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e n'y songe plus. Deux, trois, quatre lapins, passe encore. Mais des lapins à tous les coins de rue et à tous les étages, je suis désolé, non. Et pourtant si. Ma vie grouille de lapins. Les faits sont là, on ne peut rien contre les faits. Pendant qu'Olive flotte dans un état d'absence qui ne s'améliore pas mais ne s'aggrave pas non plus, transformée en une sorte de vapeur humaine sur laquelle je ne peux pas m'appuyer, je me mets à tournoyer de plus en plus vite sur moi-même à la recherche d'une issue, d'une direction sûre, mais tout se dérègle autour de moi sans que je puisse exercer la moindre influence sur rien. Mon chat, qui refusait toutes les boîtes que je lui proposais, vient de trouver un goût qui lui convient. J'achetais chaque jour trois ou quatre variétés différentes de pâtées, j'ai essayé des terrines ou des mousses au foie et aux rognons, à la volaille, au poulet, à la dinde, au canard, au saumon, au thon, au bœuf, au gibier, à l'agneau, à tous les animaux possibles, et le jour où je me suis résigné la mort dans l'âme à laisser tomber dans son assiette toute une boîte d'immonde terrine au lapin, elle n'en a fait qu'une bouchée. Ça ne m'a même pas étonné. Mon chat ne veut plus manger que du lapin. Du Whiskas au lapin. Et je continue à en voir partout, des lapins, à la télé, dans les livres, dans les journaux, sur les affiches, sur les tee-shirts des enfants – j'essaie de me raisonner, de me dire que tout le monde voit ces lapins et que j'y attache une importance démesurée simplement parce que je les guette avec angoisse, mais je me trouve pathétique à m'entêter ainsi, à me voiler ainsi la face. Et les fourchettes qui disparaissent? C'est comme ça dans toutes les cuisines? Une quatrième s'est évaporée dans le tiroir, il ne m'en reste que deux – une pour Olive, une pour moi. C'est parce que je guette leur disparition avec angoisse qu'elles passent discrètement dans l'autre monde? On me les vole? Qui? Je les jette à la poubelle par étourderie? Elles ont glissé sous une armoire? Où sont-elles? Ça n'a aucun sens. UNE FOURCHETTE NE PEUT PAS S'ENVOLER. Rien ne peut s'envoler, d'ailleurs. Hormis les oiseaux, mais je n'ai pas d'oiseaux. Après le chéquier, j'ai perdu mes papiers et ma carte de crédit, qui se trouvaient dans la poche intérieure de ma veste. Je les avais un soir à vingt-trois heures, dans un restaurant près des Batignolles, je ne les avais plus le lendemain à midi. Nous sommes sortis du restaurant, nous sommes rentrés à pied, nous nous sommes couchés, nous nous sommes levés, ma poche était vide. Évidemment, je ne soupçonne pas Olive. On peut me les avoir subtilisés sur le trajet entre le restaurant et l'appartement, je veux bien que les pick-pockets soient de plus en plus habiles (la précarité fait rage, il faut s'adapter et développer des techniques toujours plus ingénieuses), mais les trottoirs étaient quasiment déserts et si une bonne sœur à l'air louche m'avait percuté, je m'en souviendrais. Dans les jours qui suivent, un Zippo que m'avait offert une amie qui s'est suicidée depuis, de belles lunettes que j'avais trouvées à New York, la photo du travesti qui m'a hébergé lors de mon arrivée à Paris et un carnet de tickets de métro que je venais d'acheter se sont également dématérialisés. Mon amour obsessionnel pour Olive me rend peut-être distrait, mais il y a des limites (je crois). Toujours à la rubrique des disparitions, il n'y a plus rien derrière la palissade, le père des lapins est mort. Et je ne vais pas beaucoup mieux que lui. Je me suis retourné un ongle en ouvrant l'œuf de plastique jaune d'un Kinder. Bon, je suis trop nerveux. J'ai des douleurs d'estomac en permanence. Bon, je somatise, Olive me cause bien du souci. Je me réveille un matin avec une cheville enflée. Je ne peux presque plus poser mon pied par terre. J'ai dû dormir avec la jambe de travers, ce n'est pas un drame, j'achète une bande à la pharmacie. Le lendemain, c'est l'autre cheville qui saute, et quarante-huit heures plus tard, les deux genoux ensemble. Personne n'a jamais eu l'air aussi ridicule, j'ai quatre bandages aux jambes, je marche comme sur des échasses fragiles, et tout ça pour rien, SANS