Morphine, de Boulgakov. «C'est beau», dit-elle. Je lui explique que je n'en peux plus, que je ne sais pas ce que j'ai mais que j'aimerais au moins savoir ce qu'elle a, elle, ce serait toujours ça, je lui demande de me parler simplement et sincèrement. Elle répond: «Je ne suis pas bien.» Je lui demande pourquoi. «Je m'ennuie. Rien ne m'intéresse.» Elle me l'a déjà dit. Je lui demande s'il n'y a pas autre chose. «Si, peut-être.» Je lui demande quoi. Je lui demande ce qu'elle éprouve exactement. «Un sentiment de regret.» Je lui demande ce qu'elle entend par là. «Je ne sais pas, je regrette.» Je lui demande quoi. «Je ne sais pas.» Je lui demande si elle regrette un temps où elle était plus insouciante, peut-être. «Non. Je ne me souviens pas d'avoir été réellement insouciante.» Je lui demande si elle regrette d'être venue s'enfermer ici. «Non. Enfin, ce n'est pas vraiment ça.» Je lui demande si elle regrette de s'être engagée dans une histoire avec moi. «Non, on peut pas dire ça comme ça.» Je lui demande si elle regrette d'avoir quitté Bruno. Elle me regarde longuement dans les yeux. Son visage se durcit. «Oui, peut-être…» Je lui demande de le dire. Elle ne bouge pas un cil. Un bloc de glace. Je lui demande de le dire. «Je regrette d'avoir quitté Bruno.» À l'intérieur de moi, tout fond en un éclair. Elle regrette. Elle regrette d'avoir quitté Bruno. Mon corps qui se détériorait lentement depuis des mois renonce à toute résistance et se désintègre instantanément, mon matériel biologique tombe en poussière. «Je regrette d'avoir quitté Bruno.» Je comprends soudain que j'attendais cette phrase depuis longtemps. Mot pour mot. Je n'y pensais presque jamais mais je le savais – sans le savoir. Elle regrette. Mon corps attendait anxieusement cette phrase pour exploser. Le choc n'en est que plus violent. C'est le principe du grille-pain. Si l'on prépare le café pendant que le toast saute, on est simplement surpris. Si l'on fixe le grille-pain en attendant que le toast saute, en essayant de deviner à quel moment ça va se produire, à quel moment on risque d'être surpris, on bondit sur place quand le toast SAUTE. En une fraction de seconde, ma décision est prise, par réflexe. Elle regrette, il faut que je m'éloigne. Je ne peux pas rester ici. Je dois partir tout de suite. Cette fille au visage dur et blême qui me déclare froidement «Je regrette d'avoir quitté Bruno» ne peut pas être la même personne que celle qui me serrait contre son corps brûlant au Saxo Bar, m'embrassait au coin de la Première Avenue et de la 10e Rue à New York, me demandait de lui faire un enfant comme une petite fille demande des bonbons, me faisait courir dans les rues du Caire. Un sentiment de trahison me retourne les entrailles, ou ce qu'il en reste. Elle ne m'aime pas. Depuis les premiers jours, elle regrette d'avoir quitté Bruno. Elle n'a pas cessé de le regretter, elle n'a pas cessé d'y penser. En quelques secondes, plusieurs mois défilent à l'envers. Je dois partir d'ici, vite. JE NE PEUX PAS RESTER AVEC ELLE. Hagard et fiévreux, paumé, je redescends comme un automate en déroute et compose le numéro de téléphone de Taouf, sans me soucier de l'heure. L'aube ne va pas tarder mais il est encore debout, il ne me pose pas de questions, il devine à ma voix que j'ai besoin de son aide, Taouf est mon ange gardien depuis longtemps, il sera là dans deux heures et demie au plus tard. En commençant à récupérer mes affaires dans la maison, j'ai le temps de réaliser que la situation est plus complexe que je ne le pensais – en fait, je n'ai rien pensé du tout. Que va-t-elle faire toute seule ici? Elle n'a pas d'argent. Tout ce qu'elle possède est dans mon appartement à Paris. Où va-t-elle vivre? Elle se débrouillera. Elle sait se débrouiller. Je lui laisse un chèque de cinq mille francs, elle en fera ce qu'elle voudra. Elle ne sait peut-être pas se débrouiller. En inscrivant son nom sur la ligne du bénéficiaire – MADEMOISELLE OLIVE SOHN – je me sens mollir. Je devrais sans doute me calmer, lui parler, me montrer plus compréhensif et patient, tenter de lui faire oublier Bruno. Ce