Nous allons rester un moment à Paris, Olive sera plus décontractée, si par hasard ce n'est pas le cas je resterai néanmoins serein, car je sais dorénavant que son instabilité provient essentiellement de son entourage d'origine, de ses débuts chaotiques dans l'existence, et que ses glissements vers l'ombre ne signifient pas qu'elle ne m'aime pas, qu'elle s'ennuie avec moi ou je ne sais quelle ânerie. De toute manière, si l'atmosphère devient vraiment trop tendue à Paris, nous pourrons toujours repartir quelque part dans deux ou trois semaines. C'est une façon de vivre comme une autre, après tout. Le mouvement.
Malheureusement, je me suis trompé. Dès notre retour, Olive perd de nouveau toute confiance en elle et toute envie de faire quoi que ce soit, malheureusement. Abattue ou irritable, elle s'enferme en permanence dans une bulle de détresse inexplicable. Et moi, malheureusement, je ne parviens pas, malgré une application mentale de chaque instant, à rester néanmoins serein. Les bonnes résolutions que j'ai prises dans le train ne servent malheureusement à rien, je continue obstinément à interpréter chacune de ses attitudes comme un signe qui m'est destiné, un message à décoder. Quand je devrais me contenter de penser «Elle n'est pas bien…», je ne peux me retenir d'ajouter «… avec moi». Car elle n'est pas dans cet état uniquement à cause de son enfance bancale. Il y a autre chose, malheureusement, c'est clair. Bruno? Je suis trop fade, trop superficiel, pas assez complexe, pas assez violent, pas assez vicieux, pas assez imaginatif, trop mou, trop casanier? Quand on bouge, Pimprenelle vit. Quand on «reste» ensemble, elle meurt. Elle n'est pas bien avec moi. Ça saute aux yeux. Non, je ne dois pas dire ça, je sais bien que c'est son tempérament, qu'elle a toujours été comme ça. Mais pourtant, l'évidence est là. Je ne la rends pas heureuse. Personne ne la rend heureuse. Moi non plus, mais le problème c'est qu'elle va me quitter. Non. Elle a passé trois ou quatre ans avec Pascal puis avec Bruno, qui ne la rendaient pas heureuse non plus. Tu parles d'une consolation. Je veux la rendre heureuse, moi. Pas heureuse, mais au moins détachée de ses tourments, à l'écart des précipices. Sinon elle va me quitter un jour ou l'autre. Mais qu'est-ce que je dois faire? J'essaie de rester le plus prévenant, le plus patient, le plus distrayant, le moins pesant possible. Je veux qu'elle soit bien. Je veux qu'elle soit bien avec moi. Car je peux prévoir et calculer tous azimuts, signer de beaux contrats avec moi-même, je ne serai jamais néanmoins serein si je la vois déprimée, malheureusement.
Absorbé par mes craintes, mes interrogations et mes efforts pour la ranimer, je ne pense pas à me demander si je suis bien avec elle. De toute évidence, je me répondrais non. Mais ce n'est pas grave. Je suis avec elle, ça suffit.
Une semaine plus tard, nous partons dans le Luberon. Son frère nous avait invités à passer quelques jours dans la maison de campagne qu'il possède là-bas, où il devait justement se rendre ces jours-ci avec femme et enfant. Sur le coup, nous avions décliné sa proposition – nous ne pensions pas repartir si vite – mais finalement ça tombe bien. Nous y restons trois jours, il ne se passe pas grand-chose. Olive est cependant plus paisible et plus ouverte qu'à Paris. J'ai peur de rentrer.
À peine revenus, nous recevons un coup de téléphone de Florence, qui nous informe d'une promo de dernière minute à Nouvelles Frontières. Deux aller et retour pour Le Caire ce week-end, à un prix ridicule. Elle nous appelle à tout hasard. Le ciel le lui rendra.
Au Caire, il ne se passe pas grand-chose. Mais c'est une ville fascinante, turbulente et poussiéreuse. Olive est émerveillée par ses habitants, ses bâtiments, étourdie par le tumulte. Le week-end passe très vite.
