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beaucoup, bizarrement), je tombe au moins une fois sur le mot «lapin». L'or, Sexus, 1984, Souvenirs d'un pas grand-chose et bien d'autres. Ça ne signifie peut-être rien, le mot «crapaud» se trouve peut-être également dans tous ces livres sans que je le remarque, mais ça fait peur. Je tourne les pages avec angoisse. Et même si j'ai réussi à parcourir les trois quarts d'un roman sans tomber sur un lapin, il apparaît toujours avant la fin. Nous n'avons pas de télé dans la maison, nous ne sortons qu'à la nuit tombée et filons dans l'ombre sans regarder autour de nous, seule la mère d'Olive a notre adresse, nous n'avons donné notre numéro de téléphone à personne sauf à l'agence, les lapins n'avaient absolument aucun moyen de venir me trouver ici. Sauf par les livres. Ils se sont infiltrés sournoisement dans les livres que nous avons apportés avec nous dans ce refuge. Comme un virus dans une disquette qui n'a l'air de rien. Je dois me calmer, je dois me calmer, mais il paraît tout de même incroyable que nous n'ayons choisi que des livres dans lesquels on trouve des lapins. Enfin, je dis «nous»… Par quel monstrueux hasard est-ce possible? A moins qu'il n'y ait des lapins dans tous les livres? Non, c'est un cauchemar. Un matin, je trouve Spouque endormie sur le fauteuil de cuir rouge qu'elle a choisi dans la maison, allongée contre Assis-fleur comme si elle le tenait dans ses pattes. Elle est allée le chercher près de la cheminée, l'a pris dans sa bouche et l'a monté sur son lit. Comme aurait fait un chien. Elle n'a jamais fait ça. Je constate: la situation est grave, notre couple se meurt. J'agis: non. Je ne peux rien faire. Je ne peux rien faire pour Olive, je ne parviens même plus à la percevoir comme une personne, comme un être distinct de moi. Quand je m'efforce de visualiser la situation, je ne vois qu'une grosse maison à laquelle nous sommes incorporés, Olive, le chat et moi. Je ne vois qu'une seule entité, un amalgame compact et gluant. Quand j'ai senti que ça dérapait de nouveau, après une ou deux semaines ici, j'ai eu l'impression – peut-être pour la première fois de ma vie – que je pouvais résoudre le problème. J'ai repensé à la théorie du détective: «Peu importe que la cause reste mystérieuse, il suffit de connaître la solution.» Seul ici en face du problème (Olive), j'ai cru que la partie serait plus facile, en terrain dégagé. On constate, on répare. Comme lui. Ma mission est simple. Encore une fois, je me suis souvenu de Mata Hari, l'agent H21, qui trouvait toujours aisément le moyen d'obtenir ce qu'elle voulait, d'intervenir sur ce qui l'entourait sans jamais élaborer de stratégies complexes. Quand les Français lui ont demandé si elle se sentait capable de se faufiler dans le camp allemand et de leur soutirer les renseignements dont ils avaient besoin, elle a répondu: «Sans problème. Je mettrai des robes épatantes et j'aurai toutes les informations que je veux.» Voilà comment il faut réagir. Regarder ce qui se trouve devant soi et toujours aller au plus simple. Mais qu'est-ce que j'ai, depuis quelque temps, à me comparer sans cesse à Mata Hari? Je déraille. J'aurais l'air fin, avec des robes épatantes. Ce n'est pas mon genre. Je suis incapable de faire comme elle. C'est Olive, Mata Hari. C'est Olive, qui met des robes épatantes. C'est Olive, qui réussirait à tomber avec un sourire de profond mépris pour l'humanité. C'est Olive, qui serait prête à passer à travers un feu pour celui qu'elle aime. Je ne peux rien faire pour Mata Hari. Je ne peux rien faire pour nous deux, je ne comprends rien à ce qui se passe. Je ne peux même rien faire pour moi. Je n'ai qu'à me laisser sombrer avec elle ou à me sauver. Je ne me sauverai pas car je dois rester avec elle. À quoi me servirait de me sauver? Même si les lapins renoncent à me traquer, même si mon corps se remet à fonctionner à merveille, même si je retrouve mes chaussettes et toutes