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Après Pascal, Bruno jouait le rôle de son père. Il lui apprenait tout, lui donnait des conseils et des ordres, la grondait et la récompensait, la traitait tantôt comme une enfant tantôt comme un objet. Il prenait des centaines de photos d'elle, elle acceptait tout, se pliant au propre comme au figuré à toutes ses volontés. Elle avait enfin un père. Mais elle faisait régulièrement des crises – de colère, de nerfs, d'hystérie. Dans ces moments-là, ces moments de révolte, elle cassait tout autour d'elle, y compris la tête de Bruno. À vingt ans, elle s'est engagée comme mousse sur un voilier. Elle n'avait jamais mis un pied sur un bateau mais mentait bien et apprenait vite. Ils n'étaient que trois: le skipper, son second et elle. Au milieu de l'Atlantique, le skipper est entré dans sa cabine, a refermé la porte à clé et l'a violée. Elle a essayé de se débattre mais il était plus puissant qu'elle – avec des tatouages, peut-être. Quelques heures plus tard, cependant, il s'est fait éclater le nez par son second, qui connaissait les bonnes manières. Ils ont débarqué Olive à Saint-Martin, comme sur une île déserte, car une jolie fille sur un petit bateau ça ne peut rien donner de bon. Bruno lui a payé le retour en avion vers Paris. Il était amoureux d'elle. Elle le vénérait mais continuait à déjanter de temps en temps, comme une gamine qui n'en est plus une mais qu'on traite encore comme telle – et qui, elle-même, ne sait pas trop ce qu'elle est. Elle a trouvé un boulot de scripte sur des films X. Puis, pour respirer loin de Bruno, elle a travaillé deux mois sur un chantier naval à Saint-Nazaire. Elle est repartie en bateau, seulement jusqu'à Madère cette fois. Là-bas, elle a rencontré un vieux dandy libidineux qui voulait la sauter et l'a emmenée au Cap-Vert, où elle a passé trois semaines à se faire joyeusement défoncer par un plongeur local. Elle adorait ça. (C'est moi qui dois glisser des sous-entendus sexuels dans la conversation, c'est moi.) De retour à Paris, elle n'est pas restée longtemps dans les bras de Bruno. Elle dévastait tout dans l'appartement, les meubles et les vitres, avec ses poings et sa tête. Il fallait qu'elle bouge, qu'elle se délivre. Sur l'invitation d'un ami de Bruno qui voulait la sauter, elle est partie travailler dans un pub à Oxford. Mais là, pas de bol pour l'ami, elle a rencontré un musicien très physique qui la baisait de tous les côtés (des sous-entendus, par pitié) et prenait tant de plaisir avec elle qu'il l'a emportée dans ses bagages à l'île Maurice. Mais au bout de deux semaines, il a téléphoné lui-même à Bruno de là-bas: «Écoutez, monsieur, rappelez-la, c'est une folle, une nymphomane, je ne peux plus rien faire.» Bruno a payé le retour en avion vers Paris. Il était amoureux d'elle. Il l'a remise à genoux (en lui demandant de se pencher un peu pour bien voir sa chatte par-derrière dans le viseur), elle a recommencé à obéir, à ramper et, dans ses rares moments de lucidité, à tout détruire autour d'elle. Dans le couloir de leur immeuble, elle s'est fait violer par un type avec un couteau. Elle n'a rien pu faire, mais dès qu'il a roulé sur le côté après avoir tiré son coup, vidangé, flasque, elle s'est levée, lui a donné un grand coup de pied dans les couilles et s'est sauvée. Au rez-de-chaussée, elle l'entendait encore gémir. Parce qu'elle aimait toujours autant ça, malgré tout, elle a déniché un travail d'hôtesse dans un club échangiste, le 2 + 2 («Je voulais voir des gens baiser comme des animaux, des porcs et des chiennes, ça m'excitait»). Elle devait s'habiller comme une pute de seconde zone. Un soir que Bruno la mitraillait dans une position particulièrement dégradante, elle a pété les plombs et lui est tombée dessus. Elle le frappait de toutes ses forces, hurlait, crachait, cognait son pire ennemi avec fureur, mais il ne réagissait pas (comme on fait avec les enfants énervés, en attendant que ça passe). Alors elle est allée chercher un couteau. Elle a passé trois mois en hôpital psychiatrique («Tous ces gens qui souffrent…» me dit-elle). Pendant ce temps, Bruno lui a cherché un studio. Il ne voulait plus vivre avec elle. Depuis des semaines, elle restait des journées entières prostrée chez lui dans un coin, sans bouger, lui tapait dessus quand la pression était trop forte, et ne sortait que pour aller au 2 + 2 ou pour se faire mettre par quelqu'un d'autre. Quand elle a quitté l'hôpital, groggy, elle s'est installée dans le XVIIe. Ça ne va plus très bien entre Bruno et elle mais ils se voient tout de même, surtout pour faire des photos. Comme il ne sait plus quoi lui dire ni quoi faire avec elle, il la déshabille, prend son appareil et s'accroche désespérément à son cul. Pour la retenir, pour la fixer, l'immobiliser dans un cadre. Mais elle ne sait pas vraiment. C'est peut-être elle, qui accepte ça pour ne pas le perdre, pour continuer à lui servir à quelque chose (au début de leur histoire, elle prenait aussi des poses obscènes, souvent humiliantes, pour l'intéresser). Le premier café qui ait attiré l'attention d'Olive dans le quartier a été le Saxo Bar.

