J.-C.C. : Nous parlons toujours du filtrage, mais comment opérer lorsqu'il s'agit d'une époque par rapport à laquelle nous manquons de recul ? Imaginons qu'on me demande de présenter Aragon dans une histoire de la littérature française. Qu'est-ce que je vais raconter ? Aragon et Eluard, issus du surréalisme, ont écrit, plus tard, d'horribles hyperboles communisantes : « L'univers de Staline est toujours renaissant… » Eluard restera sans doute comme poète, Aragon peut-être comme romancier. Pourtant ce que je garde de lui, pour le moment, ce sont ses chansons, que Brassens et d'autres ont mises en musique. Il n'y a pas d'amour heureux ou Est-ce ainsi que les hommes vivent ? J'aime encore beaucoup ces textes qui ont accompagné et fleuri ma jeunesse. Mais je me rends bien compte qu'il s'agit d'un simple épisode dans l'histoire de la littérature. Qu'en restera-t-il pour les générations nouvelles ?
Autre exemple dans le cinéma. Lorsque j'ai fait mes classes, il y a cinquante ans, le cinéma avait environ cinquante ans. Nous avions alors de grands maîtres que nous apprenions à admirer et dont nous disséquions les œuvres. Un de ces maîtres était René Clair. Buñuel disait que trois metteurs en scène pouvaient faire ce qu'ils voulaient, je vous parle des années trente : Chaplin, Walt Disney et René Clair. Aujourd'hui, dans les écoles de cinéma, personne ne sait qui est René Clair. Il est passé, dirait le Père Ubu, à la trappe. C'est à peine si on se rappelle son nom. Même chose pour les « Allemands » des années trente qu'affectionnait particulièrement Buñuel : Georg Wilhelm Pabst, Fritz Lang et Murnau. Qui les connaît, qui les cite, qui les prend en exemple ? Fritz Lang survit sans doute, au moins dans la mémoire des cinéphiles, à cause de M le maudit. Mais les autres ? Le filtrage se fait donc de manière insensible, invisible, au sein même des écoles de cinéma, et ce sont les étudiants qui décident. Tout d'un coup, un de ces « filtrés » réapparaît parce qu'un de ses films a été diffusé ici ou là, et qu'il a étonné. Parce qu'un livre a été publié sur cet auteur. Mais c'est tellement rare. Il est donc possible de dire qu'au moment même où le cinéma commence à entrer dans l'histoire, il entre déjà dans l'oubli.
U.E. : Même chose pour l'entre-deux-siècles et les trois couronnes qui étaient en Italie D'Annunzio, Carducci et Pascoli. D'Annunzio a été le grand poète national jusqu'au fascisme. Après la guerre, on a redécouvert Pascoli comme l'avant-garde de la poésie du XXe siècle. Carducci était alors regardé comme un rhétoricien, et il a disparu. Mais il y a maintenant un mouvement en faveur de Carducci pour dire que, finalement, ce n'était pas mal du tout.
Les trois couronnes de la génération suivante ont été Giuseppe Ungaretti, Eugenio Montale et Umberto Saba. On s'interrogeait pour savoir lequel des trois méritait le Nobel et, en 1959, il est allé à Salvatore Quasimodo. Montale, qui est sans doute le plus grand poète du XXe siècle italien (et selon moi un des tout premiers poètes du XXe siècle en général) a reçu son Nobel seulement en 1975.
J.-C.C. : Pour ma génération, le premier cinéma du monde, pendant vingt-cinq ou trente ans, a été le cinéma italien. Nous attendions chaque mois la sortie de deux ou trois films italiens que nous ne voulions rater sous aucun prétexte. Ils faisaient partie de notre vie, plus encore que de notre culture. Un triste jour, ce cinéma s'est desséché et vite éteint. La télévision italienne qui coproduisait les films, nous a-t-on dit, en est largement responsable. Mais ce cinéma a souffert aussi, très certainement, de ce phénomène mystérieux d'épuisement dont nous avons parlé. Tout d'un coup les forces vives manquent, les auteurs vieillissent, les acteurs aussi, les œuvres se répètent, quelque chose d'essentiel s'est perdu en route. Ce cinéma italien n'est plus, mais il a été l'un des plus grands.
