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Courage, Titus Colas. Après tout, il y a bien des gars qui font de longs voyages avec de la nitroglycérine dans la poche (par exemple les terroristes gravement malades de la tête). Il me reste un peu plus de deux semaines pour essayer de la rendre plus sereine et plus civilisée. C'est largement suffisant.

Le lendemain, je me réveille avec la même douleur à l'épaule que la veille, mais je n'ai pas l'esprit à m'en soucier: une tâche importante et délicate m'attend, entreprendre sérieusement sa remise en état. Dès le café servi («Non merci…»), je lui propose d'interrompre son traitement, peut-être quelques jours seulement, pour voir ce que ça donne. Elle hésite, se gratte énergiquement le menton, puis refuse. Elle préfère ne pas trop jouer avec la susceptibilité de ses nerfs, redoutant les réactions qu'elle pourrait avoir dans l'univers hasardeux de la vie quotidienne sans cette protection chimique. Moi aussi, à vrai dire, je redoute. Mais il faut bien tenter quelque chose. (Sous sa peau fine, ses nerfs m'observent d'un mauvais oeil.) Je me demande pourquoi on dit toujours qu'il faut bien tenter quelque chose. Ce n'est pas obligatoire, il me semble.

Finalement, c'est Bruno qui nous vient en aide, malgré lui – il pensait même nous jouer un sale tour, mais on se trompe parfois dans ses calculs. Depuis qu'Olive l'a quitté, il passe quotidiennement chez elle (car il possédait et a gardé un double de ses clés, bien entendu) et y reste quelques heures. Il ne l'y trouve jamais, du moins je crois, car elle dort toutes les nuits chez moi et ne remonte ses six étages qu'une fois par jour, pour se changer et redescendre aussitôt. À chacun de ses passages, il lui laisse des lettres, des mots qu'il disperse partout, des cassettes audio, des photos qu'il colle aux murs ou qu'il pose sur ses affaires et au dos desquelles il inscrit toujours un texte court pour la culpabiliser, la supplier de revenir ou la traiter d'ingrate et de petite pute. (Sur l'une des photographies, Olive pose dans un champ, appuyée contre une clôture. Sa chemise est déboutonnée, elle se touche un sein. Derrière elle, dans l'herbe, on voit un lapin.) Il ne repart jamais les mains vides. Peu à peu, il lui reprend tout ce qu'il lui a offert depuis quatre ans, en particulier les vêtements (il en emporte même certains qu'elle s'est achetés elle-même – tout est bon pour qu'elle se sente nue et perdue sans lui). On dirait qu'il a investi dans une affaire qui ne peut plus rien rapporter et qu'il décide à présent de reprendre ses billes. Sur l'un des mots qu'il lui écrit, il explique que c'est pour éviter que je mette mes doigts sales sur ces robes et les souille de mon sperme malsain (ces tenues sont sacrées, je suppose, car elles symbolisent l'amour, le beau, le pur). En réalité, je crois que c'est plutôt pour faire comprendre à Olive qu'elle lui doit tout – il a donc le droit de tout lui retirer s'il juge qu'elle n'est plus digne de sa bonté. Ça empeste le fameux «Je t'ai ramassée dans le caniveau, je peux t'y renvoyer quand je le décide».

Olive me raconte que, lorsqu'ils se sont rencontrés, il a jeté d'autorité, un jour qu'elle était sortie, tous les vêtements qu'il ne trouvait pas convenables, trop vulgaires pour celle qu'il allait désormais promener à ses côtés – une robe trop transparente, un short trop court. Ce qui signifiait clairement: «Maintenant tu m'appartiens, tu vis selon mes règles. Et ne te méprends pas: si je fais ça, c'est pour ton bien.» Il s'est débarrassé également de toutes les photos que d'autres avaient faites d'elle jusqu'alors, dont certaines auxquelles elle tenait. Pendant quatre ans, il a tenté de la façonner comme il le désirait, distribuant punitions quand elle fautait et bons points quand elle semblait enfin raisonnable, alternant savamment les interdictions strictes et les permissions généreuses, l'encourageant à devenir plus adulte, plus indépendante, plus active, tout en lui faisant constamment sentir qu'elle était puérile, oisive, inconstante, et qu'elle avait besoin de lui. Pour lui mettre les points sur les i, il a même poussé la bassesse jusqu'à noter méticuleusèment chaque franc qu'il lui «avançait» en guise d'argent de poche. Aujourd'hui, tout en sachant qu'elle n'a pas un sou, il lui réclame le remboursement de la somme totale, vingt-huit mille francs. Manifestement, elle l'a déçu. C'est du moins ce qu'il tente pitoyablement de lui faire croire.

