U.E. : J'ai fait cette expérience, moi aussi. Le vrai collectionneur est davantage intéressé par la quête que par la possession, comme le vrai chasseur est concerné d'abord par la chasse et ensuite éventuellement par la préparation culinaire et la dégustation des animaux qu'il a abattus. Je connais des collectionneurs (et remarquez qu'on collectionne tout, livres, timbres-poste, cartes postales, bouchons de champagne) qui passent leur vie entière à confectionner une collection complète et qui, une fois cette collection constituée, la vendent ou même la donnent à une bibliothèque ou à un musée…
J.-C.C. : Je reçois comme vous un très grand nombre de catalogues de libraires. La plupart sont des catalogues de catalogues de livres. « Books on books », comme on les appelle. Il y a des ventes aux enchères où on ne vend que des catalogues de librairies. Certains datent du XVIIIe siècle.
U.E. : Je suis obligé de me débarrasser de ces catalogues, qui sont souvent de véritables objets d'art. Mais la place d'un livre aussi a un prix, nous en reparlerons. A présent, tous ces catalogues, je les apporte à l'université où je dirige un master ouvert aux futurs éditeurs. Il y a naturellement un cours sur l'histoire du livre. J'en garde seulement quelques-uns lorsqu'ils concernent les thématiques qui me sont chères, ou bien lorsqu'ils sont bougrement beaux. Certains de ces catalogues sont conçus non pas pour de véritables bibliophiles, mais pour les nouveaux riches qui veulent investir dans le livre ancien. Dans ce cas ils font penser davantage à des livres d'art. S'ils n'étaient pas envoyés gratuitement, ils coûteraient une fortune.
J.-P. de T. : Je ne peux m'empêcher de vous demander ce que coûtent ces incunables. Le fait d'en posséder quelques-uns fait-il de vous des personnes fortunées ?
U.E. : Cela dépend. Il y a des incunables qui désormais coûtent des millions d'euros et d'autres que vous pouvez acquérir pour quelques centaines seulement. Le plaisir du collectionneur est aussi de trouver un ouvrage rarissime et de le payer la moitié ou le quart de son prix. Même si cela devient de plus en plus rare, parce que le marché se réduit comme une peau de chagrin, il n'est toutefois pas absolument impossible de réaliser quelques bonnes opérations. Parfois un bibliophile peut même faire des achats convenables chez un antiquaire réputé pour être très cher. Un livre en latin en Amérique, même assez rare, n'intéressera pas les collectionneurs parce qu'ils ne lisent pas les langues étrangères et moins encore le latin ; à plus forte raison si on peut trouver ce texte dans les grandes bibliothèques universitaires. Ce qui les intéresse de manière obsessionnelle ce sera davantage une première édition de Mark Twain, par exemple (à n'importe quel prix). J'avais trouvé un jour chez Kraus, à New York, un antiquaire de grande tradition (qui malheureusement a fermé il y a quelques années), le De harmonia mundi de Francesco Giorgi, un livre merveilleux imprimé en 1525. J'en avais vu une copie à Milan mais je l'avais trouvée trop chère. Chez Kraus, parce que les grandes bibliothèques universitaires le détenaient dejà et que pour le collectionneur américain commun un livre en latin ne présentait aucun intérêt, je l'ai acheté pour un cinquième du prix proposé à Milan.
J'ai fait une autre bonne affaire en Allemagne. Une fois, dans un catalogue d'une séance de vente aux enchères contenant des milliers de livres classés par sections, je regarde presque par hasard la liste des ouvrages rassemblés sous la rubrique « Théologie ». Tout d'un coup, je découvre un titre, Offenbarung göttlicher Mayestat d'Aloysius Gutman. Gutman, Gutman… Le nom me dit quelque chose. Je fais une rapide recherche et je découvre que Gutman est considéré comme étant l'inspirateur des tous les manifestes rose-croix, mais que son livre n'avait jamais paru dans un catalogue sur le sujet, au moins dans les trente dernières années. On le proposait pour une mise à prix de départ de cent euros d'aujourd'hui. Je me suis dit que peut-être il pouvait échapper à l'attention des collectionneurs intéressés parce qu'il aurait dû normalement être présenté dans la section « Occulta ». L'enchère avait lieu à Munich. J'écris à mon éditeur allemand (qui est de Munich) de se porter acquéreur mais en n'offrant pas plus de deux cents euros. Il l'a eu pour cent cinquante.
