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Leur vie était faite de paix et de silence. Neige s'acclimatait lentement au Japon. Elle avait parfois le mal du pays mais ne se plaignait jamais. Ce qu'il lui manquait le plus, c'était pourtant autre chose: c'était son métier de funambule.

Une nuit, elle se mit à rêver qu'elle volait dans les airs. Le lendemain, en se réveillant, elle y pensa fortement. Puis elle n'y pensa plus.

L'hiver arriva. Puis le printemps. L'enfant se mit à grandir dans le ravissement de la lumière. Neige était heureuse. Dans une main elle tenait l'amour de Soseki, dans l'autre main son propre cœur qu'elle offrait à l'enfant. Et ce fragile balancier suffisait à la tenir en équilibre sur le fil du bonheur.

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Un jour, pourtant, l'équilibre de ce balancier devint si fragile qu'il se rompit.

Un jour, l'affection prodiguée par ces deux êtres chers ne lui suffit plus pour être heureuse. La vie dans les airs lui faisait cruellement défaut. Elle avait à nouveau soif de vertige, de frissons, de conquête. Elle désirait tout simplement redevenir funambule.

Elle demanda à Soseki le droit d'organiser une dernière parade. Elle voulait tendre un fil d'une montagne à l'autre, au cœur des Alpes japonaises.

Sans doute son mari qualifia-t-il ce désir de folie, jugeant périlleux de mettre ainsi sa vie en danger, mais, en vrai samouraï, il s'inclina et obtempéra.

Il fit venir d'Europe deux câbles d'acier: l'un très court et de petite section, l'autre d'un diamètre important et d'une longueur totale de cinq cents mètres. Puis il envoya deux de ses serviteurs installer le câble le plus long sur le versant d'une haute montagne, dans le centre de Honshu.

Neige, quant à elle, ressortit de son étui son balancier, chaussa ses souliers de ballerine et s'entraîna de longues heures dans le jardin à traverser et retraverser, sur le petit câble d'acier, de minuscules montagnes de fleurs et un océan miniature où flottaient des nénuphars.

Soseki ne se lassait pas de la regarder. Sa femme était une danseuse de corde hors pair. Sur ce fil, Neige était si heureuse, si belle, si aérienne que chaque jour il remerciait le ciel de la lui avoir offerte.

Ses cheveux étaient blonds. Son regard était clair.

Et elle marchait dans les airs.

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Le spectacle fut fixé aux premiers jours de l'été. On vint de tout le pays pour assister aux prouesses de la jeune française. On raconte que l'empereur lui-même assista à la féerie, au côté du samouraï.

Lorsque Neige posa le pied sur le fil, la foule murmura. C'était si haut, si vertigineux, qu'elle ne semblait qu'un point blanc dans l'espace, un flocon de neige dans l'immensité du ciel.

Munie de son balancier, Neige évolua au-dessus du sol pendant plus d'une heure et demie, se rapprochant peu à peu de l'autre versant de la montagne. En bas on retenait son souffle. Un faux pas et c'était la mort assurée.

Mais la jeune femme, maîtrisant parfaitement son art, avançait irrémédiablement. Pas à pas. Souffle après souffle. Silence après silence. De vertige en vertige.

Jamais elle ne trébucha.

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Ce fut le fil qui cassa. Mal arrimé, sans doute, le câble se détacha de la roche, emportant avec lui la jeune femme et le balancier dans une chute de près de mille pieds. Du plus loin qu'on la vit disparaître, au cœur des Alpes japonaises, on la prit pour un oiseau tombant du ciel.

On ne retrouva jamais son corps, sans doute avalé par une crevasse. Neige était devenue neige et dormait dans le lit de la blancheur.

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Soseki ne se remit jamais de la perte de sa femme. Les deux serviteurs fautifs furent renvoyés sans autre forme de procès. On apprit quelques jours plus tard qu'ils s'étaient donné la mort en se jetant d'une falaise. Le samouraï n'en tira ni joie ni peine. Il ne voyait qu'une chose: son propre chagrin. Il ne savait qu'une chose: jamais il ne retrouverait la femme qu'il avait aimée. Jamais il ne reverrait Neige. Jamais il ne reverrait la beauté.

