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U.E. : Un collectionneur doit en effet posséder cet œil exercé dont vous parlez. Il y a quelques mois, j'étais à Grenade, et, après avoir vu l'Alhambra et toutes les choses que je devais voir, un ami m'a amené, à ma demande, consulter les rayonnages d'une librairie de livres anciens. Il régnait là un désordre peu commun et je farfouillais sans grand succès parmi un amoncellement de livres en espagnol qui ne présentaient pas pour moi le moindre intérêt, lorsque, tout d'un coup, mon regard est attiré par deux ouvrages que je demande qu'on sorte. J'étais tombé sur deux ouvrages de mnémotechnique en espagnol. J'en ai payé un et le vendeur m'a fait cadeau de l'autre. Vous pourrez me dire que c'est là un coup de chance et qu'il devait peut-être exister d'autres trésors chez ce libraire. Je suis certain que non. Il y a une espèce de flair canin qui vous fait aller droit à votre proie.

J.-C.C. : Il m'est arrivé d'accompagner mon ami Gérard Oberlé, libraire bien connu et excellent écrivain, chez des bouquinistes. Il entre dans une boutique et regarde très lentement les rayons, en silence. A un moment donné, il se dirige vers LE livre qui l'attendait. C'est le seul qu'il touche et le seul qu'il prend. La dernière fois il s'agissait du livre que Samuel Beckett a écrit sur Proust, difficile à trouver en édition originale. J'ai connu aussi, rue de l'Université, un excellent libraire spécialisé en livres et objets scientifiques. Etudiant, il me laissait entrer dans sa boutique, ainsi que mes copains, sachant très bien que nous ne pouvions rien lui acheter. Mais il nous parlait, il nous montrait de belles choses. C'est un de ceux qui ont formé mon goût. Il habitait rue du Bac, de l'autre côté du boulevard Saint-Germain. Il rentre un soir chez lui, remonte la rue du Bac, traverse le boulevard et, poursuivant son chemin, il aperçoit, sortant d'une poubelle, un morceau de laiton qui attire son regard. Il s'arrête, soulève le couvercle, « fait » la poubelle et en retire une des douze machines à calculer fabriquées par Pascal lui-même. Un objet sans prix. Elle est maintenant au CNAM, le Conservatoire national des arts et métiers. Qui l'y avait jetée ? Et quelle coïncidence que cet œil exercé soit passé très précisément ce soir-là !

U.E. : Je riais tout à l'heure en évoquant ma découverte chez ce libraire de Grenade. Tout simplement parce que, pour être honnête, je ne suis pas certain du tout qu'il n'existait pas, chez lui, un troisième ouvrage qui m'aurait passionné tout autant que les deux autres. Peut-être votre ami libraire est-il passé trois fois près d'un objet qui lui faisait signe, mais sans le voir, et n'a-t-il remarqué la machine de Pascal que la quatrième fois.

J.-C.C. : Il existe dans la langue catalane un texte fondateur qui date du XIIIsiècle. Ce manuscrit, long de deux pages seulement, a disparu depuis longtemps, mais une version imprimée existe, datant du XVsiècle. Il s'agit donc d'une version incunable, rarissime. C'est évidemment l'incunable le plus précieux du monde pour un amateur catalan. Il se trouve que je connais un libraire de Barcelone qui, après des années de recherche, comme un détective tenace sur une piste effacée, a fini par dénicher le précieux incunable. Il l'a acheté et revendu à la bibliothèque de Barcelone pour un prix qu'il ne m'a pas révélé mais qui devait être assez remarquable.

Quelques années passent. Le même libraire achète un jour un gros in-folio du XVIIIsiècle dont la reliure, comme c'était souvent le cas, est bourrée de vieux papiers. Il fait alors ce qu'on fait dans un cas semblable, il fend la reliure délicatement avec un rasoir pour la vider. Et parmi les vieux papiers qui sont là, il trouve le manuscrit du XIIIsiècle, supposé perdu depuis longtemps. Le manuscrit même, l'original. Il a cru s'évanouir. Le vrai trésor était là. Il l'attendait. Quelqu'un l'avait glissé là par pure ignorance.