J'ai du mal à comprendre qu'elle ait pu se laisser manipuler par ces ficelles grossières. Celle qu'on a piégée ainsi ne peut pas être la même personne que celle que je connais. Quand je lui en parle, elle me dit:

– J'avais peut-être besoin qu'on me domine, qu'on me réprimande et qu'on m'encourage. Cette histoire du père… Mais ne crois pas non plus que j'étais sa chose. Tu ne le connais que par ce que je te raconte, et j'ai sûrement tendance à rejeter les torts sur lui. En fait, j'ai été souvent odieuse, avec lui. Il se comportait parfois durement avec moi, mais je le méritais.

Elle me reparle des crises de rage qu'elle piquait et qui pourrissaient la vie de Bruno. Elle m'explique qu'elle se mettait dans de tels états par impuissance, pour avoir le sentiment d'exister.

– Je me sentais si inférieure à lui…

Je respire lentement par le nez et fouille avec le plus d'objectivité possible dans mon petit réservoir de psychologie, mais je n'y trouve vraiment pas grand-chose qui puisse m'aider à ôter cette expression ahurie que j'ai sur le visage. Car si on va par là, si elle est inférieure à ce lourdaud, tout est possible dans le monde, les moutons courent plus vite que les guépards et on n'a plus qu'à ranger ses affaires.

Mais n'étant pas très futé, Bruno ne comprend pas qu'en lui retirant tout ce qu'elle avait avec lui, il ne lui fait pas regretter de l'avoir quitté – elle s'en moque, de ses robes, et penser qu'elle va se sentir désemparée sans elles au point de faire marche arrière est bien naïf. Au contraire, elle peut désormais s'éloigner de lui plus librement et recommencer ailleurs, comme un serpent qui vient de muer.

Peu de temps après le concert à la Villette, Olive oublie chez elle la trousse qui contient ses médicaments. Le lendemain, elle a disparu. Beau geste. Quand il a senti qu'il ne réussissait plus à la maîtriser, Bruno lui a tapé dessus. Maintenant, avant qu'elle ne soit définitivement hors d'atteinte, il essaie carrément de la débrancher. Pour qu'il en arrive à une telle abjection, il doit réellement souffrir (à ma place, certains penseraient sans doute quelque chose d'assez trivial, comme «Bien fait pour sa gueule»; étant donné que j'ai pour une fois l'occasion d'y être, à ma place, je ne vais pas me gêner).

Grâce à lui, Olive se retrouve donc brusquement livrée à elle-même. En quelques jours à peine, son état s'améliore. Ce n'est qu'une apparence, mais elle paraît recouvrer un peu de gaieté et d'insouciance, ses débordements d'énergie se font de moins en moins spectaculaires et inquiétants, elle parle davantage, elle semble de nouveau avoir envie de regarder autour d'elle. Le psychiatre qui lui a prescrit le traitement était certainement un faux (en caleçon dans le placard, ligoté et bâillonné, le vrai devait gémir et se tortiller en ouvrant de grands yeux affolés, mais elle ne l'a pas entendu).

Au bout de trois jours, Bruno rapporte la trousse chez elle, montrant ainsi un soupçon d'humanité déconcertant (me serais-je trompé sur son compte?), mais il est frop tard: le bien est fait. D'une certaine manière, il a effectivement réussi à la débrancher. Nous allons pouvoir partir à New York dans de meilleures conditions. J'ai de plus en plus mal à l'épaule, la douleur descend dans le bras et ne s'estompe qu'une ou deux heures après le réveil, mais ce n'est pas ça qui va m'empêcher de profiter de notre séjour là-bas. J'ai de drôles de petits boutons rouges sur les jambes mais ça peut arriver à tout le monde. J'ai vu plus d'une centaine de lapins dans un dessin animé à la télé, mais c'est courant. Deux des six fourchettes à manche vert sombre que j'ai achetées il y a dix ans viennent de disparaître en quelques jours (c'est pour le moins mystérieux car: comment peut-on perdre une fourchette? – surtout quand on ne va jamais, absolument jamais en pique-nique), mais je ne vois pas le rapport. Je vais passer quinze jours à New York avec la femme que j'aime, c'est le principal. Je n'attends rien de plus de la vie.

