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es, je reçois plusieurs réponses dès le lendemain. On me propose les Cévennes, la Picardie, l'Alsace, l'arrière-pays niçois, la Vendée. Finalement, c'est l'idée de Mirella, une pianiste de grand talent et une amie jamais absente, qui nous séduit le plus. Elle a visité une maison à Veules-les-Roses, en Haute-Normandie, dont le propriétaire est sympathique et peu exigeant, une maison plutôt spacieuse et libre quasiment toute l'année. Veules-les-Roses en hiver, me dit Mirella, c'est aussi peuplé que le Groenland. Et il y fait meilleur. Il pleut, mais ça n'a aucune importance. Tout colle, c'est exactement ce que nous recherchions. Et c'est un village agréable. Et en cas de problème, ce n'est qu'à deux heures de Paris. Et il y a la mer. J'appelle immédiatement le propriétaire: pas de problème. Nous pouvons nous y installer, pour trois mois ou plus, quand nous voulons. Olive me signe un chèque correspondant à la totalité de ce qui reste sur son compte, pour que je m'occupe de toutes les formalités financières, je demande au Saxo si quelqu'un est intéressé par la sous-location de mon appartement, Nassima et Thierry se proposent, il ne nous reste qu'à faire nos valises. Nous réalisons qu'il serait stupide qu'Olive garde son petit studio pendant notre absence. De l'argent perdu. Il faut se dépêcher, nous avons prévu de partir le 21 octobre, dans une semaine (le temps de refaire mes papiers et de recevoir ma nouvelle carte de crédit), et différer le départ nous paraît inenvisageable, pour une raison obscure. Sans se poser d'autres questions que celle du temps, nous organisons donc le déménagement en toute hâte. Étant donné qu'elle habite tout près de chez moi, nous jugeons inutile de louer un camion. Le transfert se fera à pied, avec l'aide des habitués du Saxo. Il nous faut quatre jours pour débarrasser de chez elle l'impressionnante cargaison d'objets, de meubles cassés, de souvenirs, de livres et de papiers en tout genre qu'elle a conservés depuis des années, et entasser le tout en vrac dans ma chambre, rapidement remplie, puis dans mon salon. Notre équipe s'active comme une colonie de fourmis blessées et courageuses, petits soldats sombres, courbés, têtes baissées: Denis (qui a de violentes douleurs au dos), Thierry (qui dégouline comme une éponge malgré le froid d'automne et serre les mâchoires pour oublier les crampes), Nicolas (qui sort d'une crise de foie, pâle et vacillant), Philippe (qui a la gueule de bois tous les jours jusqu'à dix-huit heures), Messaoud (fainéant comme une couleuvre), et d'autres font de leur mieux pour nous aider à transporter valises et sacs pleins sur les cinq ou six cents mètres (bornés par six étages d'un côté et quatre de l'autre) qui séparent nos deux appartements. Momo y gagne une cafetière, Youssef deux montres, Denis des livres d'histoire et Messaoud trois jeux de cartes. Je m'efforce de ne pas laisser traîner mes yeux dans les cartons de photos et de lettres que je dépose dans ma chambre, mais j'ai parfois du mal à les contrôler, mes yeux, comme toutes les autres parties de mon corps depuis un moment. Lors d'un de mes nombreux aller et retour, peinant sur le trottoir avec un sac dans chaque main et un troisième en bandoulière, les épaules disloquées, les reins en fusion et les jambes flageolantes, je repense aux oiseaux dont m'a parlé Olive dans un bar de New York: lors d'un de ses voyages en bateau, un marin lui a expliqué que c'étaient toujours les derniers qu'on voyait quand on s'éloignait vraiment de la terre. Au-delà, c'est l'océan, sans vie apparente. Je ne sais plus si elle m'a dit leur véritable nom, mais on les appelle, je crois, les oiseaux de non-retour. À cet instant, tandis que j'achemine toute la vie d'Olive vers chez moi, je suis sûr que si je levais la tête, je les verrais tournoyer au-dessus de moi. Mais après tout, ça n'a rien de si inquiétant. On peut considérer que ça n'annonce pas une fin, mais un début. Un changement d'élément. La comparaison paraît peut-être incongrue mais ça me procure la même sensation que lorsque je me suis coupé les poils du nez pour la première fois, avant de partir en Bretagne avec elle. Je me regardais dans le miroir de ma salle de bains, j'ai vu des poils dépasser de mon nez, c'était laid et angoissant – des poils qui sortent de l'intérieur de ma tête! Je n'avais pas le choix, il fallait couper. Mais pendant que les ciseaux travaillaient fébrilement à l'intérieur de mes narines, je me suis souvenu trop tard d'un axiome anatomique pourtant notoire et incontestable: «Tout poil coupé repousse plus vigoureusement.» Le poil est un ver froid, susceptible et invulnérable, qui punit sévèrement toute agression contre sa petite personne. J'allais avoir de plus en plus de poils dans le nez, des touffes noires et drues qui jailliraient continuellement de mes