RAISON. Même le détective est dépassé (il ôte son chapeau et s'éponge le front du dos de la main en poussant un long soupir), il se contente de parer les coups comme ils arrivent en me prescrivant des pommades et des cachets, sans plus se poser de questions. Tout s'arrange par magie, mon kyste, mes plaques rouges, mon épaule, mon ongle, mon estomac, mes chevilles et mes genoux, mais je ne comprends même pas comment, tout se détraque et se répare SANS RAISON. Il me semble qu'il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, constater puis tenter de rafistoler, il me semble que je tombe en ruine. J'en ai marre. QU'EST-CE QU'ELLE A, MON HYGIÈNE DE VIE? Je me raccroche aux hypothèses les plus farfelues. Je sais que c'est n'importe quoi, mais je ne veux pas sombrer sans au moins faire semblant de réagir ou de savoir pourquoi. (Avant d'être exécutée, Mata Hari – qui n'avait vraiment pas grand-chose à se reprocher, contrairement à ce qu'on s'acharne bassement à nous faire croire («le type même de l'espionne sournoise et dangereuse», quelle honte) – a écrit: «Je tomberai avec un sourire de profond mépris.» Comment a-t-elle fait? Je n'y arriverai pas, moi. Je suis absolument innocent (du moins je l'espère, je vais réfléchir), je suis attaqué de tous côtés SANS RAISON, on est en train de m'abattre (je ne sais même pas qui ou quoi), je ne me fais pas d'illusion: je sais que je n'aurai pas suffisamment de détachement ni de force de caractère pour tomber avec un sourire de profond mépris. Ce serait assez beau mais ce n'est pas dans mes moyens.) Aveuglé dans la tourmente, incapable de m'orienter ni de rien distinguer de précis autour de moi, je repense à mon matériel biologique. Car je suis obligé de remarquer que tous ces problèmes ont débuté lorsque j'ai rencontré Pimprenelle, c'est-à-dire lorsque mon matériel biologique s'est soudain développé. De là à imaginer qu'il est devenu si abondant, si dense et si actif qu'il pompe l'énergie de tout ce qui m'entoure (y compris de mon corps, car mon corps m'entoure), qu'il dérange l'équilibre atomique de la réalité environnante, il n'y a qu'un pas – un pas que seuls franchiraient les plus frappés, c'est vrai, mais il faut admettre que je commence à leur ressembler étrangement. Tout serait faussé autour de moi à cause de ce qui se passe en moi. En théorie, ce n'est pas si bête, mais si je prononce à voix haute: «Étant donné que je suis amoureux d'Olive, mes fourchettes se volatilisent» ou «Je crains qu'elle me quitte, donc mon épaule se paralyse», ça me fait peur. En outre, même si je me force à croire en une logique paranormale, en une entité invisible qui tenterait de m'envoyer des signes, par exemple, ça ne m'est d'aucun secours. Tout ça n'a pas la moindre valeur symbolique, au premier comme au cinquième degré: il n'y a pas de rapport entre les lapins et l'amour, ni entre les fourchettes et l'inquiétude, ni même entre les lapins et les fourchettes. Obnubilé par mes mystérieux problèmes, je n'ai plus la disponibilité d'esprit nécessaire pour m'occuper de ceux d'Olive. Je vois bien qu'elle est malheureuse, mais d'une part, même si ça m'accable, j'ai désormais le sentiment que je n'y peux plus rien, d'autre part il me semble que son état reste stationnaire, tandis que je m'enfonce à toute vitesse – SANS RAISON. Je l'aime, elle m'aime, et c'est la débâcle. Chaque jour, il devient plus évident que nous ne pouvons pas continuer ainsi. Il faut trouver une solution, un projet, une autre voie, mais dès que je veux réfléchir, je bloque. Pourtant je ne suis pas le plus mauvais, en réflexion, mais là c'est vraiment dur. Même un génie à qui l'on dirait «Tu peux choisir n'importe quel côté de la pièce de monnaie, mais ni pile ni face» froncerait les sourcils. Si nous ne pouvons pas vivre à Paris et partir de temps en temps en voyage, ni passer notre vie en voyage, ni passer notre vie à Paris, on va avoir du mal à s'en sortir. La seule possibilité serait de nous séparer, mais ça n'arrangerait pas nos affaires, question histoire d'amour. De plus, je me détériore, c'est vrai, mais je ne vais pas quitter la femme que j'aime, la première femme que j'aime, parce que je vois des lapins apparaître et des fourchettes disparaître. On me