J.-C.C. : Kircher est aussi le premier à publier une sorte d'encyclopédie sur la Chine, China monumentis illustrata.
U.E. : Il a été le premier à s'apercevoir que les idéogrammes chinois avaient une origine iconique.
J.-C.C. : Sans oublier son admirable Ars magna lucis et umbrae, où se trouve la première représentation d'un œil qui regarde des images mobiles à travers un plateau tournant, ce qui fait de lui l'inventeur théorique du cinéma. On dit d'ailleurs qu'il avait introduit en Europe l'usage de la lanterne magique. Il aura donc touché à tous les domaines de la connaissance de son temps. On pourrait dire de Kircher qu'il est une sorte d'Internet avant la lettre, c'est-à-dire qu'il savait tout ce que l'on pouvait savoir, et dans ce savoir il y avait 50 % d'exactitude et 50 % de fausseté, ou de fantaisie. Proportion qui est à rapprocher, peut-être, de ce que nous pouvons consulter sur nos écrans. En ajoutant tout de même, et c'est aussi pour cela que nous l'aimons, qu'il avait imaginé un orchestre de chats (il suffisait de tirer sur leurs queues) et une machine à nettoyer les volcans. Il se faisait descendre dans une grande corbeille au milieu des fumées du Vésuve, soutenu par une armée de petits jésuites.
Mais Kircher est recherché par les collectionneurs, avant tout, parce que ses ouvrages sont d'une exceptionnelle beauté. Je crois que nous sommes tous les deux des amateurs de Kircher, tout au moins de ses ouvrages si magnifiquement édités. Il ne m'en manque qu'un seul, mais sans doute un des plus importants, l'Œdipus aegyptiacus. Il est considéré comme un des plus beaux livres du monde.
U.E. : Pour moi le plus curieux c'est l'Arca Noe, avec la planche plusieurs fois repliée de la coupe de l'Arche avec tous les animaux, y compris les serpents qui se cachent dans le fond de la cale.
J.-C.C. : Et la magnifique planche du déluge. Sans oublier le Turris Babel. Il y montre, à partir de savants calculs, que la tour de Babel n'a pas pu être achevée parce que, si par malheur elle l'avait été, elle aurait fait pivoter la Terre sur son axe, du fait de sa hauteur et de son poids.
U.E. : Vous voyez l'image de la Terre qui a pivoté et la tour qui sort sur un côté, à l'horizontale, comme s'il s'agissait de son membre viril. Génial ! J'ai aussi les œuvres de Gaspar Schott, un disciple de Kircher, autre jésuite allemand, mais je ne vais pas faire étalage de mes possessions. La question que nous pouvons nous poser est celle des motivations qui guident le collectionneur vers tel ou tel objet de bibliophilie. Pourquoi collectionnons-nous tous les deux les œuvres de Kircher ? Il y a plusieurs considérations qui entrent en compte dans le choix d'un ouvrage ancien. Il peut y avoir le pur amour pour l'objet livre. Il existe des collectionneurs qui, possédant un ouvrage du XIXe siècle avec des pages non coupées, ne les couperont pour rien au monde. Il s'agit de protéger l'objet pour l'objet, de le garder intact, vierge. Il existe aussi des collectionneurs qui ne s'intéressent qu'aux reliures. Ils n'ont pas le souci du contenu des ouvrages possédés. Il y a ceux qui s'intéressent aux éditeurs et qui chercheront à mettre la main sur les ouvrages imprimés par Manuce, par exemple. Certains ne se passionnent que pour un titre. Ils voudront posséder toutes les éditions de La Divine Comédie. D'autres se limiteront à un seul domaine : la littérature française du XVIIIe siècle. Il y aura aussi ceux qui constituent leur bibliothèque autour d'un seul sujet. C'est mon cas : je collectionne, comme je l'ai dit, tout ce qui a trait à la science fausse, farfelue, occulte, ainsi qu'aux langues imaginaires.
J.-C.C. : Vous pouvez justifier ce choix étonnant ?