Elle aime les vieux vêtements, les robes démodées et les tenues déplacées, les chaussures et les chapeaux, elle aime les livres, Bret Easton Ellis et Maupassant, elle ramasse tous les beaux objets qu'elle trouve par terre et conserve tous ceux qu'on lui donne, même les plus insignifiants, elle aime le Nutella et le camembert Lepetit, elle aime les bateaux, elle aime Aretha Franklin, Janis Joplin et les Rita Mitsouko, elle aime danser, dans les rues ou dans les bistrots mais pas dans les boîtes, elle aime les Gitanes, l'herbe et le shit, elle aime faire la cuisine et acheter des trucs, elle aime baiser, beaucoup, fort, avec ceux et celles qui l'attirent mais jamais lorsqu'elle peut en tirer d'autre profit que le plaisir, elle aime se faire sauter comme une salope à qui on peut tout faire, même du mal, sa position préférée est la levrette, elle aime se masturber, elle aime se faire sodomiser, elle aime Lee Miller et Gena Rowlands.

Elle se déteste. Elle se trouve minable. Si elle n'a pas d'amis, ce n'est pas un hasard. Elle ne connaît rien, elle ne s'intéresse à rien, elle ne fait rien, elle ne vaut rien, elle n'est bonne à rien. Juste à bouffer et à baiser. Elle n'a qu'un seul atout, ce qu'elle a entre les jambes, et encore elle ne pense pas être un très bon coup. Question pipes, par exemple, elle se trouve nulle. Elle s'estime heureuse de pouvoir au moins servir d'objet sexuel dont on fait ce qu'on veut. De pouvoir s'habiller en pute ou en star pour avoir l'impression d'exister un peu, en surface. De pouvoir se rendre utile en donnant quelque chose à voir, quelque chose à baiser. Sa mère avait raison, sa place est entre les tables, à servir les autres. Elle est stupide et méprisable. Elle ne peut pas vivre seule. Elle a besoin d'être assistée. Elle est lâche, elle ne fait jamais face aux problèmes. Elle est incapable de prendre une décision si on ne la pousse pas. Elle est incapable de téléphoner à EDF, de prendre un rendez-vous chez le médecin, de laver son linge si on ne la force pas. Elle se laisse faire. Elle a trahi les hommes qui l'aimaient, elle les a laissés tomber parce qu'on l'appelait ailleurs. Comme une serveuse de restaurant.