prendrait pour un fou irrécupérable – et je ne pourrais rien dire pour me défendre, je devrais m'en tenir à un haussement d'épaules et une moue navrée qui confirmeraient les calomnies de mes détracteurs. Pourtant les jours passent, il faut agir vite. La pièce de monnaie est en train de tournoyer dans les airs, la pesanteur fait inéluctablement son œuvre, le génie serre les dents et devient tout rouge. Un matin d'octobre, après une nuit de dispute (j'ai trente-neuf de fièvre, une grippe ou autre, et Olive gémit parce que la vie l'ennuie – quel culot), elle trouve une idée. Une idée de génie. Elle veut partir quelque part, aller s'isoler avec moi n'importe où, pourvu que ce soit dans un endroit désert. Elle en a marre. Des gens, de l'agitation, de tout ce qui bouge. Elle ne supporte plus le mouvement, les visages qui passent, les paroles en l'air. Elle veut fuir sur le côté, s'éloigner de l'ensemble. Elle me demande de l'accompagner parce qu'elle m'aime, et qu'elle se pense incapable de vivre toute seule. Elle essaiera peut-être d'écrire, ou de dessiner, et même si elle ne fait rien, elle aura du moins l'impression que ce n'est pas grave puisqu'il n'y aura rien autour. Logiquement, dans un univers où il n'y a rien, rien ne peut être inutile. Elle dit qu'on ne songe jamais à ce genre de chose – partir sans raison, sans envie ni besoin particuliers, sans mobile touristique ni professionnel, partir simplement pour se déplacer, deux ou trois mois – mais puisque nous sommes en train de nous disloquer à Paris et que rien ne nous y retient, puisque parcourir le monde reviendrait trop cher et qu'aller vivre à New York ou à Lyon ne changerait rien au problème, pourquoi ne pas tenter la solution apparemment la plus absurde, celle qui n'offre ni les avantages de Paris ni ceux des voyages? Qu'avons-nous à perdre? Quand on a essayé toutes les colorations possibles pour ses cheveux et qu'aucune ne nous plaît, il faut être bien distrait pour ne pas penser à se raser la tête, ne serait-ce que pour voir ce que ça donne. Ça repousse, de toute façon. J'accepte aussitôt. (Si elle m'avait proposé de survoler l'Antarctique en ballon, histoire de prendre l'air, si elle avait dit n'importe quoi ce matin d'octobre, j'aurais accepté aussitôt.) J'aime la ville, le bruit, l'effervescence et la comédie quotidienne, tout ce qu'on peut juger superficiel, mais «je suis prêt à tout pour elle» (je le dis à voix haute en m'admirant dans la glace de l'armoire de ma chambre). À propos du jeune officier qu'elle aimait, Mata Hari écrivait: «Pour lui, je pourrais passer à travers un feu.» Ça je ne sais pas, mais je suis tout de même capable de passer à travers le périphérique et la campagne alentour et d'aller vivre quelques mois dans une maison à l'écart, pour Olive. De plus, elle a raison, nous n'avons rien à perdre. Au contraire. Et la perspective de m'isoler loin de tout avec elle m'enivre – Olive Sohn et Titus Colas se détachent du monde. C'est très simple. Je vais sous-louer mon appartement pendant trois mois, trouver une maison vide quelque part (il doit y en avoir des milliers en cette saison), j'emporterai mon ordinateur pour pouvoir travailler avec l'agence à distance car il faut tout de même garder les pieds sur terre, et nous nous enfermerons tous les deux au milieu du néant. J'en ronronne par avance. De plus, si elle a eu cette idée, c'est qu'elle m'aime. Ouf. Elle le dit, et ça ne peut pas être un mensonge: on ne décide pas de s'enfermer trois mois en tête à tête avec quelqu'un qu'on n'aime pas. Même, il me semble, si on sait qu'on n'assumerait pas une solitude complète. Certes nous ne pouvions plus rien faire d'autre, c'était la dernière porte qu'il nous restait à ouvrir, mais ça ne signifie pas qu'elle est condamnée. Au contraire. Même si c'est en désespoir de cause. Ça n'a rien à voir. C'est ça que faut voir. Nous réfléchirons de nouveau dans trois mois. Ou six, ou douze, ou vingt, rien ne nous force à revenir à la date prévue. Tout s'éclaire, tout s'arrange par magie. Le jour même, je téléphone à plus de dix personnes pour leur demander si elles connaissent des maisons à louer dans des lieux de type lunaire. Je laisse des messages sur tous les répondeurs. Mes amis sont