Ça ne marche pas. À chacun de nos retours, Olive replonge dans son malaise un peu plus rapidement que la fois précédente. L'élan que lui donnent nos séjours loin de Paris est de moins en moins efficace, la dynamique n'agit presque plus: la force qui la freine à l'arrivée prend trop vite le dessus. Il serait ridicule de continuer à essayer de sauver la situation ainsi. Ce n'est pas possible. Je me vois comme un lévrier en train de courir de plus en plus vite après un lapin mécanique, disons plus sagement un renard ou un cochon mécanique dont la vitesse augmente proportionnellement à la mienne. C'est comme les calmants. Plus on en prend, plus on s'y habitue et plus il faut en prendre. La seule solution serait de passer notre vie en voyage. Or ce n'est pas possible. C'est moi qui me mettrais à déjanter, car j'ai besoin de repères fixes (n'oublions pas que je suis une girouette) – j'imagine Olive acceptant gentiment de me ramener de temps en temps à Paris pour que je revive, puis de plus en plus souvent, jusqu'à ce que nous nous y installions de nouveau, et ainsi de suite. De plus, je ne sais pas ce que je ferais de mon chat. Enfin il faut bien que je travaille, je ne suis pas millionnaire. Or donc ce n'est pas possible.
Nous allons rester à Paris. (Je vais bientôt me rendre compte que ce n'est pas possible non plus.) Nous allons rester à Paris, on ne peut pas en mourir. On verra bien ce qui arrivera, comme disent ceux qui n'ont rien à perdre. Olive ne tient qu'à un fil mais c'est parfois suffisant. Je ferai tout pour entretenir ce fil, voire pour en tisser d'autres si je suis en forme, je ferai tout pour lui changer les idées. Parallèlement, il faut aussi que je fasse tout pour ne pas déjanter. Car même en restant sur place, même entouré d'une multitude de repères fixes, on n'est jamais à l'abri.
Vendredi soir, moins d'une semaine après notre retour du Caire, je dois dîner chez Morag-Ann, une amie qui habite depuis peu dans le quartier et que je n'ai pas vue depuis longtemps, comme la plupart de mes amies. Je m'y rends seul car Olive passe la soirée en tête à tête avec Tatiana, la seule femme dont elle se sente réellement proche. J'espère qu'elle saura mieux que moi l'aider à se relever (mais se relever de quoi? Quand je demande à Olive ce qui ne va pas, ce qui la met dans cet état de découragement, elle me répond: «Je ne sais pas. J'ai toujours été comme ça. Je peux donner le change en apparence, je peux sourire, je peux m'amuser, je peux danser, lire des livres et m'habiller comme si j'attachais de l'importance à mes vêtements, je peux faire la folle mais au fond de moi c'est toujours pareil. Je suis triste. Au fond de moi, rien ne m'intéresse, rien ne me fait envie. J'ai toujours ressenti ça, depuis aussi longtemps que je m'en souvienne, et je n'arrive pas à combler ce vide au milieu. Quand tu me vois joyeuse, ce n'est pas que j'oublie, c'est que j'ai assez de force ou de volonté pour jouer la comédie. Mais à l'intérieur, ça ne change pas. Je me suis demandé d'où ça venait, bien sûr. C'est difficile à expliquer. Tout me paraît inutile. Que je fasse des choses "importantes" ou des choses sans conséquence, tout me paraît inutile. Ce n'est pas une grande découverte, tout le monde sait ça, tout le monde sait que rien ne sert à rien sur terre, que l'humanité n'a ni sens ni but, mais certains parviennent à ne pas y penser ou même à se faire croire le contraire, d'autres se servent justement de cette constatation pour vivre avec plus d'insouciance. Moi j'en suis incapable. Je suis comme quelqu'un qui se lève tous les matins à six heures et qui bosse dans un bureau jusqu'à la tombée de la nuit en sachant qu'il ne sera pas payé à la fin du mois. Ça me désespère. Je ne peux pas faire comme si de rien n'était. De temps en temps, je me laisse emporter, mais malheureusement ça ne dure jamais longtemps. Quand j'arrive dans une soirée où les gens sont gais, par exemple, je me sens bien pendant cinq ou dix minutes. Mais très vite, cette sensation d'inutilité – cette impression que ce ne sont que des actes de diversion – me reprend. Je me mets à détester tous ces gens creux. Et je ne réagis pas comme ça seulement face à ce qu'on appelle les plaisirs. Tout me fait le