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Sur le trottoir, c'est le cauchemar. Le serveur vient de refermer la porte derrière nous après nous avoir serré la main, la lumière est de l'autre côté maintenant, nous sommes seuls et immobiles dans la rue sombre. Je ne peux pas proposer à Autruche Sans Mesure de monter, c'est au-dessus de mes forces. Je pense qu'elle me rirait au nez – non, elle ne se doute pas de ce que je ressens envers elle, elle penserait que je veux seulement la sauter et accepterait sans doute (c'est si simple, d'habitude, ça s'enchaîne tout seul comme à l'usine – mais cette fois je ne peux pas, inutile de se poser de questions, je suis mort de peur). Je suis statufié dans la nuit sur le trottoir (non pas une statue auguste et gracieuse – j'aimerais, pourtant, ça poserait son homme – plutôt une masse gluante figée, difforme et pâteuse), elle me regarde avec patience et bienveillance mais je préférerais qu'elle dise un truc. Je me souviens avec horreur qu'elle est incapable de prendre une décision si on ne la pousse pas. Que faire? Le goudron fond sous mes semelles, m'englue les pieds, remonte chaud dans mes jambes, mes couilles qu'il fait fondre, mon ventre qu'il brûle et ballonne, grimpe gluant le long de ma colonne vertébrale et se solidifie dans mon crâne. C'est désagréable. Je ne suis plus le danseur léger que j'étais. Et puis non, décidément, j'ai trop bu et trop mangé, c'est sûrement ça: je suis lourd et mou, sans volonté. Je suis apprivoisé, excité, ivre et amorphe. Elle peut faire de moi ce qu'elle veut. Elle cligne des yeux comme si elle se réveillait:

– Tu peux me la montrer maintenant, l'interview de Cassavetes?

Dans la salle de montage improvisée chez lui, Cassavetes hilare explique au journaliste que le crédit est une invention formidable qui permet de tout faire. On peut acheter ce qu'on veut sans se casser la tête, il serait ridicule de ne pas en profiter. L'argent se trouve partout. Et c'est pareil pour ce qui va autour: il suffit de prendre tout ce qu'on peut ramasser ou tout ce qu'on nous offre et d'envoyer le reste au diable. Il donne envie de vivre facilement.

Assise près de moi sur le canapé, Autruche Sans Mesure ouvre de grands yeux et sourit à l'écran. Le jeune Cassavetes un peu défoncé, enthousiaste et vorace, lui donne envie de vivre facilement. Elle se méprise mais j'imagine qu'elle ne demande qu'à manger ce qu'il y a sur les tables de l'immense restaurant dans lequel elle ne se croit que serveuse. Les paroles, les gestes et les rires que diffuse la télé semblent pénétrer directement dans son sang, comme des ondes radioactives. Elle assimile vite, je sens sa structure moléculaire se modifier à côté de moi. Et lorsqu'elle tourne la tête vers moi, je vois du plaisir et de la confiance éclairer son visage, je vois de l'envie dans ses yeux, de l'envie de vivre facilement. Oui, je veux bien qu'elle vive facilement avec moi, je suis là pour ça. J'essaie de faire passer cette réponse dans un sourire, un beau sourire oui d'accord, mais j'ai du mal – je dois ressembler à Clark Gable en moche. Il faut pourtant que j'en profite pour lui révéler mes sentiments d'une manière ou d'une autre, ce serait trop bête: je vois sa culotte.

Il y a très peu de filles comme ça et elles traversent notre vie en un éclair: il faut être vif et les attraper au vol sinon elles passent en trombe et filent comme des flèches à des milliers de kilomètres de nous. Elles font cent fois le tour de la terre dans leur vie, on les voit à peine à l'œil nu. Si je ne la ceinture pas tout de suite, je ne garderai en mémoire de son passage près de moi qu'une vague lueur rouge en rémanence, une odeur de cuir, et je me demanderai si je n'ai pas rêvé.

J'ai regardé ce reportage sur Cassavetes plus de vingt fois mais il me fait toujours le même effet. C'est pourquoi, même si j'ai rarement connu de situation plus délicate (la tension est insoutenable, le poids de l'enjeu m'écrase, je veux de l'amour), je parviens à soulever ma main de trois cents tonnes et la pose sur la partie la plus charnue de sa cuisse nue comme un éléphant de cirque pose la patte sur le ventre du dompteur allongé. C'est fragile, doux, chaud. Ma grosse main de paysan ronfle à trois ou quatre centimètres de sa culotte neuve de chez Tati… (si encore j'avais mis les pieds une seule fois dans ma vie à la campagne, ça pourrait faire pittoresque). Enfin, c'est certes un peu primaire et rustre, mais c'est ainsi que, pour la première fois de ma vie, je déclare ma flamme à quelqu'un. Je tremble et j'ai l'impression que les vibrations se répercutent dans tout l'appartement.