formidables, je reçois plusieurs réponses dès le lendemain. On me propose les Cévennes, la Picardie, l'Alsace, l'arrière-pays niçois, la Vendée. Finalement, c'est l'idée de Mirella, une pianiste de grand talent et une amie jamais absente, qui nous séduit le plus. Elle a visité une maison à Veules-les-Roses, en Haute-Normandie, dont le propriétaire est sympathique et peu exigeant, une maison plutôt spacieuse et libre quasiment toute l'année. Veules-les-Roses en hiver, me dit Mirella, c'est aussi peuplé que le Groenland. Et il y fait meilleur. Il pleut, mais ça n'a aucune importance. Tout colle, c'est exactement ce que nous recherchions. Et c'est un village agréable. Et en cas de problème, ce n'est qu'à deux heures de Paris. Et il y a la mer. J'appelle immédiatement le propriétaire: pas de problème. Nous pouvons nous y installer, pour trois mois ou plus, quand nous voulons. Olive me signe un chèque correspondant à la totalité de ce qui reste sur son compte, pour que je m'occupe de toutes les formalités financières, je demande au Saxo si quelqu'un est intéressé par la sous-location de mon appartement, Nassima et Thierry se proposent, il ne nous reste qu'à faire nos valises. Nous réalisons qu'il serait stupide qu'Olive garde son petit studio pendant notre absence. De l'argent perdu. Il faut se dépêcher, nous avons prévu de partir le 21 octobre, dans une semaine (le temps de refaire mes papiers et de recevoir ma nouvelle carte de crédit), et différer le départ nous paraît inenvisageable, pour une raison obscure. Sans se poser d'autres questions que celle du temps, nous organisons donc le déménagement en toute hâte. Étant donné qu'elle habite tout près de chez moi, nous jugeons inutile de louer un camion. Le transfert se fera à pied, avec l'aide des habitués du Saxo. Il nous faut quatre jours pour débarrasser de chez elle l'impressionnante cargaison d'objets, de meubles cassés, de souvenirs, de livres et de papiers en tout genre qu'elle a conservés depuis des années, et entasser le tout en vrac dans ma chambre, rapidement remplie, puis dans mon salon. Notre équipe s'active comme une colonie de fourmis blessées et courageuses, petits soldats sombres, courbés, têtes baissées: Denis (qui a de violentes douleurs au dos), Thierry (qui dégouline comme une éponge malgré le froid d'automne et serre les mâchoires pour oublier les crampes), Nicolas (qui sort d'une crise de foie, pâle et vacillant), Philippe (qui a la gueule de bois tous les jours jusqu'à dix-huit heures), Messaoud (fainéant comme une couleuvre), et d'autres font de leur mieux pour nous aider à transporter valises et sacs pleins sur les cinq ou six cents mètres (bornés par six étages d'un côté et quatre de l'autre) qui séparent nos deux appartements. Momo y gagne une cafetière, Youssef deux montres, Denis des livres d'histoire et Messaoud trois jeux de cartes. Je m'efforce de ne pas laisser traîner mes yeux dans les cartons de photos et de lettres que je dépose dans ma chambre, mais j'ai parfois du mal à les contrôler, mes yeux, comme toutes les autres parties de mon corps depuis un moment. Lors d'un de mes nombreux aller et retour, peinant sur le trottoir avec un sac dans chaque main et un troisième en bandoulière, les épaules disloquées, les reins en fusion et les jambes flageolantes, je repense aux oiseaux dont m'a parlé Olive dans un bar de New York: lors d'un de ses voyages en bateau, un marin lui a expliqué que c'étaient toujours les derniers qu'on voyait quand on s'éloignait vraiment de la terre. Au-delà, c'est l'océan, sans vie apparente. Je ne sais plus si elle m'a dit leur véritable nom, mais on les appelle, je crois, les oiseaux de non-retour. À cet instant, tandis que j'achemine toute la vie d'Olive vers chez moi, je suis sûr que si je levais la tête, je les verrais tournoyer au-dessus de moi. Mais après tout, ça n'a rien de si inquiétant. On peut considérer que ça n'annonce pas une fin, mais un début. Un changement d'élément. La comparaison paraît peut-être incongrue mais ça me procure la même sensation que lorsque je me suis coupé les poils du nez pour la première fois, avant de partir en Bretagne avec elle. Je me regardais dans le miroir de ma salle de bains, j'ai vu des poils dépasser de