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En quelques coups de téléphone, tout est arrangé. Nous partons dans trois jours. Et grâce à cet horizon clair et proche, ces trois jours d'attente stérile à Paris passent sans encombre: Olive n'est pas précisément hilare et bondissante, mais la perspective du départ la soulage et la réjouit. Elle se lève de bonne humeur, se lave tous les matins, discute presque gaiement avec les habitués du Saxo et, le soir, mange comme une tigresse blonde dans les restaurants du quartier. Nous essayons à nouveau de faire un enfant. Elle est inquiète car à la suite d'une grossesse extra-utérine, il y a deux ans, on a dû lui enlever une trompe. D'une part elle craint d'avoir un nouveau problème de ce genre, d'autre part elle finît par se demander si «ça fonctionne encore». Je suis plus confiant qu'elle.

Dans un bar de l'avenue de Clichy, j'oublie mon chéquier sur le comptoir en partant. Nous revenons le lendemain matin mais personne ne l'a vu, évidemment. Ça m'apprendra à picoler ailleurs qu'au Saxo. Ce n'est pas bien grave. Juste un chéquier de perdu. Qu'est-ce que c'est, un chéquier? Rien. Je fais opposition tout de suite et j'utiliserai ma carte de crédit en attendant d'en recevoir un autre. On prend les cartes de crédit partout, de nos jours, même en Bretagne.

Je perds également ma veste, dans une fête où nous passons brièvement la veille de notre départ pour Rennes, mais elle était si usée qu'il est possible qu'elle se soit dissoute sous le poids des autres vêtements entassés sur le lit de notre hôte (et si on me l'a prise, vu son état, ce ne peut être qu'une erreur).

Ces disparitions ne me dérangent pas beaucoup (pas plus que celle de mes fourchettes, même si celle-ci me déconcerte au point que je ne me risque jamais à y penser plus de trente secondes (ce qui est impossible est impossible, c'était jusqu'alors l'une de mes seules certitudes)), mais il est apparemment temps que nous partions d'ici car tout semble fondre autour de nous, comme sur une image de film arrêtée trop longtemps devant la lumière du projecteur. Tout semble fondre autour de moi, du moins. Même les lapins se volatilisent, derrière la palissade. Avant notre départ à New York, j'avais déjà l'impression que leur nombre avait diminué. Cette fois ça ne fait plus aucun doute: ils ne sont plus que trois dans l'enclos, les deux gros et un petit blanc. Je me dis un moment que les autres doivent se cacher quelque part, mais je me poste à la fenêtre plusieurs fois par jour et n'en vois jamais d'autre que les deux gros et le petit blanc. Qu'il y ait un ou deux rejetons timides ou introvertis sur une portée, d'accord, de nombreuses histoires pour enfants en témoignent – mais cinq ou six, ce n'est pas concevable. J'envisage également la possibilité que les plus précoces aient déjà quitté leurs parents pour se lancer à l'assaut du monde, mais alors je ne peux m'empêcher de me représenter l'enclos comme une sorte de base de reproduction, de camp d'entraînement où seraient formés les lapins destinés à partir, non pas forcément à l'assaut du monde, mais d'un type à qui ils en veulent particulièrement, par exemple. C'est possible. Je m'attends à tomber sur eux d'un jour à l'autre dans la cage d'escalier de mon immeuble. La seule chose qui me rassure, c'est que je ne vois pas comment ils pourraient trouver le moyen de sortir de leur caserne. À moins qu'ils ne soient vraiment très costauds. Presque volants. Non, le plus rassurant est de considérer qu'ils sont morts. C'est triste pour eux et dommage pour la Beauté de la Nature, mais je n'y peux rien (avant New York, Valérie du Saxo m'a conseillé, avec le plus grand sérieux, d'escalader la palissade, de les attraper, de les mettre dans des cages et de les apporter à la SPA). Moi aussi, j'ai des amis qui sont morts. Ils n'ont pas voulu de mes carottes, tant pis pour eux – je parle des lapins.

Mon chat Spouque perd également quelque chose: l'appétit. Quand nous sommes rentrés, Thierry le barman m'a dit qu'il n'avait pas mangé grand-chose. C'est vrai: son Gourmet au foie et à la volaille ne le tente plus. J'essaie d'autres marques, d'autres goûts, en vain. Il n'accepte plus que du thon ou du jambon, mais ce n'est pas une nourriture très équilibrée. Ce n'est pas bon pour son hygiène de vie.