mes fourchettes en rentrant à Paris, qu'est-ce que je ferais tout seul? Ce serait une absurdité cosmique. De toute façon, reclus dans un maison à Veules-les-Roses, QU'EST-CE QUI PEUT NOUS ARRIVER? Nous souffrons sans raison mais il ne peut rien nous arriver. Mata Hari me demande si je n'ai pas envie de me raser la tête. Elle veut se voir chauve depuis longtemps, nous sommes à présent seuls sur terre, c'est l'occasion idéale. Je veux me voir chauve depuis longtemps, moi aussi. Nous prenons le car jusqu'à Dieppe, la ville ne nous effraie pas, nous en revenons avec une tondeuse. Nous nous observons dans la salle de bains pendant de longues minutes, assis sur le rebord de la baignoire, puis nous nous tondons mutuellement. Olive est belle. Son visage paraît plus pur, plus dur. Olive est impressionnante. Moi je ne sais pas. Je me trouve l'air d'un taulard hébété par une trop forte dose de médicaments. Le lendemain, au Café des Voyageurs, une vieille femme poisseuse et avinée à laquelle Olive tourne le dos, au comptoir, ne cesse de m'observer, droit dans les yeux, avec l'insolence de celles qui se savent irrésistibles. Qu'est-ce qu'elle me veut? J'embrasse longuement Olive pour montrer à l'insolente que je suis déjà pris et que, du reste, le côté poisseux et aviné me laisse de marbre. Elle se met à brailler: «Eh oh, là, oh… Vous embrassez pas ici, hein! Non mais quand-même. Quelle honte! Ça va pas bien, non? Ou alors on m'a pas prévenue que c'était un bar de pédés, chez François.» Mata Hari se retourne et la dinde se décompose. Nous n'insistons pas et rentrons à la maison. Le lendemain, elle va me chercher un produit chez le seul coiffeur du village pour que mon crâne soit lisse et brillant. Je l'attends avec impatience. Elle revient avec un grand flacon rempli d'un liquide vert: l'homme de science a paru un peu déconcerté quand elle a demandé ce qu'elle voulait mais s'est vite ressaisi devant elle et lui a vendu exactement ce dont j'avais besoin. Elle me l'apporte fièrement, manifestement heureuse de me rendre service. Je regarde l'étiquette avant de m'en badigeonner l'occiput, par principe. C'est une lotion antipelliculaire. Idéal, pour l'homme chauve. Même au fin fond de la province, ils sont forts, ces commerçants. Deux jours plus tard, nous retournons en car à Dieppe, la ville nous distrait, Olive m'offre un chapeau avec de l'argent que vient de lui envoyer sa mère. C'est un beau feutre noir, à large bord. Bien entendu, il est en lapin. Mais ce n'est pas très grave, car je le perds au bout d'une semaine (je l'oublie dans le car qui nous emmène à Saint-Valery-en-Caux, où je dois aller retirer un peu de liquide au distributeur – sur l'écran, c'est un petit lapin qui indique la marche à suivre pour obtenir de l'argent). Je ne parviens plus à me raisonner. L'isolement amplifie les dégâts et favorise les errances de mon cerveau déjà désorienté. Non seulement Olive est en train de s'absenter (je me sens presque seul avec le chat dans la maison, tant elle s'éloigne et s'efface), mais en plus je commence à avoir le sentiment odieux qu'elle est directement responsable de tout ce qui m'arrive. Olive, une plante carnivore. Mata Hari. Non, je ne vais pas faire comme tout le monde, je ne vais pas prétendre que Mata Hari était une traîtresse ou un monstre de perversion, mais tout de même, elle ne se gênait pas pour prendre aux autres ce dont elle avait besoin et les laisser en miettes sur le carreau, elle n'hésitait pas à les dérégler, à les vider pour se nourrir. Les coïncidences deviennent frappantes. Que la dégradation ait commencé le jour où je l'ai rencontrée, je peux à la rigueur mettre ça sur le compte de mon matériel biologique, car je n'arrive pas à considérer Olive comme une ennemie – je n'essaie pas, d'ailleurs, je ne veux surtout pas prendre le risque d'essayer. Mais il faut parfois se lancer, ou du moins jeter un coup d'œil prudent et furtif (en ayant l'air de passer là par hasard) du