U.E. : Si je découpais et massacrais certains de mes livres avec planches, je gagnerais cent fois ce que je les ai payés.
J.-C.C. : Ces gens qui découpent les livres de cette manière pour en vendre les gravures, on les appelle les casseurs. Ils sont les ennemis déclarés du bibliophile.
U.E. : J'ai connu un libraire à New York qui ne vendait les ouvrages anciens que de cette manière. « Je fais du vandalisme démocratique, me disait-il. J'achète des copies incomplètes et je les casse. Vous ne pourriez jamais avoir une Chronique de Nuremberg, n'est-ce pas ? Eh bien, je vous en vends une page pour 10 dollars. » Mais était-il vrai qu'il cassait seulement les copies incomplètes ? Nous ne le saurons jamais et d'ailleurs il est mort. Une sorte d'accord avait été proposé entre collectionneurs et libraires, les collectionneurs s'engageant à ne pas acheter des pages isolées et les libraires renonçant à les vendre. Mais il y a des planches qui sont séparées de leur livre (désormais disparu) depuis cent ou deux cents ans. Comment résister à la tentation d'une belle image encadrée ? J'ai une carte en couleurs de Coronelli, splendide. D'où vient-elle ? Je ne sais pas.
Notre connaissance du passé est due à des
crétins, des imbéciles ou des adversaires
J.-P. de T. : A travers les livres anciens que vous collectionnez, dialoguez-vous d'une certaine manière avec le passé ? Les livres anciens sont-ils pour vous un témoignage sur le passé ?
U.E. : J'ai dit que je collectionnais seulement des livres ayant une relation avec des choses erronées et fausses. Cela prouve que ces livres-là ne sont pas des témoins indiscutables. Pourtant, même s'ils mentent, ils nous enseignent quelque chose sur le passé.
J.-C.C. : Essayons de nous représenter un érudit au XVe siècle. Cet homme possède cent ou deux cents livres qui aujourd'hui, pour certains, peuvent être en notre possession. Il a aussi chez lui, sur ses murs, cinq ou six gravures représentant Jérusalem, Rome, des gravures très imparfaites. Il a du monde une représentation lointaine et vague. S'il veut vraiment connaître la Terre, il doit voyager. Les livres sont beaux, mais insuffisants et, comme vous le dites, souvent faux.
U.E. : Même dans la Chronique de Nuremberg, histoire illustrée du monde depuis la Création jusqu'aux années 1490, la même gravure est parfois utilisée plusieurs fois pour représenter des villes différentes. Ce qui veut dire que le souci de l'imprimeur est davantage d'illustrer que d'informer.
J.-C.C. : Nous avons constitué, avec ma femme, une collection qu'on pourrait nommer « Le voyage en Perse ». Les premiers ouvrages remontent au XVIIe siècle. Un des premiers, et des plus connus, est celui de Jean Chardin, daté de 1686. Un autre exemplaire du même livre, publié quarante ans plus tard, est un in-octavo, c'est-à-dire un petit format en plusieurs tomes. Dans le tome IX est enchâssé un dépliant sur les ruines de Persépolis qui doit bien faire, quand on le déplie, trois mètres de long : des planches gravées sont collées les unes à la suite des autres, et il faut renouveler l'exploit pour chaque exemplaire ! C'est un travail inimaginable.
Ce même texte est réimprimé une nouvelle fois au XVIIIe siècle avec exactement les mêmes gravures. Et une autre fois encore, cent ans plus tard, comme si cette Perse n'avait connu en deux siècles aucune espèce de transformation. Nous sommes maintenant à l'époque romantique. Rien, en France, ne ressemble au siècle de Louis XIV. Mais la Perse, dans les livres, est restée inchangée, immuable. Comme si elle était figée dans une certaine série d'images, comme si elle était incapable de changer, décision d'éditeur qui est en fait un jugement de civilisation, d'histoire. On continue ainsi à publier en France, jusqu'au XIXe siècle, comme livres scientifiques des ouvrages écrits et imprimés deux cents ans plus tôt !