Si, quand même. Je voudrais que la vie, qui ne manque ni de moyens ni d'influence et à qui ça ne coûterait pas grand-chose (moi ou un autre, je ne vois pas ce que ça change pour elle), manigance un truc pour qu'Olive aille de mieux en mieux et que, portée par son enthousiasme et par mon amour pour elle, elle m'aime elle-même. Ce serait impeccable. J'ai l'impression que ce n'est pas mal parti car elle a calculé qu'elle était en période d'ovulation et m'a proposé de la baiser quatre fois hier. Et pas une seule «dans les fesses», ce qui veut tout dire. Elle veut un enfant de moi ou je ne m'y connais pas. Elle me le dit, d'ailleurs. Ce n'est pas une preuve, mais tout de même un indice.

À chaque fois que je passe devant ma plante verte, je pense à la jupe en velours côtelé qui se trouve en dessous. Mais je n'en parle pas à Olive.

Deux jours avant notre départ, je décide d'aller consulter le détective du corps car je suis à présent couvert de points rouges du haut des cuisses jusqu'aux chevilles. Je n'ai aucune idée de ce que ça peut être, mais je pense que si une centaine de moustiques japonais avaient choisi mes jambes comme décor pour jouer un remake miniature de Pearl Harbor en costumes d'époque, le résultat serait à peu près identique. Ce n'est ni douloureux ni particulièrement alarmant, mais tout est prêt pour le voyage, les billets sont dans nos poches, l'appartement d'une institutrice en vacances nous attend dans l'East Village (361, 10"' Street, between Avenue B and Avenue C, mélodieuse adresse), il serait dommage de tout gâcher sur place pour quelques malheureux moustiques amateurs de grand spectacle. De toute manière, même si l'on ne tient compte que de l'aspect esthétique, ce n'est pas ce que je recherche. Je vais passer quinze jours aux États-Unis avec une bombe (dans tous les sens du mot, d'ailleurs), je me représente parfaitement l'appartement climatisé, sanctuaire d'ombre et de fraîcheur au cœur de l'enfer irrespirable de New York en plein été, je me vois déambuler nu dans le vaste salon, me diriger d'un pas nonchalant et lascif vers le grand frigo blanc, proposer un soda glacé à Olive, qui lit Faulkner alanguie sur le divan de cuir, nue elle aussi (orange ou cactus amer, le soda?), la porte du frigo se referme presque toute seule avec un clapotement cotonneux, je passe une main dans mes cheveux, je m'approche d'elle, sans me presser, les jambes toutes rouges – non.

En pénétrant chez le médecin, je croise une mère en pleurs avec une petite fille qui porte un tee-shirt Buggs Bunny, mais j'en ai vu d'autres. La secrétaire m'accueille avec un sourire élastique, se lève sans contracter un seul de ses muscles, m'étourdit d'opulence crémeuse et me mène par le bout du nez jusqu'à la salle d’attente, déserte. Parfait. Je peux enfin m'emparer d’un Elle. Je choisis celui sur lequel Linda Evangelista figure en couverture. Je l'ouvre au hasard, tombe sur la recette du lapin en gibelotte, le referme, le repose sur la table basse et me tapote les lèvres du bout des doigts. Le médecin arrive vite, élégant et détendu, prêt à résoudre sa dixième énigme de la journée.

– Alors, monsieur Colas, on a descendu la fripouille? Mais on n'en finit jamais, hein? Qu'est-ce qui vous tracasse, aujourd'hui?

Quand je lui montre mes jambes, allongé sur la table d'auscultation, il reste un long moment perplexe et se masse le menton d'un air soucieux. Je ne sais pas quoi faire, je n'ose pas interrompre ses réflexions, je fixe la lampe posée sur son bureau mais elle n'a rien de spécial. Finalement, il secoue la tête et déclare d'un ton affligé:

– Je sèche. Rien, le vide. Vous avez de la moquette, chez vous, monsieur Colas?

– Non…

– Manqué. Ça doit quand même être le boulot de parasites quelconques, ça. Une allergie, peut-être?