J'ai reproduit ce geste (communément appelé «prise de la cuisse») des dizaines de fois, souvent d'ailleurs devant Cassavetes, dans la plus grande insouciance: ça marchait quasiment toujours, je le savais (c'est comme une bonne clé au bras en lutte gréco-romaine), et au pire je me serais pris une tarte en contre-attaque – ce qui n'est pas très douloureux. Mais jamais encore je ne me suis senti aussi ému, aussi agité. Ma main sur elle, je suis un démineur débutant qui vient de toucher un fil d'une bombe dont il n'a pas étudié le modèle à l'école.

Elle ne dit rien, continue à fixer l'écran en souriant radieusement comme une petite fille qui découvre le fonctionnement simpliste d'un automate hideux qui lui faisait peur, et écarte légèrement les jambes pendant que Cassavetes explique comment il faut faire. J'en étais sûr, je savais qu'il m'apporterait autre chose qu'un peu de plaisir pour une nuit de temps en temps, qu'il reviendrait un jour me rendre un véritable service, par-delà la mort. Merci.

Soudain, je me fige (ce qui n'est pas une mince affaire car j'étais déjà très figé depuis quelques instants): comment n'y ai-je pas songé plus tôt? Il était évident qu'elle n'allait pas protester. Elle s'allonge dès qu'on le lui demande gentiment, elle a écarté les genoux pour quelques billets, sur fond de papier peint rayé crème et mauve dans des chambres d'hôtel minables, devant des pseudo-photographes qui se branlaient les jambes fléchies et les yeux exorbités, elle s'est laissé besogner laborieusement par des fonctionnaires et des agents commerciaux trop gras afin que son mec puisse se taper leur femme, même lorsqu'on la viole elle ne se scandalise pas beaucoup – et elle va protester parce que je touche timidement sa cuisse? Je ne sais pas où j'ai la tête, je perds mon bon sens, je ne connais plus rien aux femmes.

Mais que faire pour en savoir plus? Je peux approcher ma main de sa culotte mais ça ne m'avancera pas à grand-chose, si on peut dire. Je ne vais pas me mettre à la branler pendant l'interview, ça risque de rompre le charme. Et puis ce qui se passe sur l'écran a vraiment l'air de l'intéresser, je vais la déranger. D'un autre côté, je me sens un peu grotesque, comme ça: je me tiens bien droit sur le canapé, avec juste ce bras ridicule tendu vers sa jambe comme un organe incongru et démesuré qui sortirait de mon corps. J'ai l'impression qu'il fait deux mètres de long et trente centimètres de diamètre, mon bras; qu'il me déséquilibre et risque de me faire tomber sur elle. Et cette main pesante et mollasse qui ne bouge pas plus qu'un foie de veau: je lui foutrais des coups. Je me demande même avec horreur si cette main foie de veau n'est pas en train de devenir… moite. Non, par pitié, non. Pas moite, pas moite.

Olive écarte encore les cuisses et se rapproche de moi. Ce n'est plus une concession, c'est un consentement – distraitement accordé (comme si elle bougeait dans son sommeil), mais ça compte quand même. Je devine le paradis terrestre sous le tissu fin de la culotte. Quelques secondes plus tard, elle pose doucement sa main sur la mienne, toujours sans détacher son regard de la télé. Elle me caresse sans paraître s'en rendre compte, comme on caresse son chat sur ses genoux ou son vieux mari assoupi, machinalement. Ce geste est si simple, si naturel, que je ne sens plus mon bras monstrueux. Je ne sens même plus le poids de mon corps. Je n'existe plus que par elle, comme un vieux chat assoupi sur ses genoux.

Émergeant de ma rêverie au bout d'un moment, je m'interroge: n'essaie-t-elle pas d'attirer ma main vers sa culotte, depuis cinq minutes? C'est peut-être une illusion, mais il me semble qu'elle force plus dans un sens que dans l'autre. Pas sûr… Si c'est le cas, je dois avoir l'air particulièrement débile, à résister ainsi. Mais sinon, je vais gâcher cet instant de bien-être domestique en essayant de lui insérer mes gros doigts dans le vagin. Je vais arrêter de me poser des questions, ce sera plus pratique. Je fais un effort pour m'intéresser de nouveau à ce que dit Cassavetes et me mets à caresser la cuisse d'Olive le plus machinalement possible.

