Cela dit, les langues anciennes d'Amérique ne sont pas mortes. Elles sont même renaissantes. Le nahuatl, la langue des Aztèques, prétend au titre de langue nationale, au Mexique. En attendant Godot vient d'être traduit en nahuatl. J'ai déjà réservé un exemplaire de l'édition « originale ».
J.-P. de T. : Peut-on imaginer découvrir demain, un livre dont nous ignorions l'existence ?
J.-C.C. : Voici une histoire proprement extraordinaire. Le personnage central en est Paul Pelliot, linguiste français, jeune explorateur du début du XXe siècle. C'est un linguiste surdoué, un peu comme l'était Champollion un siècle plus tôt, et un archéologue. Il travaille avec une équipe allemande en Chine de l'Ouest, dans la région de Dunhuang, sur une des routes de la soie. On sait en effet par les caravaniers, depuis fort longtemps, qu'il existe dans cette région des grottes contenant des statues du Bouddha et quantité d'autres vestiges.
Pelliot et ses collègues découvrent en 1911 une grotte qui est restée murée depuis le Xe siècle de notre ère. Ils négocient avec le gouvernement chinois et la font ouvrir. Elle se révèle contenir soixante-dix mille manuscrits qui datent tous d'avant le Xe siècle ! Certains prétendent qu'il s'agit de la plus grande découverte archéologique du XXe siècle. Une caverne de livres ignorés ! Imaginons que nous pénétrions tout à coup dans une salle close de la bibliothèque d'Alexandrie, où tout serait conservé ! Pelliot – œil exercé s'il en fut – a dû éprouver quelque chose de comparable, une joie intense. A quelle cadence battait son cœur ? Une photographie le montre, assis parmi des piles de textes antiques, s'éclairant à la bougie. Prodigieusement heureux, à n'en pas douter.
Il reste trois semaines dans la grotte au milieu de ces trésors et commence à les classer. Il va découvrir deux langues disparues, dont l'ancien pahlavi, un vieux persan. Il découvre aussi le seul texte manichéen que nous possédions qui soit écrit – en chinois – par les manichéens eux-mêmes et non par leurs adversaires, un texte sur lequel Nahal, mon épouse, a fait sa thèse. Mani y est appelé « le Bouddha de lumière ». Et bien d'autres documents incroyables. Des textes de toutes les traditions. Pelliot réussit à convaincre le gouvernement français, avec l'accord des Chinois, d'acheter environ vingt mille de ces manuscrits. Ils constituent aujourd'hui le fonds Pelliot à la Bibliothèque nationale. Toujours en cours de traduction et d'étude.
J.-P. de T. : Alors, autre question : peut-on imaginer de découvrir un chef-d'œuvre inconnu ?
U.E. : Un aphoriste italien a écrit qu'on ne pouvait pas être un grand poète bulgare. L'idée en soi paraît un peu raciste. Probablement voulait-il dire l'une de ces deux choses, ou toutes les deux à la fois (au lieu de la Bulgarie il aurait pu choisir tout autre petit pays) : premièrement, même si ce grand poète a existé, sa langue n'est pas assez connue et nous n'aurons jamais alors l'occasion de croiser sa route. Donc si « grand » veut dire fameux, on peut être un bon poète et ne pas être fameux. J'ai été une fois en Géorgie, et on m'a dit que leur poème national, L'Homme à la peau de tigre, de Rustaveli, était un immense chef-d'œuvre. Je le crois, mais il n'a pas eu le retentissement de Shakespeare !
Deuxièmement, un pays doit avoir été traversé par les grands événements de l'histoire pour produire une conscience capable de penser de façon universelle.
J.-C.C. : Combien de Hemingway sont nés au Paraguay ? Ils avaient peut-être, à leur naissance, la capacité de produire une œuvre d'une grande originalité, d'une vraie force, mais ils ne l'ont pas fait. Ils n'ont pas pu le faire. Parce qu'ils ne savaient pas écrire. Ou bien parce qu'il n'existait pas d'éditeur pour s'intéresser à leur œuvre. Peut-être même ignoraient-ils qu'ils pouvaient écrire, qu'ils pouvaient être « un écrivain ».
U.E. : Dans la Poétique, Aristote cite une vingtaine de tragédies que nous ne connaissons plus. Le véritable problème est le suivant : pourquoi seulement les œuvres de Sophocle et d'Euripide ont-elles survécu ? Etaient-elles les meilleures, les plus dignes de passer à la postérité ? Ou bien alors leurs auteurs ont-ils intrigué de manière à obtenir l'approbation de leurs contemporains et à écarter leurs concurrents, ceux précisément qu'Aristote cite parce qu'ils étaient ceux dont l'histoire aurait dû retenir les noms ?
J.-C.C. : Sans oublier que, parmi les œuvres de Sophocle, certaines sont perdues. Les œuvres perdues étaient-elles d'une plus haute qualité que les œuvres conservées ? Peut-être celles que nous avons gardées étaient-elles celles que le public athénien préférait, sans être pour cela les plus intéressantes, du moins à nos yeux. Peut-être aujourd'hui en préférerions-nous d'autres. Qui a décidé de conserver, de ne pas conserver, de traduire en arabe cette œuvre plutôt que celle-là ? Combien de grands « auteurs » dont nous n'avons rien su ? Et pourtant, sans livre, leur gloire est quelquefois immense. Nous retrouvons ici l'idée du fantôme. Qui sait ? Le plus grand écrivain est peut-être celui dont nous n'avons rien lu. Au sommet de la gloire, il ne peut sans doute y avoir que l'anonymat. Je pense à ces gloses sur les œuvres de Shakespeare ou de Molière pour savoir – interrogation idiote – qui les a écrites. Quelle importance ? Le vrai Shakespeare disparaît dans la gloire de Shakespeare. Shakespeare sans son œuvre ne serait personne. L'œuvre de Shakespeare sans Shakespeare resterait l'œuvre de Shakespeare.
U.E. : Il existe peut-être une réponse à notre interrogation. Sur chaque livre s'incrustent, au long du temps, toutes les interprétations que nous en avons données. Nous ne lisons pas Shakespeare comme il l'a écrit. Notre Shakespeare est donc bien plus riche que celui qu'on lisait dans son temps. Pour qu'un chef-d'œuvre soit un chef-d'œuvre, il suffit qu'il soit connu, c'est-à-dire qu'il absorbe toutes les interprétations qu'il a suscitées, lesquelles vont contribuer à faire de lui ce qu'il est. Le chef-d'œuvre inconnu n'a pas eu assez de lecteurs, de lectures, d'interprétations. Enfin, on pourrait dire que c'est le Talmud qui a produit la Bible.
J.-C.C. : Chaque lecture modifie le livre, bien entendu, comme les événements que nous traversons. Un grand livre reste toujours vivant, il grandit et vieillit avec nous, sans jamais mourir. Le temps le fertilise et le modifie, alors que les ouvrages sans intérêt glissent à côté de l'Histoire et s'évanouissent. Je me suis retrouvé, il y a quelques années, en train de relire Andromaque de Racine. Je tombe tout à coup sur une tirade où Andromaque raconte à sa servante le massacre de Troie : « Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. » Vous lisez ces lignes différemment après Auschwitz. Le jeune Racine nous décrivait déjà un génocide.