départ précipité est une erreur. Mais il faut que je m'en aille, c'est plus fort que moi. Lorsqu'on empile des cubes, on sait qu'il faut s'arrêter avant que tout ne s'écroule, on sait qu'il ne faut pas poser au sommet de la tour le dernier cube qu'on a dans la main, on en a la certitude, mais on le fait quand même. Je remonte, elle est toujours sur le lit, elle n'a pas changé de position, elle est livide. Je lui dis que le troisième mois de loyer payé s'achève bientôt, que j'en paierai un ou deux supplémentaires si elle veut rester, que je garderai ses affaires et ses meubles chez moi jusqu'à ce qu'elle me téléphone pour m'annoncer qu'elle a trouvé un autre appartement, je m'absenterai pendant qu'elle déménagera, je lui dis que je lui ai laissé un chèque sur la table de la cuisine et cinq cents francs en liquide. Elle ne prononce pas une parole, elle me fixe comme si elle ne comprenait pas ce que je raconte, comme si elle se trouvait devant un insensé dont elle serait séparée par une vitre épaisse. Je suis en déséquilibre, elle est en catalepsie. Elle est froide. Un bloc de glace. Elle s'en fout. En retirant mes affaires de l'armoire de la chambre, je trouve, tout au fond, un vieux lapin en peluche, miteux, flasque, presque vide, dont seuls les gros yeux jaunes semblent avoir échappé à l'usure du temps. Ils étaient donc déjà là, cachés dans un meuble, ils m'attendaient patiemment. Ces gros yeux jaunes. J'ai été bien idiot de penser que je pourrais leur échapper en venant ici. Je le remets à sa place, le recouvre d'une taie d'oreiller et referme la porte de l'armoire. Je redescends pour ne plus sentir le poids de la détresse d'Olive et m'assieds sur une chaise de la cuisine pour fumer une cigarette. Quand Taouf arrive enfin, tout ce que je dois emporter est regroupé près de la porte. Olive n'est toujours pas sortie de la chambre. Il me demande où elle est, je lui explique brièvement que ça s'est mal passé, qu'elle est en haut, que je lui donnerai plus de détails sur la route. Il m'aide à remplir le coffre de la voiture et s'installe au volant. Lorsque je reviens dans la maison une dernière fois, pour chercher mon chat dans son panier, Olive est débout au milieu de la cuisine. Nous nous observons durant de longues secondes, sans bouger. Son pull vert, troué, trop court, sa culotte blanche, trop grande. Sa tête chauve. Elle a les lèvres entrouvertes et les yeux humides. Ses mains tremblent, ses doigts se crispent. Je sens qu'elle veut parler, mais aucun son ne sort de sa bouche. Je ne devrais pas partir. Elle ne dit rien. Elle pleure. C'est trop facile. Elle m'a entraîné, elle s'est effacée, elle m'a oublié, elle m'a rejeté. Et elle ne dit rien, elle pleure. Lâche. Traître. Je sors et ferme la porte vitrée derrière moi. Elle ne bouge pas. Elle serre les dents. Je ne la reverrai jamais. Taouf et moi ne parlons pas beaucoup pendant le trajet jusqu'à Paris. Les oiseaux de non-retour? Les marins les plus optimistes les appellent les oiseaux de retour. Arrivés rue Gauthey, il m'aide à monter la valise, l'ordinateur et le chat jusqu'à mon appartement du quatrième étage. J'ai des crampes douloureuses dans les jambes. J'explique à Nassima et Thierry qu'ils peuvent rester quelques jours ici avec moi, le temps de trouver autre chose, mais ils m'annoncent qu'ils se séparent et que chacun s'apprêtait à rentrer chez lui. Je reste seul. Dans le vide, j'allume la télé et j'entends: «… balle dans le dos. C'est vraiment bête de mourir pour un lapin.» (C'est vrai.) J'éteins tout de suite, défais ma valise et entasse mes vêtements dans le bac à linge sale. Symbole grossier et écœurant, la plante sous laquelle j'avais enfoui la jupe d'Olive est morte. Nassima l'a pourtant arrosée régulièrement. Il n'y avait sans doute pas assez de terre. C'est sûr, même: quand je la dépote pour la jeter, je ne trouve au fond qu'un bouton métallique et une fermeture Éclair autour de laquelle il ne reste pas un fil. La plante l'a rognée comme un animal rognerait un os, elle a absorbé le velours, l'a digéré et s'en est servie pour subsister. Dans les feuilles brunes