même effet. S'engager activement dans la lutte contre la misère, écrire un livre ou élever des enfants, tout ça me paraît aussi vain et dénué de sens. Je suis loin d'être la seule à considérer l'existence de cette manière, c'est l'une des premières choses que l’on comprend en sortant de l'enfance, ou même dès l'enfance, je me doute qu'il faut "s'y faire" mais ma raison est impuissante. Le plus bizarre, c'est que j'aime la vie, si on peut dire. Je serais la dernière à me tirer une balle dans la tête. Je pense et me comporte comme si j'attendais autre chose… mais je sais qu'il n'y a rien d'autre. Je suis prise au piège, je suis coincée ici. Tout le temps triste, sans espoir. Rien ne m'intéresse. Rien du tout. Je n'aime personne.» Qu'est-ce que je peux faire, moi, Titus Colas? Une seule chose importe pour moi: le bien-être d'Olive. Je connais la cause de ses problèmes, je vois cette cause, je peux la toucher, mais je suis incapable de la supprimer. Il y a cette petite boule de désespoir au fond d'elle depuis des années, elle me la décrit et me la montre, mais ni elle ni moi ne pouvons agir dessus. Je préférerais n'importe quelle autre explication plus douloureuse. Là, je suis coincé, moi aussi. Je ne peux qu'essayer de patienter, de faire avec.) Avant de partir chez Morag-Ann, je jette un coup d'œil par la fenêtre: ce que j'ai constaté hier se confirme, il ne reste plus maintenant qu'un lapin derrière la palissade, le gros blanc. C'est sans doute le père, le chef et dernier survivant de cette colonie éphémère. Même la mère, la robuste mère, celle qu'on appelait «la Vieille», a succombé, le laissant seul et tragique. De quoi sont-ils morts? De faim, d'ennui, d'asphyxie? Et où sont leurs cadavres? Ils ont disparu un à un sous mes yeux sans que je puisse intervenir – je n'ai rien tenté pour les sauver, mais ça se passe souvent ainsi: on voit quelque chose s'éteindre devant soi et on sait qu'on ne peut rien faire. Qu'est-ce que je pouvais faire? Je suis embêté, avec ces lapins. Qu'ils se multiplient ou disparaissent, j'interprète ça comme un mauvais présage. Je sonne chez Morag-Ann. Elle m'ouvre, elle est petite et jolie, pas très en forme en ce moment, me dit-elle. Sa fille part aussitôt jouer chez la voisine, je m'installe sur le canapé pendant qu'elle va chercher des verres et du whisky. C'est la première fois que je viens chez elle – elle a emménagé récemment, elle vivait depuis six ans avec le père de la petite. C'est un bel appartement. Je regarde autour de moi, les meubles, les tapis, les livres, les affiches et les objets ramenés d'ici ou là. Tout semble à sa place, tout a été bien choisi – élégant, original, juste – mais l'ensemble procure un sentiment indéfinissable (et embarrassant) de souffrance cachée, d'inutilité, de solitude arrangée. Soudain, je tourne la tête et aperçois enfin ce que j'aurais dû remarquer dès mon premier pas dans la pièce – je résistais inconsciemment, sans doute. Sur le mur qui se trouve à ma droite est accroché un grand tableau, d'environ deux mètres de large sur un mètre cinquante de haut. Sur fond coloré, indistinct, il représente un immense lapin mort, couché sur le côté. Un lapin de deux mètres, les yeux fermés, la bouche ouverte, les pattes molles et le ventre gonflé. C'est répugnant. J'ai demandé à Morag-Ann si elle avait préparé quelque chose à dîner, elle m'a répondu que non, elle comptait téléphoner à un traiteur libanais, j'ai dit que je préférais manger dehors, si ça ne la dérangeait pas, parce que je n'aime pas trop la nourriture libanaise, ni la pizza, non, nous sommes donc partis au restaurant et je ne suis pas remonté boire un verre chez elle car je devais retrouver Olive chez moi, elle n'aime pas rester seule. