsi de manière tout à fait consciente, pour tenter d'apporter un contrepoids vivant à l'inertie soporifique de la soirée. Ces gens fades et raisonnables la désespèrent. Et comme d'habitude, elle ajoute:

– De toute façon, j'avais trop d'énergie dans le corps. Il fallait que ça sorte.

Mabel ne se rend pas compte de son décalage, de l'écart entre elle et le monde, elle ne voit pas le vide sous ses pieds. Je reste avec elle, je resterai toujours avec elle puisque c'est désormais dans ma nature, si l'on peut dire, mais je me demande ce qui va m'arriver.

Dans la nuit, avant de s'endormir la main sur ma bite, elle me reparle de mariage, d'enfant, de voyage à New York. Mais à son regard, au ton de sa voix, et après ce qui vient de se passer chez Stéphanie, je sens que ce n'est pas réellement par envie ni par ivresse amoureuse, mais plutôt par nervosité, par désespoir – comme on finit par poser toutes ses plaques sur un seul numéro, à la roulette, quand on a beaucoup perdu. Pourtant, je dis oui à tout. Oui nous allons partir à New York, oui nous allons nous marier, oui nous allons avoir un enfant. Je sais que je m'engage sur un chemin qui mène à une falaise mais, pour une raison qui m'échappe (et je me dis qu'il vaut mieux ne pas y réfléchir), je ne peux pas faire autrement. Après toutes ces années d'errance insouciante un peu partout, j'ai besoin d'aller voir ailleurs.