et cassantes que je mets à la poubelle, il y a la minijupe d'Olive. Je les contemple longuement, je n'arrive pas à le croire. Pour le moment, plus que du chagrin ou de l'amertume, ce que je ressens s'apparente à de l'ahurissement. Je suis carbonisé, mais encore debout. Je viens de passer à travers un feu. Comme Mata Hari, finalement. Ma peau me démange. Il ne manquerait plus que j'aie chope de l'eczéma. Partout où je vais, dans les restaurants du quartier où nous mangions souvent, et surtout au Saxo Bar, tous les gens que je croise me posent machinalement la même question. Une question que je n'ai quasiment jamais entendue depuis que je suis né, une question à laquelle personne n'a jamais songé en me voyant, mais qui s'imposait, pourtant, pendant plus de trente ans. C'est marrant, je n'entends plus que ça. Désormais, chaque fois que j'entre au Saxo et rencontre quelqu'un que je n'ai pas vu depuis mon retour de Veules-les-Roses, il me demande spontanément: «T'es tout seul?» Je n'ai vraiment pas envie de me plaindre, de jouer le martyr, l'abandonné aigri ou le solitaire qui macère dans ses larmes. Je ne veux me confier à personne. Je ne veux parler à personne, pourtant j'aimerais qu'on me parle. Et en même temps non. Je ne sais plus ce dont j'ai besoin. Comme un jour de gueule de bois. On a la conviction qu'il faudrait manger ou boire quelque chose, on pressent qu'il existe un aliment ou une boisson qui pourrait améliorer notre état, mais tout ce qu'on essaie s'avère inutile et même, le plus souvent, ne fait qu'aggraver le malaise. Des dix, quarante ou cent cinquante personnes que je connais, aucune ne pourrait m'apporter un quelconque soulagement, une quelconque consolation. Mon matériel biologique surdéveloppé ne se satisfait plus de rien, il fonctionne à plein régime dans le vide, il se déchaîne à l'intérieur comme un chat oublié dans un placard qu'on a refermé un jour de départ en vacances, un chat en folie qui meurt de faim et s'arrache les griffes sur la porte. Des milliards d'autres sont passés par là avant moi. Pour retrouver un peu de force et de consistance, pour me recharger, il me semble que je ne peux attendre d'aide que de l'humanité tout entière, de la notion d'humanité. Je sens que j'ai besoin de la vie, des êtres vivants en général mais d'aucun en particulier. Un après-midi, en sortant du métro, je découvre quelque chose d'intéressant. Si je me poste, dans une grande station, près des portes de verre au-dessus desquelles figure le panneau «Limite de validité des billets», ces portes que chacun retient d'une main pour celui ou celle qui le suit (en un geste étrangement aimable et civilisé au milieu de la jungle), et si je ferme les yeux, j'entends des voix de toutes sortes, de tous âges et de toutes nationalités, prononcer sur différents tons une suite sans fin de «merci, merci, merci, merci, merci…». C'est agréable, mais je me fais pitié. Et cette fois, je débloque vraiment. Je suis à côté du monde, à côté de cette guirlande humaine qui franchit les portes en se remerciant. Mais comment revenir? Où je suis? Qu'est-ce qui s'est passé? Une certitude était ancrée en moi, j'avais ajouté une facette à ma personnalité: «Je vis avec Olive.» Je ne savais pas ce qu'elle pensait, mais de mon côté du moins c'était définitif, je ne la quitterais pas. Alors qu'est-ce que je fais là, maintenant? Qu'est devenue cette certitude – ma personnalité? Elle sèche au fond de moi, elle moisit. Pendant le trajet avec Taouf vers Paris, j'ai lu une brève dans Le Monde: à Bonn, on vient de retrouver le squelette d'un handicapé solitaire, un certain Wolfgang Dircks, dans son appartement. Il était assis dans son fauteuil, avec un journal de programmes télé sur les genoux, ouvert à la page du 5 décembre 1993 – il y a plus de cinq ans. Près de lui, les lumières de son sapin de Noël clignotaient encore. J'ai souri trois dixièmes de seconde, puis ça m'a donné des frissons. Dans l'état de faiblesse et d'auto-apitoiement qui me pousse aujourd'hui à me raccrocher à n'importe quoi et à tout absorber à travers le même filtre, je trouve ce fait