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive. Personne ne peut dire que je suis en train de perdre la tête, je suis certain de ne pas perdre la tête: je ne les invente pas, ces lapins qui surgissent de toute part. Ce ne sont pas des hallucinations. Ça n'a rien à voir avec un quelconque délire. Je ne cours pas après, non plus. Qui oserait prétendre que je suis allé chez Morag-Ann ce soir par masochisme inconscient, car je pressentais que j'y trouverais un grand lapin mort? Quant à la parade dite «de la coïncidence incroyable», il y a longtemps que je n'y songe plus. Deux, trois, quatre lapins, passe encore. Mais des lapins à tous les coins de rue et à tous les étages, je suis désolé, non. Et pourtant si. Ma vie grouille de lapins. Les faits sont là, on ne peut rien contre les faits. Pendant qu'Olive flotte dans un état d'absence qui ne s'améliore pas mais ne s'aggrave pas non plus, transformée en une sorte de vapeur humaine sur laquelle je ne peux pas m'appuyer, je me mets à tournoyer de plus en plus vite sur moi-même à la recherche d'une issue, d'une direction sûre, mais tout se dérègle autour de moi sans que je puisse exercer la moindre influence sur rien. Mon chat, qui refusait toutes les boîtes que je lui proposais, vient de trouver un goût qui lui convient. J'achetais chaque jour trois ou quatre variétés différentes de pâtées, j'ai essayé des terrines ou des mousses au foie et aux rognons, à la volaille, au poulet, à la dinde, au canard, au saumon, au thon, au bœuf, au gibier, à l'agneau, à tous les animaux possibles, et le jour où je me suis résigné la mort dans l'âme à laisser tomber dans son assiette toute une boîte d'immonde terrine au lapin, elle n'en a fait qu'une bouchée. Ça ne m'a même pas étonné. Mon chat ne veut plus manger que du lapin. Du Whiskas au lapin. Et je continue à en voir partout, des lapins, à la télé, dans les livres, dans les journaux, sur les affiches, sur les tee-shirts des enfants – j'essaie de me raisonner, de me dire que tout le monde voit ces lapins et que j'y attache une importance démesurée simplement parce que je les guette avec angoisse, mais je me trouve pathétique à m'entêter ainsi, à me voiler ainsi la face. Et les fourchettes qui disparaissent? C'est comme ça dans toutes les cuisines? Une quatrième s'est évaporée dans le tiroir, il ne m'en reste que deux – une pour Olive, une pour moi. C'est parce que je guette leur disparition avec angoisse qu'elles passent discrètement dans l'autre monde? On me les vole? Qui? Je les jette à la poubelle par étourderie? Elles ont glissé sous une armoire? Où sont-elles? Ça n'a aucun sens. UNE FOURCHETTE NE PEUT PAS S'ENVOLER. Rien ne peut s'envoler, d'ailleurs. Hormis les oiseaux, mais je n'ai pas d'oiseaux. Après le chéquier, j'ai perdu mes papiers et ma carte de crédit, qui se trouvaient dans la poche intérieure de ma veste. Je les avais un soir à vingt-trois heures, dans un restaurant près des Batignolles, je ne les avais plus le lendemain à midi. Nous sommes sortis du restaurant, nous sommes rentrés à pied, nous nous sommes couchés, nous nous sommes levés, ma poche était vide. Évidemment, je ne soupçonne pas Olive. On peut me les avoir subtilisés sur le trajet entre le restaurant et l'appartement, je veux bien que les pick-pockets soient de plus en plus habiles (la précarité fait rage, il faut s'adapter et développer des techniques toujours plus ingénieuses), mais les trottoirs étaient quasiment déserts et si une bonne sœur à l'air louche m'avait percuté, je m'en souviendrais. Dans les jours qui suivent, un Zippo que m'avait offert une amie qui s'est suicidée depuis, de belles lunettes que j'avais trouvées à New York, la photo du travesti qui m'a hébergé lors de mon arrivée à Paris et un carnet de tickets de métro que je venais d'acheter se sont également dématérialisés. Mon amour obsessionnel pour Olive me rend peut-être distrait, mais il y a des limites (je crois). Toujours à la rubrique des disparitions, il n'y a plus rien derrière la palissade, le père des lapins est mort. Et je ne vais pas beaucoup mieux que lui. Je me suis retourné un ongle en ouvrant l'œuf de plastique jaune d'un Kinder. Bon, je suis trop nerveux. J'ai des douleurs d'estomac en permanence. Bon, je somatise, Olive me cause bien du souci. Je me réveille un matin avec une cheville enflée. Je ne peux presque plus poser mon pied par terre. J'ai dû dormir avec la jambe de travers, ce n'est pas un drame, j'achète une bande à la pharmacie. Le lendemain, c'est l'autre cheville qui saute, et quarante-huit heures plus tard, les deux genoux ensemble. Personne n'a jamais eu l'air aussi ridicule, j'ai quatre bandages aux jambes, je marche comme sur des échasses fragiles, et tout ça pour rien, SANS