Que reste-t-il de ces trente années qui nous ont fait rire et vibrer ? Fellini m'enchante toujours. Antonioni me semble encore très respecté. Avez-vous vu Le Regard de Michelangelo, son dernier court-métrage ? C'est un des plus beaux films du monde ! Antonioni a tourné en 2000 ce film qui ne dure pas plus de quinze minutes, sans un mot, où il se met en scène lui-même, pour la seule fois de sa vie. On le voit entrer dans l'église Saint-Pierre-aux-Liens, à Rome, seul. Il s'approche lentement du tombeau de Jules II et tout le film est un dialogue, sans un mot prononcé, un va-et-vient de regards entre Antonioni et le Moïse de Michel-Ange. Tout ce que nous disons là, cette frénésie de paraître et de parler qui marque notre époque, cette agitation sans objet, est ici mis en question par le silence même et le regard du cinéaste. Il est venu dire adieu. Il ne reviendra plus, et il le sait. Il est venu rendre une dernière visite, lui qui s'en va, au chef-d'œuvre incompréhensible, qui restera. Comme pour l'interroger une dernière fois. Comme pour essayer de percer un mystère auquel les mots n'ont pas accès. Le regard qu'Antonioni lui jette en partant, avant de sortir, est pathétique.
U.E. : Il me semble que nous avons un peu trop oublié Antonioni, ces dernières années. Au contraire, Fellini n'a pas cessé de grandir depuis sa mort.
J.-C.C. : Il est sans doute celui que je préfère, même s'il n'est toujours pas à sa vraie place.
U.E. : Durant sa vie, à une époque d'extrême engagement politique, Fellini était perçu comme un rêveur qui n'était pas intéressé par la réalité sociale. La redécouverte de son cinéma après sa mort a permis de réévaluer son œuvre. J'ai revu récemment à la télévision La Dolce Vita. C'est un chef-d'œuvre immense.
J.-C.C. : Lorsqu'on parle de cinéma italien, beaucoup pensent d'abord à Pietro Germi, à Luigi Comencini, à Dino Risi, à la comédie italienne. J'ai un peu peur qu'on ne finisse par oublier ceux qui pour nous, à l'époque, étaient des demi-dieux. Un réalisateur comme Milos Forman eut envie de faire du cinéma en voyant dans son adolescence les films du néoréalisme italien, en particulier ceux de Vittorio de Sica. Pour lui, il y avait le cinéma italien d'un côté, Chaplin de l'autre.
U.E. : Nous revenons à notre hypothèse. Lorsque l'Etat est trop puissant, la poésie se tait. Lorsque l'Etat est en crise totale, comme c'est le cas en Italie depuis l'après-guerre, alors l'art est libre de dire ce qu'il doit dire. La grande saison du néoréalisme se déploie quand l'Italie est en miettes. Nous n'étions pas encore entrés dans l'ère dite du miracle italien (c'est-à-dire la renaissance industrielle et commerciale des années 1950). Rome ville ouverte est de 1945, Paisà de 1947, Le Voleur de bicyclette de 1948. Venise au XVIIIe siècle était encore une grande puissance commerciale mais déjà en route vers son déclin. Pourtant elle a eu Tiepolo, Canaletto, Guardi, et Goldoni. Donc lorsque le pouvoir s'éclipse, certains arts se trouvent stimulés, d'autres non.
J.-C.C. : Durant l'époque où Napoléon exerce un pouvoir absolu, c'est-à-dire entre 1800 et 1814, il n'y a pas un seul livre publié en France qui se lise encore aujourd'hui. La peinture est pompeuse, bientôt pompière. David, qui était un grand peintre avant Le Sacre, devient tout à fait fade et plat. Il finira tristement en Belgique en peignant des mièvreries antiques. Pas de musique. Pas de théâtre. On rejoue les pièces de Corneille. Napoléon, quand il se rend au théâtre, va voir Cinna. Madame de Staël est obligée de s'exiler. Chateaubriand est détesté par l'autorité. Son chef-d'œuvre, les Mémoires d'outre-tombe, qu'il commence à rédiger secrètement, ne sera publié que partiellement de son vivant, et beaucoup plus tard. Les romans qui ont fait sa gloire sont hélas, aujourd'hui, illisibles. Etrange cas de filtrage : ce qu'il écrivait pour ses nombreux lecteurs nous tombe des mains et ce qu'il écrivait en solitaire, pour lui-même, nous enchante.