Ce livre n'est pas seulement d'une rareté absolue, mais chaque page comporte en marge des notes en gothique de couleurs rouge, noire, verte qui en font un objet d'art en soi. Mais au-delà de ces coups de chance, ces dernières années, les enchères ont atteint des sommets inégalés du fait de la présence sur le marché d'acheteurs qui ne savent rien des livres mais à qui on a simplement dit que l'achat de vieux livres représentait un bon investissement. Ce qui est absolument faux. Si vous achetez un bon du Trésor à mille euros, vous pouvez le vendre peu de temps après soit au même prix, soit avec une petite ou une grande marge, sur un simple coup de fil à votre banque. Mais si vous achetez un livre mille euros, vous ne le revendrez pas demain mille euros. Le libraire aussi doit dégager une marge : il a engagé des frais pour le catalogue, pour sa boutique et ainsi de suite – et d'ailleurs, s'il est malhonnête, il essaiera de vous donner moins du quart de sa valeur sur le marché. Dans tous les cas, pour trouver le bon client, il faut du temps. Vous ferez de l'argent seulement après votre mort en confiant la vente de vos livres à Christie's.
Il y a cinq ou six ans, un antiquaire de Milan m'a montré un merveilleux incunable de Ptolémée. Malheureusement, il me demandait l'équivalent de cent mille euros. C'était trop, au moins pour moi. Il est probable que si je l'avais acheté à ce prix, j'aurais eu toutes les peines du monde à le revendre au même prix. Or, trois semaines plus tard, un Ptolémée semblable a été cédé lors d'une enchère publique à sept cent mille euros. De soi-disant investisseurs s'étaient amusés à en faire monter le prix. Et depuis lors, je l'ai vérifié, chaque fois qu'il apparaissait dans un catalogue, il n'était jamais meilleur marché. A ce prix-là, le livre échappe aux véritables collectionneurs.
J.-C.C. : Il devient un objet de finance, un produit, et c'est assez triste. Les collectionneurs, les vrais amoureux des livres ne sont pas en général des gens de grosse fortune. Avec le passage par la banque, avec l'étiquette « investissement », là comme ailleurs, quelque chose se perd.
U.E. : D'abord, le collectionneur ne se rend pas aux ventes aux enchères. Ces enchères se tenant aux quatre coins de la planète, il lui faudrait des moyens considérables pour pouvoir être présent à chaque vente. Mais la seconde raison est que les libraires phagocytent littéralement la vente : ils se mettent d'accord entre eux pour ne pas faire monter les enchères, après quoi ils se revoient à l'hôtel et se redistribuent ce qu'ils ont acheté. Pour acheter un livre qu'on aime, il faut laisser passer parfois dix ans. Encore une fois, j'ai fait une des plus belles affaires de ma vie chez Kraus, à propos de cinq incunables reliés ensemble pour lesquels on demandait ce qui pour moi était évidemment trop cher. Mais chaque fois que je revenais chez eux, je plaisantais sur le fait qu'ils n'avaient toujours pas vendu les livres, signe qu'ils étaient peut-être trop chers. A la fin, le patron m'a dit que ma fidélité et mon obstination devaient être récompensées et il m'a cédé les livres pour la moitié, environ, de ce qu'il demandait auparavant. Un mois plus tard, dans un autre catalogue, un seul de ces incunables était évalué plus ou moins à deux fois ce que j'avais payé pour les cinq. Et dans le cours des années qui ont suivi, le prix de chacun des cinq n'a cessé de grimper. Dix ans de patience. Le jeu est amusant.