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U.E. : C'est l'histoire de Pétrarque. Il a passé sa vie en travaillant à sa grande œuvre en latin, Africa, convaincu qu'elle deviendrait la nouvelle Enéide, qu'elle lui apporterait la gloire. Il n'écrivait les sonnets qui l'ont à jamais rendu célèbre que lorsqu'il n'avait rien de mieux à faire.

J.-C.C. : La notion de filtrage dont nous débattons me fait naturellement penser à ces vins que nous filtrons avant de les boire. Il existe maintenant un vin qui présente cette qualité d'être « non filtré ». Il garde toutes ses impuretés qui parfois apportent des saveurs très particulières que le filtrage, par la suite, lui enlève. Peut-être avons-nous goûté à l'école à une littérature trop filtrée et manquant pour cette raison de saveurs impures.

Chaque livre publié aujourd'hui

est un post-incunable

J.-P. de T. : Cet échange perdrait probablement de sa pertinence si nous ignorions que vous êtes non seulement des auteurs, mais aussi des bibliophiles, que vous avez consacré votre temps et votre argent à rassembler chez vous des livres fort rares et fort coûteux, et selon des logiques particulières que j'aimerais que vous nous révéliez.

J.-C.C. : Au préalable, une histoire que m'a rapportée Peter Brook. Edward Gordon Craig, grand homme de théâtre, le Stanislavski du théâtre anglais, se trouve à Paris pendant la guerre 39-45 et ne sait que faire. Il a un petit appartement, un peu d'argent, il ne peut évidemment pas rentrer en Angleterre et, pour se désennuyer, il fréquente les bouquinistes des quais de Seine. Il y trouve et achète, par hasard, deux choses. La première c'est un répertoire des rues de Paris à l'époque du Directoire, avec la liste des gens qui habitent à tel ou tel numéro. La seconde est un carnet de tapissier de la même époque, d'un marchand de meubles, où celui-ci avait noté ses rendez-vous.

Craig mit côte à côte le répertoire et le carnet, et passa deux ans à établir les itinéraires précis du tapissier. Sur la base des informations fournies involontairement par l'artisan, il put reconstituer des histoires d'amour et même d'adultère sous le Directoire. Peter Brook, qui a bien connu Craig et qui a pu se rendre compte de la minutie de son enquête, me disait à quel point les histoires ainsi révélées étaient fascinantes. Si pour se rendre de tel endroit à tel autre, où l'attendait son client, il ne lui fallait qu'une heure et qu'il en avait pris en réalité le double, c'était probablement parce qu'il s'était arrêté en chemin. Mais pour quoi faire ?

Comme Craig, j'aime prendre possession d'un livre qui a appartenu à un autre avant moi. J'aime particulièrement la littérature populaire, voire grotesque et burlesque, française du début du XVIIsiècle, littérature qui, je l'ai dit, reste très déconsidérée. J'ai trouvé un jour un de ces livres qui avait été relié sous le Directoire, donc presque deux siècles plus tard, en plein maroquin, dignité considérable pour un livre aussi bon marché à l'époque. Il y a donc eu quelqu'un, sous le Directoire, qui a partagé le même goût que moi, à une époque où cette littérature n'intéressait strictement personne.

Je trouve pour ma part dans ces textes un rythme vagabond, imprévisible, qui ne ressemble à rien, une joie, une insolence, tout un vocabulaire que le classicisme a banni. La langue française a été mutilée par des eunuques comme Boileau, qui filtraient en fonction d'une certaine idée de l'« art ». Il a fallu attendre Victor Hugo pour retrouver un peu de cette richesse populaire confisquée.

J'ai aussi, autre exemple, un ouvrage de l'écrivain surréaliste René Crevel qui a appartenu à Jacques Rigaut, et dédicacé par celui-là à celui-ci. Or les deux hommes se sont tous les deux suicidés. Ce livre, et ce livre seul, crée pour moi une sorte de lien secret, fantomatique mais sanglant, entre deux hommes que leur mort, mystérieusement, rapproche.

U.E. : J'ai des livres qui ont pris une certaine valeur moins à cause de leur contenu ou de la rareté de l'édition qu'à cause des traces qu'y a laissées un inconnu, en soulignant le texte parfois de différentes couleurs, en écrivant des notes en marge… J'ai ainsi un vieux Paracelse dont chaque page ressemble à une dentelle, les interventions du lecteur paraissant comme brodées avec le texte imprimé. Je me dis toujours : d'accord, il ne faut pas souligner ou écrire dans les marges d'un livre ancien et précieux. En même temps, songeons à ce que serait l'exemplaire d'un livre ancien avec des notes de la main de James Joyce… Là, mes préventions s'arrêtent !

J.-C.C. : Certains prétendent qu'il y a deux sortes de livres. Le livre que l'auteur écrit et celui dont le lecteur prend possession. Pour moi, le personnage intéressant est aussi celui qui le possède. C'est ce qu'on appelle la ( provenance ». Tel livre « a appartenu à Untel ». Si vous possédez un livre qui provient de la bibliothèque personnelle de Mazarin, vous possédez un morceau de roi. Les grands relieurs parisiens du XIXsiècle n'acceptaient pas de relier n'importe quel livre. Le simple fait qu'un livre soit relié par Marius Michel ou Trautz-Bauzonnet est la preuve, aujourd'hui encore, qu'il avait à leurs yeux une certaine valeur. C'est un peu ce que j'ai raconté à propos de ce relieur iranien, qui prenait soin de lire et de rédiger un résumé. Et attention : si vous vouliez faire relier votre ouvrage par Trautz-Bauzonnet, il fallait attendre parfois cinq ans.

U.E. : Je possède un incunable du Malleus Maleficarum, ce grand et néfaste manuel pour les inquisiteurs et chasseurs de sorcières, relié par un « Moïse Cornu », autrement dit un Juif qui ne travaillait que pour les bibliothèques cisterciennes et qui signait chaque reliure (ce qui est particulièrement rare à cette époque, c'est-à-dire la fin du XVsiècle) par l'image justement d'un Moïse avec des cornes. Il y a là toute une histoire.

J.-C.C. : A travers l'histoire du livre, vous l'avez bien montré avec Le Nom de la rose, on peut reconstituer l'histoire de la civilisation. Avec les religions du Livre, le livre a servi non seulement de contenant, de réceptacle, mais aussi de « grand angle » à partir duquel on pouvait tout observer et tout raconter, peut-être même tout décider. Il était point d'arrivée et point de départ, il était le spectacle du monde, et même de la fin du monde. Mais je reviens un instant à l'Iran et au pays de Mani, le fondateur du manichéisme, un hérétique chrétien que les mazdéens considèrent comme un des leurs. Le grand reproche que Mani faisait à Jésus était, précisément, de ne pas avoir écrit.

U.E. : Sur le sable, une fois.