divers encore plus déprimant. La maison dont la sonnette ne sert plus, c'est moi. À l'intérieur, le squelette qui lit encore le magazine télé, c'est ma pauvre certitude de rester coûte que coûte avec Olive. Et le sapin de Noël qui s'entête à clignoter, c'est mon abruti de matériel biologique qui n'a pas encore compris que l'histoire était terminée. Tout ça est pathétique. Le pire, c'est que j'ai le sentiment rageant de m'être mis dans cet état tout seul. Quelle est la faute d'Olive? QU'EST-CE QU'ELLE M'A FAIT? Rien. Elle m'a dit qu'elle regrettait d'avoir quitté Bruno, bon. C'est une raison pour s'enfuir à toutes jambes et aller se laisser mourir dans un coin en pleurnichant? Moi je regrette le temps où je pouvais baiser toutes les filles qui ont deux jambes sans me poser la moindre question, sans jamais souffrir, ça ne veut pas dire que j'aimerais y revenir. Et qui sait si elle ne m'a pas donné cette réponse seulement parce qu'elle sentait que j'en attendais avidement une? Je voulais qu'elle parle, qu'elle finisse par parler. Je l'ai bombardée de points d'interrogation empoisonnés, je l'ai cuisinée jusqu'à ce qu'elle avoue ce que je voulais entendre. C'est moi qui lui ai offert la confession toute prête sur un plateau à roulettes. L'inspecteur des âmes sombres. Pauvre nouille. En réalité, elle va mal, c'est comme ça. Pourquoi fouiner? Tout le monde va mal. Pourquoi cet acharnement à essayer de dénicher des explications comme un tapir insatiable? Je suis trop cartésien, je suis trop cartésien. À force de vouloir absolument tout savoir d'elle, j'oublie qu'elle n'est pas qu'une somme de données. Je sais tout d'elle comme un ordinateur bien programmé sait tout du jeu d'échecs: il connaît toutes les règles, tous les coups et toutes les combinaisons possibles, mais un bon joueur lui flanque une dérouillée quand il veut. Comment un ordinateur pourrait-il comprendre Autruche Sans Mesure? C'est ça, le problème, je suis trop cartésien. Mais je ne sais plus que penser. Je l'ai quittée pour rien ou quoi? Je la rencontre, je me sens mal sans raison, je déjante sans raison, je la quitte sans raison? Non. Si j'ai choisi par instinct de m'en aller, ce n'est pas un hasard. Je ne suis pas qu'une somme de données, moi non plus. Je ne le suis plus, en tout cas. Je me détraque, je souffre, donc je m'en vais (si je commence à me demander pourquoi je souffre, je vais trop loin dans la recherche, on n'en finirait plus). Elle m'a rendu malade et fou. Je guérirai ou non – l'avenir me le dira – mais je ne veux pas retourner me faire massacrer. Quelle qu'en soit la raison, Olive m'a tout de même déclaré, en substance: «Je préfère l'autre.» Elle a parlé avec sa bouche, en me regardant avec ses yeux. Même si c'est moi qui l'ai poussée, même si elle ne le pensait pas, elle l'a dit. C'est encore pire, si elle ne le pensait pas. Elle me trahit, elle me repousse et elle me ment, tout ça en une seule phrase. Et c'est pour ça que je suis ici, à Paris, sans elle, avec tous mes soucis sur les bras. Je ne peux pas retourner vers elle, je ne peux pas retourner me faire massacrer. Je vais me débrouiller. Je suis sûr que je sais me débrouiller. Même malade et fou, on doit pouvoir tenir le coup. Je vais essayer. Mon amie Fontenouille, qui me laisse un message sur le répondeur pour me demander si je sais ce que sont les animelles et me souhaiter douze mois de plaisir dans les bras d'Olive, me précise au passage que 99 est l'année du lapin. Bonne chance, Titus. Un soir, ayant appris que Florence, qui habite dans le quartier, organisait une fête chez elle, je décide de m'y rendre par curiosité. Elle m'accueille par l'habituel «T'es tout seul?». Et effectivement, ils sont tous là mais je suis seul, je n'arrive pas à m'intégrer, je suis un grumeau dans une pâte à crêpes. J'apprends que Chang est mort, dans un hôpital où il errait toujours nu. Le gros Chang, solitaire et peureux. Je bois. Je mange une carotte crue trempée dans la mayonnaise. Et une autre. Qu'ils arrivent, les rongeurs! Une autre encore. Saletés de lapins, venez! Rapidement ivre, je demande à Florence de me