muqueuses nasales à vif. Je n'en verrais plus jamais la fin, je venais de commettre une erreur irréparable. De minuscules oiseaux de non-retour volaient en courbes gracieuses autour de mon nez. Mais soudain, j'ai vu mon regard s'adoucir dans le miroir. Pourquoi me faire du souci? Je ne vais pas vivre vingt mille ans. Il faudra désormais que je me coupe les poils du nez régulièrement, bon, d'accord, mais d'une part ce n'est pas très contraignant (trois coups de ciseaux et hop, rentre chez toi poil implacable, tyran de seconde zone), d'autre part ça ne durera pas une éternité. Je n'aurais qu'à passer une poignée de secondes devant une glace tous les quinze jours ou tous les mois pendant quelques années, celles qui me restent à vivre. Tu parles d'un drame. C'est en me coupant les poils du nez que j'ai compris que rien ne pouvait avoir de conséquences réellement graves, dans la vie. Olive emménage chez moi, voilà. Tout ce qu'elle possède sur terre est entreposé dans mon appartement. On peut continuer. Nous allons vivre ensemble pour de bon. Je ne demandais que ça, de toute manière. Après de nombreuses tournées générales au Saxo pour remercier nos valeureux porteurs et saluer convenablement la civilisation et ses acteurs, nous fourrons quatre valises, mon gros ordinateur, mon chat dans son panier, le matériel de dessin et d'écriture d'Olive, une quarantaine de livres qu'elle emporte ainsi que quelques objets dont elle ne se sépare jamais, dans la belle voiture de Taouf (elle ressemble à celle de James Bond), et deux heures plus tard nous sommes devant la maison de Veules-les-Roses. Nous prenons la clé chez le voisin le plus proche, un vieillard dont seuls quelques doigts bougent encore, et offrons un café à Taouf, dans la grande cuisine qui sera désormais la nôtre. Il repart dix minutes plus tard vers Paris: il a rendez-vous avec Thierry à dix-neuf heures au Saxo, pour aller à Vincennes, où il y a une belle réunion ce soir. En un battement de paupière, nous nous retrouvons seuls dans le silence. La maison est largement assez vaste pour nous deux. Nous installons nos affaires partout, pour envahir les lieux, puis nous sortons nous promener, histoire de ne pas nous enfermer tout de suite. II n'y a personne. Nous prenons un café et une bière dans le seul bar ouvert, le Café des Voyageurs, en haut du village. Un sexagénaire sans vie tient debout face à un verre de blanc au comptoir. Les patrons de l'endroit (François et Laurent, qui s'avéreront extrêmement sympathiques dans cet environnement hostile) nous accueillent avec gentillesse. Nous pourrons toujours venir nous réfugier ici en cas de problème. Avant de rentrer, nous longeons la Veules (le plus petit fleuve de France, dont la municipalité n'est pas peu fière) jusqu'à la mer – grise. À l'aller comme au retour, je constate avec plaisir qu'il n'y a pas un lapin dans tout le village – je n'en vois pas un, en tout cas, ce qui est encore plus étonnant et rassurant. Mais pas de bol, j'en trouve un dans la maison. Il est dans la salle à manger, près de la cheminée. C'est Olive qui l'a apporté, comme par hasard. Je ne lui en veux pas, elle ne se souvient probablement plus de ce que je lui ai raconté au restaurant, il y a très longtemps, à propos de l'invasion dont je me sentais menacé. C'est un lapin en laine que lui a tricoté sa mère lorsqu'elle était petite. Il s'appelle «Assis-fleur», comme tous les lapins dans sa famille (ou dans sa région, elle ne sait pas), simplement parce qu'ils ont souvent le cul posé dans les fleurs. Il ne me plaît qu'à moitié, cet assis-fleur qui nous a suivis de Paris jusqu'ici. Il a de longues dents rectangulaires et molles, une bouche grimaçante et des yeux de demeuré. Mais je comprends qu'elle puisse le trouver touchant. Il vient de sa mère. Je vais supporter sa présence, comme un souvenir inoffensif qui me permettra de conjurer le sort. Ce ne sera peut-être pas utile car il va dorénavant falloir que le sort et ses perfides exécutants soient très forts pour m'atteindre et me nuire: dès les premiers jours, nous effaçons les traces de notre passage sur le chemin qui mène à notre sanctuaire et refermons toutes les portes derrière nous. Nous nous séquestrons dans la maison et commençons à vivre en circuit fermé. Pendant une ou deux semaines, Olive dessine ou écrit parfois la nuit, mais s'en lasse vite. En réalité, elle n'a envie de rien. De mon côté, je demande à l'agence de me prévenir dès qu'ils auront quelque chose pour moi – le plus tard sera le mieux. Il me reste un peu d'argent sur mon compte et je sais que si le travail tarde à venir, ma banquière ne se formalisera pas pour quelques milliers de francs de découvert. Nous avons déjà payé le loyer pour trois mois. Enfin la vie ici ne nous coûtera pas grand-chose, car nous ne faisons rien. Nous ne sortons qu'un quart d'heure par jour, pour aller boire un verre