RAISON. Même le détective est dépassé (il ôte son chapeau et s'éponge le front du dos de la main en poussant un long soupir), il se contente de parer les coups comme ils arrivent en me prescrivant des pommades et des cachets, sans plus se poser de questions. Tout s'arrange par magie, mon kyste, mes plaques rouges, mon épaule, mon ongle, mon estomac, mes chevilles et mes genoux, mais je ne comprends même pas comment, tout se détraque et se répare SANS RAISON. Il me semble qu'il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, constater puis tenter de rafistoler, il me semble que je tombe en ruine. J'en ai marre. QU'EST-CE QU'ELLE A, MON HYGIÈNE DE VIE? Je me raccroche aux hypothèses les plus farfelues. Je sais que c'est n'importe quoi, mais je ne veux pas sombrer sans au moins faire semblant de réagir ou de savoir pourquoi. (Avant d'être exécutée, Mata Hari – qui n'avait vraiment pas grand-chose à se reprocher, contrairement à ce qu'on s'acharne bassement à nous faire croire («le type même de l'espionne sournoise et dangereuse», quelle honte) – a écrit: «Je tomberai avec un sourire de profond mépris.» Comment a-t-elle fait? Je n'y arriverai pas, moi. Je suis absolument innocent (du moins je l'espère, je vais réfléchir), je suis attaqué de tous côtés SANS RAISON, on est en train de m'abattre (je ne sais même pas qui ou quoi), je ne me fais pas d'illusion: je sais que je n'aurai pas suffisamment de détachement ni de force de caractère pour tomber avec un sourire de profond mépris. Ce serait assez beau mais ce n'est pas dans mes moyens.) Aveuglé dans la tourmente, incapable de m'orienter ni de rien distinguer de précis autour de moi, je repense à mon matériel biologique. Car je suis obligé de remarquer que tous ces problèmes ont débuté lorsque j'ai rencontré Pimprenelle, c'est-à-dire lorsque mon matériel biologique s'est soudain développé. De là à imaginer qu'il est devenu si abondant, si dense et si actif qu'il pompe l'énergie de tout ce qui m'entoure (y compris de mon corps, car mon corps m'entoure), qu'il dérange l'équilibre atomique de la réalité environnante, il n'y a qu'un pas – un pas que seuls franchiraient les plus frappés, c'est vrai, mais il faut admettre que je commence à leur ressembler étrangement. Tout serait faussé autour de moi à cause de ce qui se passe en moi. En théorie, ce n'est pas si bête, mais si je prononce à voix haute: «Étant donné que je suis amoureux d'Olive, mes fourchettes se volatilisent» ou «Je crains qu'elle me quitte, donc mon épaule se paralyse», ça me fait peur. En outre, même si je me force à croire en une logique paranormale, en une entité invisible qui tenterait de m'envoyer des signes, par exemple, ça ne m'est d'aucun secours. Tout ça n'a pas la moindre valeur symbolique, au premier comme au cinquième degré: il n'y a pas de rapport entre les lapins et l'amour, ni entre les fourchettes et l'inquiétude, ni même entre les lapins et les fourchettes. Obnubilé par mes mystérieux problèmes, je n'ai plus la disponibilité d'esprit nécessaire pour m'occuper de ceux d'Olive. Je vois bien qu'elle est malheureuse, mais d'une part, même si ça m'accable, j'ai désormais le sentiment que je n'y peux plus rien, d'autre part il me semble que son état reste stationnaire, tandis que je m'enfonce à toute vitesse – SANS RAISON. Je l'aime, elle m'aime, et c'est la débâcle. Chaque jour, il devient plus évident que nous ne pouvons pas continuer ainsi. Il faut trouver une solution, un projet, une autre voie, mais dès que je veux réfléchir, je bloque. Pourtant je ne suis pas le plus mauvais, en réflexion, mais là c'est vraiment dur. Même un génie à qui l'on dirait «Tu peux choisir n'importe quel côté de la pièce de monnaie, mais ni pile ni face» froncerait les sourcils. Si nous ne pouvons pas vivre à Paris et partir de temps en temps en voyage, ni passer notre vie en voyage, ni passer notre vie à Paris, on va avoir du mal à s'en sortir. La seule possibilité serait de nous séparer, mais ça n'arrangerait pas nos affaires, question histoire d'amour. De plus, je me détériore, c'est vrai, mais je ne vais pas quitter la femme que j'aime, la première femme que j'aime, parce que je vois des lapins apparaître et des fourchettes disparaître. On me