U.E. : Les livres sont parfois fautifs. Mais parfois ce sont nos erreurs ou délires interprétatifs qui sont en jeu. J'ai écrit dans les années soixante un canular (publié dans Pastiches et Postiches). J'imaginais une civilisation du futur trouvant ensevelie dans un lac une boîte en titane contenant des documents mis en lieu sûr par Bertrand Russell à l'époque où il organisait les marches antiatomiques et où nous étions littéralement obsédés, plus qu'aujourd'hui, par la menace d'une destruction nucléaire (ce n'est pas que la menace ait diminué, au contraire, mais nous en avons pris l'habitude). Le canular tenait au fait que les documents sauvés étaient en réalité des textes de chansonnettes. Les philologues du futur tentaient alors de reconstituer ce qu'avait été cette civilisation disparue, la nôtre, à partir de ces chansons, interprétées comme le sommet de la poésie de notre temps.
J'ai su par la suite que mon texte avait été discuté dans un séminaire de philologie grecque où les chercheurs se demandaient si les fragments des poètes grecs sur lesquels ils travaillaient n'étaient pas de même nature.
Il est en effet préférable de ne jamais reconstruire le passé en s'appuyant sur une seule source. D'ailleurs la distance temporelle rend certains textes imperméables à toute interprétation. J'ai une belle histoire à ce sujet. Il y a une vingtaine d'années, la NASA, ou une autre organisation gouvernementale américaine, se demandait où ensevelir exactement des déchets nucléaires, qui conservent comme on sait un pouvoir radioactif pour une durée de dix mille ans – en tout cas il s'agit d'un chiffre astronomique. Leur problème était que si le territoire pouvait être trouvé quelque part, ils ne savaient pas de quel type de signal il faudrait l'entourer pour en interdire l'accès.
N'avons-nous pas, en deux ou trois mille ans, perdu les clés de lecture de plusieurs langages ? Si dans cinq mille ans les êtres humains disparaissent et que débarquent alors des visiteurs venus de l'espace lointain, de quelle manière leur expliquera-t-on qu'ils ne doivent pas s'aventurer sur le territoire en question ? Ces experts ont chargé un linguiste et anthropologue, Tom Sebeok, d'étudier une forme de communication pour pallier ces difficultés. Après avoir examiné toutes les solutions possibles, la conclusion de Sebeok fut qu'il n'existait aucun langage, même pictographique, susceptible d'être compris en dehors du contexte qui l'avait vu naître. Nous ne savons pas interpréter de manière certaine les figures préhistoriques retrouvées dans les grottes. Même le langage idéographique peut ne pas être véritablement compris. La seule possibilité, selon lui, aurait été de constituer des confréries religieuses qui auraient fait circuler en leur sein un tabou, « Ne pas toucher ceci », ou bien, « Ne pas manger cela ». Un tabou peut traverser les générations. J'avais eu une autre idée, mais je n'avais pas été payé par la NASA et je l'ai gardée pour moi. Il s'agissait d'ensevelir ces déchets radioactifs de manière que la première couche soit très diluée et donc très peu radioactive, la seconde l'étant davantage, et ainsi de suite. Si par mégarde notre visiteur enfouissait la main dans ces déchets, ou bien ce qui lui servait de main, il n'aurait perdu qu'une phalange. S'il s'obstinait, il perdait probablement un doigt. Mais nous pouvons être sûrs qu'il n'aurait pas persévéré.
J.-C.C. : Nous avons découvert les premières bibliothèques assyriennes alors que nous ne connaissions rien de l'écriture cunéiforme. Toujours cette question de la perdition. Que sauver ? Que transmettre et comment transmettre ? Comment être sûr que le langage que j'utilise aujourd'hui sera compris demain et après-demain ? Il n'y a pas de civilisation concevable si elle ne se pose pas cette question. Vous évoquez cette situation où tous les codes linguistiques ont disparu et où les langues demeurent muettes et obscures. Nous pouvons aussi imaginer le contraire. Si je fais aujourd'hui sur un mur un graffiti qui n'a aucun sens, il se trouvera demain quelqu'un qui affirmera l'avoir déchiffré. Je me suis amusé durant une année à inventer des écritures. Je suis sûr que d'autres pourraient, demain, leur trouver un sens.