Dans le train, Olive est calme. Même si elle ne parle pas beaucoup, j'arrive désormais à deviner à peu près son humeur en étudiant ses mains, ses yeux, son teint, la position de sa tête. Et à cet instant, tandis que la campagne morte défile à toute vitesse derrière les vitres, je sais qu'elle n'a pas de pensées noires. Ou plus exactement, je sais qu'elle ne pense pas à l'avenir. Elle lit le dernier Bret Easton Ellis.

– C'est vide et infâme, j'aime vraiment ça.

À Rennes, au volant de la Clio bleue que nous avons louée, je lui demande l'adresse du docteur qui l'a violée le deuxième jour de sa fugue. Je suis moins violent qu'un papillon, mais lui casser toutes les dents et lui arracher le nez à la main (en glissant un doigt dans chacune de ses narines et en tirant vers le haut comme un barbare en crise) serait un plaisir intense – après Bruno, les aviateurs et les pompiers, je réalise qu'Olive est jusqu'à maintenant la seule personne pour qui je puisse, en tout cas virtuellement, me changer en destructeur sauvage. Mais elle prétend ne plus se souvenir de l'endroit où habitait le médecin.

Chez sa mère, il ne se passe pas grand-chose. Si ce n'est qu'Olive se comporte de manière tout à fait étonnante. Elle paraît normale. Ni agressive, ni exubérante, ni amorphe, ni provocatrice, ni effarouchée, ni affligée, ni spécialement joyeuse: rien. Je l'aime comme ça aussi – et ça me rassure, en quelque sorte: je m'aperçois que je ne l'aime pas pour son apparence, ses attitudes, son originalité flagrante et ses revirements inattendus, mais pour des raisons plus profondes, ou mieux, sans raison. Je l'aime sans raison. Cette découverte me comble de joie et de fierté car on dit toujours, partout et depuis des siècles, que c'est la seule manière d'aimer réellement les gens. Parfait, je suis enfin dans le vrai.

En entrant dans sa chambre de petite fille, que sa mère a conservée intacte, je suis surpris de constater qu'elle ressemble à n'importe quelle chambre de petite fille (si l'on ne tient pas compte de l'ordre militaire et de la propreté médicale qui y régnent et y ont toujours régné, sous la houlette dictatoriale de la mère – les franges du tapis parallèles au millimètre près, les poupées assises côte à côte contre le mur comme une brochette de fillettes punies, pas un grain de poussière nulle part, pas un livre qui dépasse de l'étagère). Toutes les personnes que je connais auraient pu passer leur enfance ici. Je m'attarde sur ses jouets, semblables à tous les jouets, et sur ses lectures: Une petite souris timide, Kati en Italie, Sissi jeune fille, Martine à l'école, Martine fait ses courses, Martine à la maison, Martine à la foire, Martine à la ferme, Martine au parc, Martine petite maman. C'est idiot, mais j'ai le plus grand mal à concevoir qu'une fille comme Olive ait pu débuter dans la vie comme n'importe qui d'autre.

Elle ne m'avait pas menti, sa mère est effectivement une personne étrange. Pleine d'humour et d'une grande gentillesse, elle semble ne plus pouvoir se raisonner ni se maîtriser quand elle aperçoit une goutte d'eau sur l'évier ou un journal encore posé sur la table plus de dix secondes après qu'on l'a refermé. Dans ces moments-là, elle bondit sur l'erreur, la répare en tremblant et devient presque méchante. Mais on sent que c'est incontrôlable, et qu'elle s'en veut.

Elle ne cesse de rabaisser Olive, de lui expliquer qu'elle n'est capable de rien, qu'elle n'a jamais rien fait comme tout le monde et qu'elle n'ira nulle part en se comportant ainsi, c'est à peine si elle ne lui dit pas que, de toute façon, ces remarques et ces conseils ne servent à rien, changer serait maintenant inutile car tout est foutu depuis longtemps pour cette pauvre Olive. Mais là aussi, c'est visiblement plus fort qu'elle. Car elle aime sa fille. Elle la touche sans arrêt, la chatouille, lui caresse les cheveux, insiste pour la coiffer ou lui frotter le dos dans la baignoire, et même lorsqu'elle tente de l'enfoncer en lui démontrant qu'un emploi de serveuse de restaurant serait inespéré pour elle, elle contemple Olive comme si elle n'avait rien de plus précieux au monde.