prendrait pour un fou irrécupérable – et je ne pourrais rien dire pour me défendre, je devrais m'en tenir à un haussement d'épaules et une moue navrée qui confirmeraient les calomnies de mes détracteurs. Pourtant les jours passent, il faut agir vite. La pièce de monnaie est en train de tournoyer dans les airs, la pesanteur fait inéluctablement son œuvre, le génie serre les dents et devient tout rouge. Un matin d'octobre, après une nuit de dispute (j'ai trente-neuf de fièvre, une grippe ou autre, et Olive gémit parce que la vie l'ennuie – quel culot), elle trouve une idée. Une idée de génie. Elle veut partir quelque part, aller s'isoler avec moi n'importe où, pourvu que ce soit dans un endroit désert. Elle en a marre. Des gens, de l'agitation, de tout ce qui bouge. Elle ne supporte plus le mouvement, les visages qui passent, les paroles en l'air. Elle veut fuir sur le côté, s'éloigner de l'ensemble. Elle me demande de l'accompagner parce qu'elle m'aime, et qu'elle se pense incapable de vivre toute seule. Elle essaiera peut-être d'écrire, ou de dessiner, et même si elle ne fait rien, elle aura du moins l'impression que ce n'est pas grave puisqu'il n'y aura rien autour. Logiquement, dans un univers où il n'y a rien, rien ne peut être inutile. Elle dit qu'on ne songe jamais à ce genre de chose – partir sans raison, sans envie ni besoin particuliers, sans mobile touristique ni professionnel, partir simplement pour se déplacer, deux ou trois mois – mais puisque nous sommes en train de nous disloquer à Paris et que rien ne nous y retient, puisque parcourir le monde reviendrait trop cher et qu'aller vivre à New York ou à Lyon ne changerait rien au problème, pourquoi ne pas tenter la solution apparemment la plus absurde, celle qui n'offre ni les avantages de Paris ni ceux des voyages? Qu'avons-nous à perdre? Quand on a essayé toutes les colorations possibles pour ses cheveux et qu'aucune ne nous plaît, il faut être bien distrait pour ne pas penser à se raser la tête, ne serait-ce que pour voir ce que ça donne. Ça repousse, de toute façon. J'accepte aussitôt. (Si elle m'avait proposé de survoler l'Antarctique en ballon, histoire de prendre l'air, si elle avait dit n'importe quoi ce matin d'octobre, j'aurais accepté aussitôt.) J'aime la ville, le bruit, l'effervescence et la comédie quotidienne, tout ce qu'on peut juger superficiel, mais «je suis prêt à tout pour elle» (je le dis à voix haute en m'admirant dans la glace de l'armoire de ma chambre). À propos du jeune officier qu'elle aimait, Mata Hari écrivait: «Pour lui, je pourrais passer à travers un feu.» Ça je ne sais pas, mais je suis tout de même capable de passer à travers le périphérique et la campagne alentour et d'aller vivre quelques mois dans une maison à l'écart, pour Olive. De plus, elle a raison, nous n'avons rien à perdre. Au contraire. Et la perspective de m'isoler loin de tout avec elle m'enivre – Olive Sohn et Titus Colas se détachent du monde. C'est très simple. Je vais sous-louer mon appartement pendant trois mois, trouver une maison vide quelque part (il doit y en avoir des milliers en cette saison), j'emporterai mon ordinateur pour pouvoir travailler avec l'agence à distance car il faut tout de même garder les pieds sur terre, et nous nous enfermerons tous les deux au milieu du néant. J'en ronronne par avance. De plus, si elle a eu cette idée, c'est qu'elle m'aime. Ouf. Elle le dit, et ça ne peut pas être un mensonge: on ne décide pas de s'enfermer trois mois en tête à tête avec quelqu'un qu'on n'aime pas. Même, il me semble, si on sait qu'on n'assumerait pas une solitude complète. Certes nous ne pouvions plus rien faire d'autre, c'était la dernière porte qu'il nous restait à ouvrir, mais ça ne signifie pas qu'elle est condamnée. Au contraire. Même si c'est en désespoir de cause. Ça n'a rien à voir. C'est ça que faut voir. Nous réfléchirons de nouveau dans trois mois. Ou six, ou douze, ou vingt, rien ne nous force à revenir à la date prévue. Tout s'éclaire, tout s'arrange par magie. Le jour même, je téléphone à plus de dix personnes pour leur demander si elles connaissent des maisons à louer dans des lieux de type lunaire. Je laisse des messages sur tous les répondeurs. Mes amis sont formidabl