au Café des Voyageurs et acheter deux ou trois trucs à manger à l'épicerie. Le reste du temps, nous traînons dans la maison, comme le chat. Plus le temps passe, plus nous nous décalons par rapport au soleil. Bientôt, nous ne voyons plus le jour. Nous nous couchons vers neuf ou dix heures du matin et nous levons vers dix-sept ou dix-huit heures. Quand nous ne dormons pas, nous lisons, nous baisons ou nous mangeons. Trois semaines après notre arrivée, nous n'avons plus d'autre activité. Nous traînons comme des animaux dans une grande cage de pierre, de verre et de bois, nus ou presque en permanence, nonchalants et monotones. Le chauffage est toujours à fond. Nous parlons de moins en moins. Je ne me rase plus qu'un jour sur trois ou quatre, j'attends que ça me démange. Dormir, baiser, manger, baiser, lire, dormir, manger, baiser, manger, lire, dormir, baiser, nos nuits se ressemblent toutes et s'étirent comme de longs morceaux de pâte dans une usine de pain plongée dans l'obscurité. Cette répétition nous hypnotise peu à peu. Au bout d'un mois, nos déplacements se limitent à la cuisine et à la chambre, parfois au salon. Nous ne nous amusons plus comme nous le faisions au début, à changer fréquemment de lit pour baiser (la maison en compte six – deux lits à deux places, un ancien et un moderne, trois lits simples et un petit lit d'enfant à montants métalliques, celui que préférait Olive pour se faire prendre à quatre pattes). Nous passons notre temps à nous regarder, à nous toucher, nous vivons dans une impudeur absolue. Je connais le corps d'Olive et son fonctionnement aussi bien que le mien – peut-être mieux, car il est en face de moi. Je l'aime. Je pourrais lui enfiler ses tampons ou lui essuyer le cul, ça ne nous semblerait pas plus déplacé que lorsque je lui gratte le dos. Elle me demande de la baiser de plus en plus brutalement, elle veut que je la brise, que je m'approprie son corps. Son corps est à moi, j'en fais ce que je veux. Je ressens le même besoin. Je n'ai plus aucun complexe, aucun blocage. Elle hurle, je hurle. Deux gendarmes débarquent un matin à huit heures et repartent mi-amusés mi-soupçonneux, perplexes. Il ne se passe quasiment plus une nuit sans que l'un ne fasse saigner l'autre. Nous nous mélangeons. Elle me frappe. Mes ongles la lacèrent. Je lui déchire le périnée. Je l'aime. Elle me casse une dent, involontairement, en donnant un coup de tête en arrière pendant qu'elle jouit. Une autre fois, d'un coup de poing fracassant sur ma poitrine, elle me fêle une côte. Je sais qu'il n'y a rien à faire pour y remédier, qu'il faut simplement attendre, je ne prends même pas la peine d'aller voir le médecin du village. Mais nous devons baiser plus posément, plus normalement. Nous baisons d'ailleurs de moins en moins. Je ne vais pas bien. Je l'aime. Elle ne va pas bien non plus. Elle n'est toujours pas enceinte. Nous nous enlisons lentement dans l'apathie et la morosité. Durant quelques jours, j'ai fait semblant de croire que tout allait pouvoir s'arranger. L'apathie et la morosité n'étaient probablement que le reflet, à l'intérieur de la maison, du milieu ambiant. Mais notre état n'a pas changé depuis Paris. Au contraire, dans le vide qui nous entoure, le malaise empire et la déchéance s'accélère. Comme si, trop exposés dans un endroit désert (à l'air libre, pourrait-on dire, même si nous passons notre temps enfermés dans une maison surchauffée), nous nous consumions beaucoup plus rapidement. J'essaie de me calmer, de faire le point et de reprendre les choses en main, mais je n'y arrive pas – en général, je préfère me laisser porter et voir ce qui se passe autour de moi, ce qui défile de chaque côté, sans chercher à intervenir. Je constate: Olive se transforme en plante. Chaque jour qui passe la rend plus léthargique. Après six ou sept semaines, les jours ne semblent même plus passer pour elle. Je constate: mes problèmes inexplicables ont vite repris, le sort et ses perfides exécutants n'ont pas mis longtemps à me remettre le grappin dessus. Outre la dent et la côte qu'Olive m'a endommagées, de nombreuses parties de mon corps continuent à se détraquer. Je deviens mal foutu chronique et sors de plus en plus fréquemment de notre temple mou pour aller me plaindre à la pharmacienne ou au médecin du village. Bien que je ne passe jamais plus de quelques minutes à l'extérieur, je continue à perdre toutes sortes d'objets (briquets, stylos, timbres, et le plus effroyable: sur dix paires de chaussettes apportées, il ne m'en reste plus que cinq et demie (je sais bien qu'un tel phénomène ne peut pas se produire dans la vraie vie, celle où l'eau mouille et où les truites ne sifflent pas en haut des arbres, mais je ne peux me plaindre à personne)). Enfin, les lapins, sans doute prévenus par l'éclaireur Assis-fleur, m'ont eux aussi retrouvé. Dans chaque livre que je lis ici (et j'en lis