U.E. : Quaritch, le plus important libraire-antiquaire anglais et peut-être du monde, a organisé une exposition et un catalogue à partir des seuls manuscrits trouvés dans les reliures. Il y avait même la description très minutieuse d'un manuscrit ayant survécu à l'incendie de la bibliothèque du Nom de la rose¸ manuscrit complètement inventé par eux, évidemment. Je m'en suis aperçu (il suffisait de contrôler les dimensions pour s'apercevoir qu'il était grand comme un timbre-poste) et c'est ainsi que nous sommes devenus amis. Mais beaucoup de personnes avaient cru qu'il s'agissait d'un document authentique.

J.-C.C. : Croyez-vous possible qu'on trouve encore une tragédie de Sophocle ?

U.E. : Nous étions récemment agités par une grande polémique, en Italie, à propos du papyrus d'Artémidore acquis au prix fort par la Fondation bancaire San Paolo de Turin. Les deux plus grands spécialistes italiens se battent : ce texte attribué au géographe grec Artémidore est-il authentique ou bien est-ce un faux ? Chaque jour nous trouvons dans la presse l'intervention fracassante d'un nouveau spécialiste qui vient confirmer ou infirmer ce qui a été publié la veille. Tout cela pour dire que nous continuons à voir réapparaître ici ou là des vestiges plus ou moins riches du passé. Il n'y a que cinquante ans que nous avons retrouvé les manuscrits de la mer Morte. Je crois que la probabilité de retrouver ces documents est plus grande de nos jours, où nous construisons davantage, où nous remuons davantage la terre. Il existe aujourd'hui plus de probabilités de retrouver un manuscrit de Sophocle qu'au temps de Schliemann.

J.-P. de T. : En tant que bibliophiles et amoureux des livres, quel serait votre vœu le plus cher ? Qu'aimeriez-vous voir ressurgir de terre demain, au détour d'un chantier ?

U.E. : Je voudrais retrouver pour moi-même, jalousement, un autre exemplaire de la Bible de Gutenberg, le premier livre imprimé. Je serais intéressé qu'on retrouve aussi les tragédies perdues dont parle Aristote dans sa Poétique. Sinon, je ne vois pas tellement de livres disparus qui me manqueraient. Peut-être pour la raison que, s'ils ont disparu, comme nous l'avons dit, c'est peut-être qu'ils ne méritaient pas de survivre au feu ou à l'inquisiteur qui les a détruits.

J.-C.C. : Je serais ravi, pour ce qui me concerne, de découvrir un codex maya inconnu. Lorsque je suis arrivé pour la première fois au Mexique en 1964, on m'apprit qu'il existait quelque cent mille pyramides répertoriées, mais que trois cents seulement avaient été fouillées. J'ai interrogé, des années plus tard, un archéologue qui travaillait à Palenque pour lui demander combien de temps dureraient encore les fouilles, à cet endroit-là. Il me répondit : « Cinq cent cinquante ans environ. » Le monde précolombien nous offre sans doute l'exemple le plus farouche d'une tentative de destruction totale d'un « écrit », de toute trace d'un langage, d'une expression, d'une littérature, c'est-à-dire d'une pensée, comme si ces peuples vaincus ne méritaient aucune mémoire. Des entassements de codex ont été brûlés dans le Yucatán, sous les directives de quelques talibans chrétiens. Quelques exemplaires à peine ont survécu, aussi bien pour les Aztèques que pour les Mayas, et quelquefois dans des circonstances extravagantes. Un codex maya a été découvert à Paris, par un « œil exercé », au XIXsiècle, près d'une cheminée où on s'apprêtait à le brûler.