Pour un premier contact, je ne manque pas d'informations. Mais c'est trop d'un coup, pour moi: j'ai l'impression d'avoir été bombardé par des astéroïdes. Je suis sonné, je flotte la tête à l'envers dans l'espace, je mélange tout: elle s'est fait violer à Cherbourg par un sauvage de la forêt, elle a travaillé comme serveuse dans un bar à putes de l'île Maurice. Elle n'est toujours pas en face de moi, elle est aux toilettes et je finis par croire qu'elle n'en sortira pas. Un seul point fixe émerge encore de ce chaos aveuglant: elle aime Gena Rowlands. Et malgré la panique, j'ai su puiser dans mes plus profondes réserves de clairvoyance pour lui dire d'une voix probablement ridicule, méthodique, que j'avais une interview de Cassavetes en cassette à la maison. Une interview drôle et bouleversante. (Sincèrement.) Étant donné qu'elle retourne les usages comme des crêpes, je n'ai pas été surpris quand elle m'a demandé d'elle-même si elle pourrait venir voir cette cassette un jour. Oui, bien sûr, si tu veux. Mais qu'est-ce que je peux faire? La ramener chez moi et lui grimper dessus comme si elle était normale? Elle s'est fait tringler par des dizaines et des dizaines de mecs, dont certains avec des bites énormes qu'ils lui fourraient entre les jambes six ou sept fois par jour, des dizaines de mecs de plusieurs pays différents. Et ce n'est même pas ça… Si je croise Néfertiti revenue parmi les vivants, je vais essayer de la faire monter pour lui en mettre un coup? Je me sens tout petit. Elle s'est engagée comme matelot sur l'océan sans savoir naviguer, elle a fait des photos de cul en pensant à autre chose, elle tourne à peine la tête quand on se moque d'elle, elle s'est fait violer trois fois et tient encore bien debout – elle en parle comme si trois bourdons l'avaient piquée. Je ne peux pas toucher une fille comme ça. Elle n'est pas dans le même univers que moi, je n'arriverai jamais à l'atteindre – même si c'est juste pour la baiser. Tout le monde l'a baisée, pourtant. Mais je me demande comment. Elle semble loin, seule. Loin de tout. Elle m'intrigue, elle me plaît, elle me plaît, elle me fascine. Chez les scouts, m'a-t-elle appris, on l'appelait Autruche Sans Mesure. Ils sont forts, ces scouts. Autruche sans mesure. Je voudrais que tu me regardes, Autruche. Je voudrais m'approcher de toi, Olive. Entrer dans ton monde sans mesure. Comment faire? Qu'est-ce que je vais faire? J'ai trop mangé, j'ai mal au ventre.

Néfertiti revient des toilettes avant le gamin, s'avance vers moi en équilibre, se pose sur la chaise et baisse aussitôt les yeux vers son mystère. Moi, je ne viendrai jamais à bout de cette tarte aux pommes. Je lui proposerai de la finir. Ça lui fera plaisir.

– Je n'ai pas été trop longue?

– Non, non. Je pensais à Cassavetes. Le petit est entré avec toi?

– Le petit? Ah… Oui, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'étais toute nue et quand on a frappé…

– Tu veux un morceau de ma tarte? Tu étais toute nue dans les toilettes?

– Merci. Oui, j'ai changé de culotte, l'élastique ne tenait plus. J'en avais une dans mon sac, que j'ai achetée cet après-midi chez Tati.

– Ah, d'accord.

– Donc j'ai accroché mon manteau derrière la porte, et quand j'ai entendu frapper, je ne sais pas pourquoi, une sorte de réflexe, j'ai dit «entrez». Je pensais à autre chose.

– Tiens, finis-la, si tu veux. Mais tu n'avais pas fermé à clé?

– Non, je ne ferme jamais les chiottes à clé. Depuis toute petite. Si je pouvais carrément laisser la porte ouverte, je me sentirais encore mieux. Mais dans un restaurant, ça ferait bizarre.

– Oui.

– Moi je m'en fous, qu'on me voie pisser, mais c'est pour les gens.

– Eh oui, c'est surtout ça.

– Bref, le petit est entré – heureusement que c'était un petit, d'ailleurs -, j'étais en train de chercher la culotte dans mon sac, il m'a regardée comme si j'étais une sorte de dame pipi futuriste mais il ne s'est pas démonté: il a ouvert sa braguette et il a pissé comme si je n'étais pas là. Il s'est quand même retourné pendant que j'enfilais ma culotte, pour voir une grande toute nue, et du coup il en a mis partout à côté.

Quand on se lève pour partir, Olive remet son grand bonnet en lapin, range son éventail dans son sac et ses Gitanes dans sa poche, referme un bouton de son manteau et salue tous nos voisins de table – «Au revoir, au revoir, au revoir». Ceux qui dînaient derrière nous lui répondent, vaguement surpris tout de même par cette soudaine et inhabituelle éclosion de politesse (heureux cependant de pouvoir dire «au revoir», on le sent), mais la poule rouge à grosse gorge qui s'est moquée de son éventail garde les yeux fixés bien droit devant elle – elle serre probablement les fesses. Olive la dévisage un instant, comme si elle ne pouvait croire à tant de grossièreté, elle attend deux secondes encore une réponse, je la devine sur le point de laisser échapper quelque chose comme connasse, mais elle se contente de montrer les dents comme elle fait lorsqu'elle est énervée ou frustrée, avide de quelque chose, et se dirige vers la porte en secouant la tête.