Il y a une deuxième objection. Dans certains cas, le fait de savoir certaines choses par cœur vous donne des facultés d'intelligence supérieures. Je suis bien d'accord pour dire que la culture n'est pas le fait de savoir la date exacte de la mort de Napoléon. Mais nul doute que tout ce que vous pouvez savoir par vous-même, et même la date de la mort de Napoléon, le 5 mai 1821, vous donne une certaine autonomie intellectuelle.
Cette question n'est pas nouvelle. L'invention de l'imprimerie est déjà cette possibilité offerte de mettre la culture dont on ne veut pas s'encombrer en réserve, au « frigidaire », dans les livres, en sachant simplement où trouver l'information dont on a ponctuellement besoin. Il y a donc délégation d'une partie de la mémoire à des livres, à des machines, mais il demeure une obligation de savoir tirer le meilleur parti de ses outils. Et donc d'entretenir sa propre mémoire.
J.-C.C. : Mais nul ne contestera le fait que, pour pouvoir utiliser ces outils sophistiqués qui, nous l'avons déjà vu, ont tendance à se périmer à une vitesse accélérée, nous sommes tenus de réapprendre sans cesse de nouveaux usages et langages, et de les mémoriser. Notre mémoire est puissamment sollicitée. Plus que jamais, peut-être.
U.E. : Bien entendu. Si vous n'avez pas été capable, depuis l'arrivée des premiers ordinateurs en 1983, de recycler en permanence votre mémoire informatique en passant d'une disquette flexible à une disquette au format plus réduit, puis à un disque et maintenant à une clé, vous avez plusieurs fois perdu vos données, partiellement ou intégralement. Car, bien entendu, aucun ordinateur ne peut lire les premières disquettes appartenant déjà à l'ère préhistorique de l'informatique. J'ai cherché désespérément une première version de mon Pendule de Foucault que j'avais dû enregistrer sur disquette dans les années 1984 ou 1985, sans succès. Si j'avais tapé mon roman à la machine, elle serait encore là.
J.-C.C. : Il y a peut-être quelque chose qui ne disparaît pas, c'est la mémoire que nous conservons de ce que nous avons éprouvé à travers les différents moments de notre existence. La mémoire précieuse – et parfois trompeuse – des sentiments, des émotions. La mémoire affective. Qui voudrait nous en décharger et à quelle fin ?
U.E. : Mais cette mémoire biologique doit être entraînée jour après jour. Si notre mémoire était comme celle d'une disquette, alors nous aurions notre Alzheimer à cinquante ans. Parce qu'une des façons d'éloigner cet Alzheimer, ou toute autre forme de démence sénile, c'est précisément de continuer à apprendre, par exemple un poème par cœur tous les matins. De faire toutes sortes d'exercices d'intelligence. Même des rébus ou des anagrammes. Notre génération était encore obligée d'apprendre des poèmes par cœur à l'école. Mais c'est de moins en moins le cas avec les suivantes. Il s'agissait simplement, en apprenant par cœur, d'exercer nos facultés de mémoire, et donc d'intelligence. Aujourd'hui où nous ne sommes plus obligés de le faire, il nous faut d'une certaine manière nous imposer cet exercice quotidien sans lequel nous risquons d'être atteints précocement de sénilité.
J.-C.C. : Laissez-moi apporter deux nuances à ce que vous dites. Il est vrai que la mémoire est un muscle, d'une certaine façon, et que nous pouvons l'entraîner, comme sans doute l'imagination. Sans aller cependant jusqu'à devenir le Funes de Borges, dont vous parliez précédemment, un homme qui se souvient de tout, qui a perdu le doux privilège d'oublier. Et pourtant : personne n'a appris plus de textes que les acteurs de théâtre. Or, malgré ce travail, malgré cette application de toute une vie, nous connaissons beaucoup d'exemples d'Alzheimer parmi ces acteurs et je me suis souvent demandé pourquoi. Ensuite je suis frappé, sans doute comme vous, par la coïncidence entre le développement de la mémoire artificielle, celle qui est stockée dans nos ordinateurs et qui semble absolument infinie, et celui de la maladie d'Alzheimer, comme si les machines avaient pris le pas sur l'humain, rendant notre mémoire inutile, dérisoire. Nous n'avons plus besoin d'être nous-mêmes. C'est étonnant et assez terrifiant, non ?