côté des hypothèses les plus malsaines. Pourquoi m'a-t-elle offert un chapeau en lapin? Pourquoi n'a-t-elle emporté à Veules que des livres qui dissimulent des lapins? Pourquoi m'a-t-elle attiré ici? Quand elle est montée chez moi pour la première fois, elle portait un grand bonnet en lapin. C'est ce soir-là que j'ai découvert deux gros lapins derrière la palissade. Si mes souvenirs sont bons, c'est en allant la rejoindre dans la chambre que j'ai senti une violente douleur dans la dent. Moi qui n'avais souffert de rien depuis perpette. Il y a quinze jours, elle vient carrément de m'en casser une, de dent. Et de me fendre une côte. Je ne prétends pas qu'elle l'ait fait exprès, ni qu'elle s'amuse à me voler mes fourchettes et mes chaussettes pour me plonger dans le désarroi, je n'imagine pas un seul instant qu'elle ait pensé, en me voyant débarquer au Saxo Bar le premier jour, «Je vais encercler ce type-là de lapins, ça le rendra cinglé, j'en ferai ce que je voudrai», ni qu'elle verse discrètement du poison dans mes aliments, en ricanant, pour me détruire le corps et m'affaiblir jusqu'à la soumission totale (depuis une semaine, j'ai l'impression d'avoir des clous dans les intestins, un nouveau kyste est apparu sur mon poignet gauche, un autre, encore plus volumineux, près de mon coccyx, et mon crâne chauve me démange atrocement), mais COMMENT EXPLIQUER CE DECLIN? J'étais fort et sain d'esprit, je deviens malade et fou. Je sais qu'elle est sorcière, qu'elle peut tuer un type d'un regard ou démolir une voiture en serrant les dents, mais QU'EST-CE QUE JE LUI AI FAIT? Rien, rien, rien, je ne lui ai rien fait, j'ai tout tenté pour l'aider à reprendre goût à la vie. Ça n'a pas très bien fonctionné, mais du moins je crois ne pas l'avoir enfoncée. Elle n'allait pas bien, elle ne va toujours pas bien. Si on l'observe objectivement, elle est triste et léthargique, point. On ne va pas en faire un drame. Tandis que moi, qui étais fort et sain d'esprit, j'en suis sûr, me voilà malade et fou. Je devrais tracer les courbes de nos états physiques et mentaux depuis notre rencontre, ce serait édifiant. Elles ont dû se croiser en un point p à l'instant t, nous avons probablement été heureux pendant quelques heures, moi du moins, puis j'ai continué ma dégringolade inexorable. Je lui en veux. Je lui en veux de m'avoir mis dans cet état, même si elle ne l'a pas fait exprès. Je lui en veux de s'éclipser à présent, de n'être plus qu'une plante amère, une silhouette opaque et muette dans la maison, de ne me laisser d'elle que les effets du sortilège qu'elle m'a jeté. Je lui en veux d'aller mal. Je lui en veux de ne plus s'intéresser à rien, de ne plus s'intéresser à moi. Je lui en veux de s'éteindre progressivement et de me laisser trop vivant, tourbillonnant, dérangé. Je lui en veux d'aller mal car c'est la raison pour laquelle je vais mal. Je suis atterré de m'en rendre compte: je lui en veux. Pourtant, ELLE NE M'A RIEN FAIT. Je veux rester avec elle. Je l'aime. JE VEUX RESTER AVEC ELLE. Une nuit, obsédé par ces tourments, je monte voir Mata Hari dans la chambre. Je suis en pleine crise au fond d'un puits, je ne peux littéralement plus respirer, il faut que je réussisse à l'atteindre, il faut qu'elle ouvre la bouche, qu'elle me donne de l'air. Je vais la faire parler, cette moribonde. Je ne la laisserai pas m'entraîner dans sa détresse mélodramatique. J'abandonne toutes les autres méthodes, les tours de manège et les robes épatantes, je vais lui demander ce qui se passe et elle me dira ce qui se passe. Je vais la prendre par les bras, me mettre tout près d'elle, mon visage juste en face du sien, et lui demander ce qui se passe. Pimprenelle est allongée sur le lit, vêtue d'un pull en shetland vert troué en quatre ou cinq endroits (ce doit être du dix ou douze ans, les manches lui arrivent à peine en dessous des coudes et le bas au-dessus du nombril) et d'une culotte en coton blanc trop grande pour elle. Elle lit