Dans la seconde partie du reportage, il est plus âgé. Il paraît aussi plus triste, plus résigné, plus fatigué. Il se sait sans doute malade. A ses côtés, Gena Rowlands le regarde avec tendresse, avec amour et compassion. Il semble avoir perdu quelques illusions, comme tout le monde.

Près de moi, je sens Olive faiblir, mollir. Je la sens physiquement dépérir, comme une plante qu'on prive de lumière. Ce n'est pas bon du tout. Quand apparaît le générique, elle bâille. Elle bâille encore tandis que les noms que nous voyons défiler sans les lire défilent. Je continue à lui caresser doucement la cuisse et l'angoisse me saisit peu à peu. Nous ne parlons pas. Bientôt, il y aura de la neige sur l'écran que nous fixons – et que nous fixerons encore? Elle bâille à s'en décrocher la mâchoire. D'une part je dois trouver un moyen d'enchaîner, d'autre part je dois réussir à la tirer de la torpeur qui s'empare visiblement d'elle après l'excitation du reportage, comme après un bon repas. Passer enfin mes doigts sous la culotte pourrait me permettre de faire d'une pierre deux coups. Mais si je m'agite sur sa chatte comme un furieux dès la fin du générique, ça n'aura rien de naturel. Ce sera comme si j'avais impatiemment attendu le top départ, ou comme si je me démenais rageusement entre ses jambes pour tenter de la réveiller coûte que coûte.

Elle bâille à s'en ouvrir le crâne en deux. Enfin j'aperçois la solution qui se dressait devant moi, flagrante, depuis un bon moment (un cerf brame à pleins poumons, tire la langue et fait des claquettes pendant cinq minutes en face d'un chasseur, et celui-ci grommelle «Ah mais c'est pas vrai, je vais pas trouver la moindre bestiole à tirer, aujourd'hui!»).

– Tu bâilles… Tu as sommeil?

– Un peu, oui.

– Tu peux dormir ici, si tu veux. Ce n'est pas un piège, hein, on n'est pas obligés de baiser. On dort, c'est tout.

– Oui, d'accord.

Transporté d'allégresse conjugale, je fonce (sans en avoir l'air) vers la chambre pour allumer la lampe de chevet et vérifier que nulle part ne traîne un vieux caleçon, un soutien-gorge ou un magazine de cul – ce n'est pourtant pas ça qui la gênerait, mais c'est un réflexe acquis. Je jette même un coup d'œil dans le cendrier posé au pied du lit, que je vide rarement, pour voir s'il n'y a pas de traces de rouge à lèvres sur un mégot.

J'ai à peine le temps de relever les yeux que je la vois passer la porte de la chambre, entièrement nue – même si elle ne portait pas grand-chose sur elle, je n'ai jamais vu quelqu'un se déshabiller si vite, c'est à en perdre la tête. Elle me sourit comme si je l'avais déjà croisée cent fois ENTIÈREMENT NUE (sapristi!) mais ce n'est pas le cas et je dois réunir en une fraction de seconde dans les petites veines tortueuses de mon cerveau tout ce qui me reste de sang-froid pour ne pas pousser un hurlement d'admiration ni tomber en arrière comme un épouvantail foudroyé. Je ne peux pas décrire son corps pour l'instant, il est (pour moi) d'une beauté proche de la pure abstraction.

Je fais de mon mieux pour lui rendre son sourire décontracté. Elle s'allonge sur le lit, ne rabat pas la couette sur elle, et tourne vers moi un regard qui n'a rien d'énigmatique. Il s'agit maintenant de la rejoindre. De toute évidence, nous allons coucher ensemble pour la première fois. Je suis anxieux. Mais mon oncle connaît la vie:

«En règle générale, il convient de respecter quelques principes élémentaires lors d'un premier accouplement entre deux personnes. En particulier si la femme est impressionnante. Une légende veut que cela ne se passe jamais très bien. Elle n'est pas réellement fondée, mais l'homme devra cependant s'en souvenir quand viendra le moment du bilan, et en faire part à la femme d'un air dégagé si l'affaire ne s'est pas déroulée de manière satisfaisante – non pas pour la réconforter, bien entendu (car il serait mufle et honteusement maladroit de sous-entendre qu'elle n'a pas fourni une prestation correcte), mais pour se disculper si lui-même n'a pas su se montrer suffisamment efficace. C'est une soupape rassurante, mais en observant les règles suivantes, fort simples, on n'en arrivera pas là.