mon nez, c'était laid et angoissant – des poils qui sortent de l'intérieur de ma tête! Je n'avais pas le choix, il fallait couper. Mais pendant que les ciseaux travaillaient fébrilement à l'intérieur de mes narines, je me suis souvenu trop tard d'un axiome anatomique pourtant notoire et incontestable: «Tout poil coupé repousse plus vigoureusement.» Le poil est un ver froid, susceptible et invulnérable, qui punit sévèrement toute agression contre sa petite personne. J'allais avoir de plus en plus de poils dans le nez, des touffes noires et drues qui jailliraient continuellement de mes muqueuses nasales à vif. Je n'en verrais plus jamais la fin, je venais de commettre une erreur irréparable. De minuscules oiseaux de non-retour volaient en courbes gracieuses autour de mon nez. Mais soudain, j'ai vu mon regard s'adoucir dans le miroir. Pourquoi me faire du souci? Je ne vais pas vivre vingt mille ans. Il faudra désormais que je me coupe les poils du nez régulièrement, bon, d'accord, mais d'une part ce n'est pas très contraignant (trois coups de ciseaux et hop, rentre chez toi poil implacable, tyran de seconde zone), d'autre part ça ne durera pas une éternité. Je n'aurais qu'à passer une poignée de secondes devant une glace tous les quinze jours ou tous les mois pendant quelques années, celles qui me restent à vivre. Tu parles d'un drame. C'est en me coupant les poils du nez que j'ai compris que rien ne pouvait avoir de conséquences réellement graves, dans la vie. Olive emménage chez moi, voilà. Tout ce qu'elle possède sur terre est entreposé dans mon appartement. On peut continuer. Nous allons vivre ensemble pour de bon. Je ne demandais que ça, de toute manière. Après de nombreuses tournées générales au Saxo pour remercier nos valeureux porteurs et saluer convenablement la civilisation et ses acteurs, nous fourrons quatre valises, mon gros ordinateur, mon chat dans son panier, le matériel de dessin et d'écriture d'Olive, une quarantaine de livres qu'elle emporte ainsi que quelques objets dont elle ne se sépare jamais, dans la belle voiture de Taouf (elle ressemble à celle de James Bond), et deux heures plus tard nous sommes devant la maison de Veules-les-Roses. Nous prenons la clé chez le voisin le plus proche, un vieillard dont seuls quelques doigts bougent encore, et offrons un café à Taouf, dans la grande cuisine qui sera désormais la nôtre. Il repart dix minutes plus tard vers Paris: il a rendez-vous avec Thierry à dix-neuf heures au Saxo, pour aller à Vincennes, où il y a une belle réunion ce soir. En un battement de paupière, nous nous retrouvons seuls dans le silence. La maison est largement assez vaste pour nous deux. Nous installons nos affaires partout, pour envahir les lieux, puis nous sortons nous promener, histoire de ne pas nous enfermer tout de suite. II n'y a personne. Nous prenons un café et une bière dans le seul bar ouvert, le Café des Voyageurs, en haut du village. Un sexagénaire sans vie tient debout face à un verre de blanc au comptoir. Les patrons de l'endroit (François et Laurent, qui s'avéreront extrêmement sympathiques dans cet environnement hostile) nous accueillent avec gentillesse. Nous pourrons toujours venir nous réfugier ici en cas de problème. Avant de rentrer, nous longeons la Veules (le plus petit fleuve de France, dont la municipalité n'est pas peu fière) jusqu'à la mer – grise. À l'aller comme au retour, je constate avec plaisir qu'il n'y a pas un lapin dans tout le village – je n'en vois pas un, en tout cas, ce qui est encore plus étonnant et rassurant. Mais pas de bol, j'en trouve un dans la maison. Il est dans la salle à manger, près de la cheminée. C'est Olive qui l'a apporté, comme par hasard. Je ne lui en veux pas, elle ne se souvient probablement plus de ce que je lui ai raconté au restaurant, il y a très longtemps, à propos de l'invasion dont je me sentais menacé. C'est un lapin en laine que lui a tricoté sa mère lorsqu'elle était petite. Il s'appelle «Assis-fleur», comme tous les lapins dans sa famille (ou dans sa région, elle ne sait pas), simplement parce qu'ils ont souvent le cul posé dans les fleurs. Il ne me plaît qu'à moitié, cet assis-fleur qui nous a suivis de Paris jusqu'ici. Il a de longues dents