trouver un billet pas trop cher pour n'importe où. Je ne peux pas rester ici, au milieu de tous ces gens sains et vigoureux. C'est trop dur. Voilà comment je vais me débrouiller: je dois partir d'ici tout de suite. Pour l'instant je continue à boire et perds vite conscience de ce que je fais, de ce que je suis. Le lendemain, je me réveille sans le moindre souvenir de la fin de la nuit. Je rappellerai Florence pour annuler le billet d'avion pour n'importe où sur lequel elle a sans doute déjà mis une option. Qu'est-ce que j'irais faire ailleurs? Je suis en train de comprendre que partir n'amène à rien. Autant rester dans le feu de l'action (laquelle, maintenant?), ça évite les lendemains difficiles, les douches froides et les réveils dans la cendre humide. Et puis je ne suis pas né de la dernière pluie de roses, je connais les aéroports. Les pistes sont infestées de lapins. Même en supposant que je parvienne à leur échapper (les passerelles qui mènent aux avions sont à peu près hermétiques), je crois que je ne serais pas à l'aise en les voyant courir comme des dingues par le hublot, pendant le décollage. Les lapins de non-retour… Non, je reste. Je vais aller me faire du café. Ça ira mieux. Je trouve un message de Florence sur mon répondeur. Je suis rentré seul, à six heures, dans un état lamentable, elle s'inquiète. Apparemment, j'ai retrouvé le chemin. Tout va bien. Je découvre un tas de linge dans le couloir de l'entrée. Je m'approche, interloqué. Ce sont dix-huit culottes en vrac. Dix-huit culottes de jeune fille, treize ou quatorze ans probablement, pas neuves mais propres. Elles sentent la lessive. La plupart sont blanches avec de fines rayures ou des motifs de couleur, deux sont en dentelle sage, une en synthétique imitation soie, et deux sont décorées de petits lapins qui gambadent. Où ai-je pu aller chercher ça? Sûrement pas dans les tiroirs de Florence, ce n'est pas du tout son genre de culottes. Mais elle habite à quelques centaines de mètres à peine de chez moi et je connais bien le quartier: ce n'est pas tous les jours qu'on voit quelqu'un étendre son linge sur le trottoir, a fortiori ses culottes. Il aurait fallu que je pénètre en douce dans un appartement (en passant sous la porte?), que je trouve la salle de bains dans l'obscurité et que je les vole. Ou que j'entre dans une cour et grimpe comme un lézard le long de la façade lisse jusqu'à une fenêtre à laquelle est accroché un séchoir. Même à jeun, ce n'est pas dans mes cordes. De toute manière, quelle jeune fille possède dix-huit culottes? Non, il ne faut pas chercher d'explications tordues, tout ça est dans l'ordre des choses: je perds des fourchettes, des chaussettes, des papiers d'identité, des facilités bancaires, des objets divers, Olive Sohn – et parallèlement je récolte des plaques rouges, des kystes, des aspérités calcaires, une multitude de lapins et dix-huit culottes. On ne peut pas dire que je gagne au change, je troquerais bien cent lapins et quinze culottes contre une minute de bien-être avec Autruche Sans Mesure, ou même un kyste contre une ou deux fourchettes neuves, mais il faut accepter son sort. A l'occasion, j'irai quand même faire un petit tour chez le détective… Je ne lui parlerai pas d'Olive, les causes du trouble ne l'intéressent pas. Seules les solutions. Quand il me demandera, de sa voix posée et rassurante, ce qui m'amène, je répondrai: «Ça ne va pas fort, docteur. Je ne sais pas exactement à quoi c'est dû, je suppose que c'est toujours mon hygiène de vie ou mon matériel biologique, mais voilà, pour conclure j'ai perdu mon beau chapeau noir, j'ai vu un lapin en peluche dans une armoire et j'ai trouvé dix-huit culottes dans mon couloir. Je fais des rimes mais je n'ai pas le moral, vous savez.» Je lui ferai l'inventaire de toutes les autres anomalies que j'ai constatées, je serai franc et précis, je me dévoilerai sans honte, je lui dirai que je me sens vraiment patraque, seul surtout, et que mon univers est en dérangement. Il me trouvera peut-être une solution à tout ça. J'espère qu'il n'y aura pas trop de monde dans la salle d'attente.