U.E. : Je suis fasciné par l'erreur, par la mauvaise foi et la stupidité. Je suis très flaubertien. Comme vous, j'adore la bêtise. J'ai décrit dans La Guerre du faux mes visites aux musées américains de reproductions d'œuvres d'art (y compris une Vénus de Milo en cire, avec ses bras). Dans Les Limites de l'interprétation, j'ai élaboré une théorie du faux et des faussaires. Et enfin, parmi mes romans, Le Pendule de Foucault est inspiré par les occultistes qui croient à tout avec fanatisme. Quant à Baudolino, le personnage central en est un faussaire génial, et après tout bienfaisant.
J.-C.C. : Sans doute aussi parce que le faux est le seul chemin possible vers le vrai.
U.E. : Le faux questionne toute tentative de fonder une théorie de la vérité. S'il est possible de le comparer à l'œuvre authentique qui l'a inspiré, il existe alors un moyen de savoir s'il s'agit ou non d'un faux. Il est plus difficile de démontrer qu'une œuvre authentique est authentique.
J.-C.C. : Je ne suis pas un vrai collectionneur. Toute ma vie j'ai acheté des livres simplement parce qu'ils me plaisaient. Par-dessus tout j'aime, dans une bibliothèque, le disparate, le voisinage d'objets divers, qui même s'opposent, se battent.
U.E. : Mon voisin à Milan collectionne seulement les livres qu'il trouve beaux, comme vous. Ainsi il peut avoir un Vitruve, un incunable de La Divine Comédie et un beau livre d'artiste contemporain. Ce n'est absolument pas mon cas. J'ai parlé de ma passion pour Kircher. Pour pouvoir posséder tous ses livres, pour obtenir par exemple cet Ars magnesia qui sûrement est le moins beau de la collection, je suis prêt à payer une fortune. A propos de mon voisin, il se trouve qu'il possède, tout comme moi, un exemplaire de l'Hypnerotomachia Poliphili, ou Songe de Poliphile, peut-être le plus beau livre du monde. Nous rigolons parce qu'en face de notre immeuble, dans le Castello Sforzesco, il y a une célèbre bibliothèque, la Trivulziana, qui possède un troisième exemplaire de l'Hypnerotomachia, ce qui doit représenter sans aucun doute la plus grande concentration au monde d'Hypnerotomachia dans un rayon de cinquante mètres ! Je parle bien entendu de la première édition incunable, celle de 1499, et non des éditions postérieures.
J.-C.C. : Vous continuez à enrichir votre collection ?
U.E. : Autrefois je courais partout pour dégoter des pièces curieuses. Je me limite maintenant à quelques déplacements. Je vise la qualité. Ou bien je cherche à combler les vides dans l'opera omnia d'un auteur. Comme c'est le cas pour Kircher.
J.-C.C. : L'obsession du collectionneur est souvent de mettre la main sur un objet rare, et pas tellement de le conserver. Je connais une anecdote étonnante à ce sujet. Il existait deux exemplaires du livre fondateur de la littérature brésilienne, Guarani, un roman édité à Rio vers 1840. L'un était dans un musée tandis que l'autre rôdait quelque part. Mon ami José Mindlin, ce grand collectionneur brésilien, apprend que le livre est en la possession d'une personne, à Paris, disposée à le vendre. Il prend un billet d'avion São Paulo-Paris et une chambre au Ritz pour aller à la rencontre de l'amateur d'Europe centrale propriétaire de l'exemplaire convoité. Les deux hommes s'enferment pendant trois jours dans une chambre du Ritz pour négocier. Trois jours de discussion âpre. Un accord est finalement trouvé et le livre devient la propriété de José Mindlin, qui reprend l'avion aussitôt. Au cours du vol, il a tout le loisir de découvrir l'exemplaire récemment acquis, quelque peu dépité de constater que le livre en lui-même n'offre rien de très extraordinaire, mais il s'y attendait. Il le tourne un peu dans tous les sens, cherche le détail rare, la singularité, puis il le repose à côté de lui. A l'arrivée au Brésil, il l'oublie dans l'avion. Il avait acquis l'objet mais cet objet, du même coup, avait perdu toute importance. Il se trouve que, par un petit miracle, le personnel d'Air France a remarqué le livre et l'a mis de côté. Mindlin a pu le récupérer. Il disait que cela ne lui avait fait, finalement, ni chaud, ni froid. Et je le confirme : le jour où j'ai dû me délester d'une partie de ma bibliothèque, je n'en ai pas ressenti de peine particulière.