En regagnant sa demeure, maintenant vide de toute joie, il quitta son habit de guerrier. Il ne serait plus samouraï. Il ne serait plus officier de l'empereur.

Il se consacrerait désormais à l'éducation de sa fille et à l'art. A l'art absolu. Dans le visage de son enfant, reflet de son amour perdu, il puiserait à la source de l'inspiration, et dans l'art il trouverait l'équilibre que la disparition de la funambule avait perverti.

C'est ainsi qu'il devint, pour l'amour d'une femme, poète, musicien, calligraphe, danseur. Et peintre.

Car la peinture était bien entendu le lien le plus fidèle entre le visage perdu et l'art absolu, le moyen le plus sûr de retrouver Neige. Et c'est dans cet art-là que le maître excella.

Soseki acheta de nombreuses fournitures chez un marchand de couleurs – un chevalet de bois, plusieurs pinceaux en soie, une palette, une quantité infinie de colorants -, se fit construire une petite hutte dans son jardin et s'y enferma à double tour. Il passa là de longues années à peindre cette étrange morte que jamais plus il ne reverrait qu'en rêve.

Pourtant, Soseki ne se satisfit jamais de son travail. Ses tableaux, quoique superbes, lui semblaient trop colorés, peu ressemblants. Pour peindre Neige avec exactitude, il eût fallu un tableau entièrement blanc, vierge, épuré.

Comment peindre la blancheur? Chaque peinture de la jeune femme était belle mais ne ressemblait en rien à la neige.

Alors Soseki continua à perfectionner son art, jour après jour, nuit après nuit, sans jamais se lasser.

Puis il se mit à vieillir. Sa fille, déjà femme et déjà belle, fut envoyée à Tokyo pour parfaire son éducation. Le vieil homme se retrouva seul face à la toile. Il épuisa ses yeux à contempler l'image de sa femme disparue. Et un jour, à force de travail incessant, il devint aveugle.

C'est précisément ce jour-là que Soseki, dans la profondeur de sa cécité, peignit le plus blanc et le plus beau de tous ses portraits.

III

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– Voilà, dit Horoshi, c'est là que l'histoire se termine. Mon maître n'a jamais pu oublier son épouse, comme il n'a jamais pu s'empêcher de la vénérer et de la peindre. Même lorsqu'il est devenu aveugle. Surtout lorsqu'il est devenu aveugle. C'est dans le noir le plus profond que Soseki a peint la blancheur, a découvert la pureté. Ensuite, il a découvert que la vraie lumière et les vraies couleurs demeurent à jamais intrinsèquement liées à la beauté de l'âme. Il a cultivé, à partir du visage d'une femme disparue, l'art absolu. Et il a maîtrisé la lumière et ses nuances à partir de l'absence totale de lumière. Du néant, il a extirpé la quintessence de l'art. C'est pour cela que Soseki est un grand artiste.

Le serviteur se tut un instant et Yuko fut pris d'un vertige. Il regarda le vieil homme et dit:

– Je sais où se trouve cette femme. Je l'ai rencontrée en venant ici. Elle est morte, mais c'est comme si elle était encore vivante. Elle habite un cercueil de verre. Elle est si belle que je suis resté une nuit entière à la contempler.

En disant cela, Yuko avait les yeux dans le vague, le regard encore embué par le souffle du rêve. L'his toire avait été longue et palpitante. Il était difficile de revenir dans le monde réel.

Horoshi se contenta de sourire au jeune homme et d'approuver d'un signe de la tête. Mais bien sûr il n'en crut rien.

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Le lendemain, près de la rivière argentée, Soseki demanda à Yuko de fermer les yeux et d'imaginer la blancheur.

– La blancheur n'est pas une couleur. C'est une absence de couleur. Ferme les yeux et dis-moi ce que tu vois.

– Maître, je vois un cercueil de verre dans la glace. Dans ce cercueil je vois le visage d'une femme. Elle est là, devant mes yeux. Elle est fragile comme un songe. C'est une jeune femme nue, blonde, européenne. Elle est morte. Elle dort sous un mètre de glace. Elle est au cœur de la province de Honshu, dans les Alpes japonaises. Elle a été funambule. Elle se nomme Neige. Et je sais où elle se trouve.