rectangulaires et molles, une bouche grimaçante et des yeux de demeuré. Mais je comprends qu'elle puisse le trouver touchant. Il vient de sa mère. Je vais supporter sa présence, comme un souvenir inoffensif qui me permettra de conjurer le sort. Ce ne sera peut-être pas utile car il va dorénavant falloir que le sort et ses perfides exécutants soient très forts pour m'atteindre et me nuire: dès les premiers jours, nous effaçons les traces de notre passage sur le chemin qui mène à notre sanctuaire et refermons toutes les portes derrière nous. Nous nous séquestrons dans la maison et commençons à vivre en circuit fermé. Pendant une ou deux semaines, Olive dessine ou écrit parfois la nuit, mais s'en lasse vite. En réalité, elle n'a envie de rien. De mon côté, je demande à l'agence de me prévenir dès qu'ils auront quelque chose pour moi – le plus tard sera le mieux. Il me reste un peu d'argent sur mon compte et je sais que si le travail tarde à venir, ma banquière ne se formalisera pas pour quelques milliers de francs de découvert. Nous avons déjà payé le loyer pour trois mois. Enfin la vie ici ne nous coûtera pas grand-chose, car nous ne faisons rien. Nous ne sortons qu'un quart d'heure par jour, pour aller boire un verre au Café des Voyageurs et acheter deux ou trois trucs à manger à l'épicerie. Le reste du temps, nous traînons dans la maison, comme le chat. Plus le temps passe, plus nous nous décalons par rapport au soleil. Bientôt, nous ne voyons plus le jour. Nous nous couchons vers neuf ou dix heures du matin et nous levons vers dix-sept ou dix-huit heures. Quand nous ne dormons pas, nous lisons, nous baisons ou nous mangeons. Trois semaines après notre arrivée, nous n'avons plus d'autre activité. Nous traînons comme des animaux dans une grande cage de pierre, de verre et de bois, nus ou presque en permanence, nonchalants et monotones. Le chauffage est toujours à fond. Nous parlons de moins en moins. Je ne me rase plus qu'un jour sur trois ou quatre, j'attends que ça me démange. Dormir, baiser, manger, baiser, lire, dormir, manger, baiser, manger, lire, dormir, baiser, nos nuits se ressemblent toutes et s'étirent comme de longs morceaux de pâte dans une usine de pain plongée dans l'obscurité. Cette répétition nous hypnotise peu à peu. Au bout d'un mois, nos déplacements se limitent à la cuisine et à la chambre, parfois au salon. Nous ne nous amusons plus comme nous le faisions au début, à changer fréquemment de lit pour baiser (la maison en compte six – deux lits à deux places, un ancien et un moderne, trois lits simples et un petit lit d'enfant à montants métalliques, celui que préférait Olive pour se faire prendre à quatre pattes). Nous passons notre temps à nous regarder, à nous toucher, nous vivons dans une impudeur absolue. Je connais le corps d'Olive et son fonctionnement aussi bien que le mien – peut-être mieux, car il est en face de moi. Je l'aime. Je pourrais lui enfiler ses tampons ou lui essuyer le cul, ça ne nous semblerait pas plus déplacé que lorsque je lui gratte le dos. Elle me demande de la baiser de plus en plus brutalement, elle veut que je la brise, que je m'approprie son corps. Son corps est à moi, j'en fais ce que je veux. Je ressens le même besoin. Je n'ai plus aucun complexe, aucun blocage. Elle hurle, je hurle. Deux gendarmes débarquent un matin à huit heures et repartent mi-amusés mi-soupçonneux, perplexes. Il ne se passe quasiment plus une nuit sans que l'un ne fasse saigner l'autre. Nous nous mélangeons. Elle me frappe. Mes ongles la lacèrent. Je lui déchire le périnée. Je l'aime. Elle me casse une dent, involontairement, en donnant un coup de tête en arrière pendant qu'elle jouit. Une autre fois, d'un coup de poing fracassant sur ma poitrine, elle me fêle une côte. Je sais qu'il n'y a rien à faire pour y remédier, qu'il faut simplement attendre, je ne prends même pas la peine d'aller voir le médecin du village. Mais nous devons baiser plus posément, plus normalement. Nous baisons d'ailleurs de moins en moins. Je ne vais pas bien. Je l'aime. Elle ne va pas bien non plus. Elle n'est toujours pas enceinte. Nous nous enlisons lentement dans l'apathie et la morosité. Durant quelques jours, j'ai fait semblant de croire que tout a