U.E. : Il faut certainement distinguer la fonction du support matériel. Marcher entretient la fonction de ma jambe, mais je peux me la casser, et dans ce cas je ne marche plus. Nous pouvons dire la même chose du cerveau. Evidemment, si la matière grise est atteinte de quelque forme de dégénérescence physique, le fait d'avoir appris par cœur chaque jour dix vers de Racine ne suffit pas. Un de mes amis, Giorgio Prodi, frère de Romano Prodi, un très grand cancérologue mort d'ailleurs d'un cancer, alors que son cerveau savait pertinemment tout sur ce sujet, me disait : « Si demain nous vivions tous jusqu'à cent ans, la majorité d'entre nous mourrait du cancer. » Plus la durée de vie augmente et plus les probabilités que notre corps se détraque augmentent. Je veux dire par là que notre Alzheimer est peut-être tout simplement la conséquence du fait que nous vivons plus longtemps.
J.-C.C. : Objection, Votre Honneur. J'ai lu récemment un article dans une revue médicale indiquant que l'Alzheimer rajeunissait. Des gens de quarante-cinq ans peuvent aujourd'hui en être atteints.
U.E. : Bon. Alors je cesse d'apprendre des poèmes par cœur et je me bois deux bouteilles de whisky par jour. Merci de m'avoir donné un espoir. « Merdre ! », comme disait Ubu.
J.-C.C. : Je me souviens justement, ma mémoire fonctionne à point nommé, de cette citation : « J'ai gardé le souvenir d'un homme qui avait une mémoire extraordinaire. Mais j'ai oublié ce qu'il savait. » Je ne me souviens donc que de l'oubli. Cela dit, je crois que notre échange permet maintenant de rappeler la distinction que la langue française fait entre le savoir et la connaissance. Le savoir, c'est ce dont nous sommes encombrés et qui ne trouve pas toujours une utilité. La connaissance, c'est la transformation d'un savoir en une expérience de vie. Nous pouvons donc peut-être confier la charge de ce savoir sans cesse renouvelé à des machines et nous concentrer sur la connaissance. C'est sans doute dans ce sens qu'il faut entendre la phrase de Michel Serres. Il ne nous reste en effet – quel soulagement – que l'intelligence. Ajoutons que, naturellement, ces questions que nous nous posons à propos de la mémoire, et dont nous débattons, seront frappées de vanité, d'absurdité, si une crise écologique majeure démolit la race humaine et si, par accident ou par usure, nous disparaissons. J'ai en tête la dernière phrase des Mythologiques de Lévi-Strauss : « C'est-à-dire rien. » « Rien » est le dernier mot. Notre dernier mot.
La revanche des filtrés
J.-P. de T. : Il me semble qu'il faut revenir à cette situation que crée la mise à disposition d'une mémoire incontrôlable avec Internet. Comment traiter ce matériau, cette diversité, ces contradictions, cette abondance ?
J.-C.C. : Ce qu'Internet nous donne est en effet une information brute, sans aucune distinction, ou presque, sans contrôle des sources ni hiérarchisation. Or chacun a besoin non seulement de vérifier mais aussi de donner du sens, c'est-à-dire d'ordonner, de placer son savoir à un moment de son discours. Mais selon quels critères ? Nos livres d'histoire, nous l'avons dit, ont été souvent écrits à partir de préférences nationales, d'influences parfois passagères, de choix idéologiques qui se faisaient sentir ici ou là. Aucune histoire de la Révolution française n'est innocente. Danton est le grand homme des historiens français du XIXe siècle, il a des statues et des rues partout à son nom. Puis il tombe en disgrâce, convaincu de corruption, et Robespierre l'Incorruptible, soutenu par des historiens marxistes comme Albert Matthiez, revient en force. Il parvient à se faire attribuer quelques rues dans les banlieues communistes, et même un métro à Montreuil-sous-Bois. Demain, qui ? Quoi ? Nous ne le savons pas. Nous avons donc besoin d'un point de vue, ou au moins de quelques repères, pour aborder cet océan tumultueux du savoir.