Olive encaisse toutes les critiques avec un stoïcisme inattendu. Elle lève les yeux au plafond ou quitte la pièce en grognant quand sa mère va trop loin, mais jamais plus. Elle a l'habitude, elle a développé certaines défenses. Et j'ai le sentiment qu'à vingt-trois ans, elle commence à comprendre qu'on peut avoir des faiblesses. Que même si elles nuisent aux autres, elles sont presque pardonnables.

Je crois que je suis plutôt bien accepté (je fais tout pour: je laisse toujours mes chaussures à la porte, je nettoie, rince, sèche et range chaque verre aussitôt après l'avoir vidé, je vais fumer dehors, je me lave les mains sans arrêt – grâce à mon père, j'ai dix-huit ans d'entraînement dans les pattes). Je suis le monsieur qui vient de Paris, celui qui veille sur la gamine.

Un matin, Olive s'habille en putain élégante, pour faire plaisir à sa famille. Elle porte une robe de soie noire, fine et légère, flottante, des escarpins vernis noirs à très hauts talons, un porte-jarretelles et des bas couture. Elle a mis du rouge sombre sur sa bouche et du noir autour de ses yeux. En la voyant sortir de la chambre, sa mère gronde:

– Allons bon. Tu fais encore ta Pimprenelle…

Olive me présente toute la famille. Elle ne peut pas faire autrement. Grands-mères, oncles, tantes, cousins, cousines, frère et belle-sœur, tous habitent dans un rayon de cinq cents mètres et ont appris ma venue quelques minutes après notre coup de fil de Paris à sa mère. Là encore, je me tiens bien et je pense réussir à peu près l'examen de passage (l'une des grands-mères, celle qu'elle aime comme une mère et qui l'a accueillie à douze ans, demande toutefois devant moi à Pimprenelle si elle «fait la rue», en me toisant avec la conviction manifeste que je suis son mac). J'ai même le plaisir de voir son père, de passage dans le coin par hasard. Il est fort sympathique et très timide – mais face à lui, Olive se liquéfie. L'émotion lui tord le ventre, elle doit quitter un instant la table pour aller s'allonger.

Ce n'est pas une famille ordinaire. À l'image de la mère, chacun a au moins une particularité surprenante, un trait de caractère ou un défaut inhabituels qui donnent l'impression de se trouver devant une troupe de comédiens, un clan reconstitué dont chaque membre aurait été choisi sur casting par un metteur en scène peu soucieux de réalisme. Grandir entre eux n'a pas dû être simple. Ils sont tous étranges.

Comme je pouvais m'y attendre, j'ai vu des dizaines de lapins. Ça ne m'inquiète pas, car c'est normal à la campagne, mais il vaut mieux que je les oublie assez rapidement. Derrière chaque maison, je découvrais de nombreux clapiers. À l'intérieur, dans l'ombre, les bêtes collaient leurs gros museaux arrondis contre les barreaux.

Dans le train du retour, je grignote un sandwich fade et caoutchouteux, par gourmandise. En face de moi, en jean et en tee-shirt blanc troué, Olive lit Le Vin de la jeunesse, de Fante.

– C'est marrant, mais c'est trop bien-pensant. Ça me gonfle.

Je suis d'humeur légère. J'ai passé quatre jours intéressants, j'ai bien observé tout le monde, répondu poliment à toutes les questions, et Olive n'a tué personne, elle a même eu l'air de prendre un certain plaisir à ces retrouvailles familiales. Elle paraît apaisée, plus sûre d'elle, prête à continuer, comme tout le monde.

J'ai le sentiment de mieux la connaître, après ce court séjour au milieu de ceux qui ont constitué les repères, les piquets et panneaux de son enfance. Je comprends peut-être certaines choses. Moins de mystère, moins de questions, c'est aussi moins d'inquiétude, probablement. Je fais preuve d'un optimisme exagéré, je m'emballe pour un rien (comme si on pouvait pénétrer l'esprit de quelqu'un en passant quelques heures dans sa famille…), mais je crois que tout sera désormais plus simple.

En tout cas, de mon côté, ça s'arrange. Mes jambes reprennent progressivement leur allure d'origine, le kyste de mon poignet, après une période de stagnation, commence à dégonfler par miracle, et même mon épaule, sous l'effet fulgurant des anti-inflammatoires Calgon, retrouve une mobilité grisante. Je suis sur la bonne voie.