U.E. : Naturellement, parce qu'il n'y a rien comme l'insensé pour produire de l'interprétation.
J.-C.C. : Ou l'interprétation pour produire de l'insensé. C'est ici l'apport des surréalistes, qui travaillaient à rapprocher des mots sans aucune parenté, ou relation, pour faire éclore un sens caché.
U.E. : Nous trouvons la même chose en philosophie. La philosophie de Bertrand Russell n'a pas engendré autant d'interprétations que celle de Heidegger. Pourquoi ? Parce que Russell est particulièrement clair et intelligible, alors que Heidegger est obscur. Je ne dis pas que l'un avait raison et l'autre tort. Pour ma part, je me méfie des deux. Mais lorsque Russell dit une bêtise, il la dit d'une façon claire, tandis que Heidegger, même s'il dit un truisme, nous avons du mal à nous en apercevoir. Pour passer à l'histoire, pour durer, il faut donc être obscur. Héraclite le savait déjà…
Une petite parenthèse : savez-vous pourquoi les présocratiques n'écrivaient que des fragments ?
J.-C.C. : Non.
U.E. : Parce qu'ils vivaient au milieu de ruines. Blague à part, nous ne conservons souvent la trace de ces fragments qu'à travers les commentaires qu'ils ont suscités, parfois plusieurs siècles plus tard. La plus grande partie de ce que nous savons sur la philosophie des stoïciens, qui fut probablement une réalisation intellectuelle dont nous mesurons encore mal l'importance, nous la devons à Sextus Empiricus qui a écrit pour réfuter leurs idées. Nous connaissons de la même façon plusieurs fragments présocratiques à travers les écrits d'Aetius qui était un parfait imbécile. Il suffit de lire ses témoignages pour s'en rendre compte. Nous pouvons donc douter que ce qu'il nous a rapporté soit tout à fait fidèle à l'esprit des philosophes présocratiques. Il faudrait citer encore le cas des Gaulois sous la plume de César, celui des Germains sous celle de Tacite. Nous savons quelque chose de ces peuples à travers les témoignages de leurs ennemis.
J.-C.C. : Nous pourrions dire la même chose des Pères de l'Eglise parlant des hérétiques.
U.E. : C'est un peu comme si nous ne connaissions la philosophie du XXe siècle qu'à travers les encycliques de Ratzinger.
J.-C.C. : Le personnage de Simon le Mage m'a fasciné. Je lui ai consacré un livre, autrefois. Contemporain du Christ, il n'est connu que par Les Actes des Apôtres, c'est-à-dire par ceux qui l'ont déclaré hérétique et l'ont accusé de ce qu'on appelle la « simonie », autrement dit l'intention qui aurait été la sienne d'acheter à saint Pierre les pouvoirs magiques de Jésus. C'est là tout ce que nous savons de lui, ou à peu près. Mais qui était-il en réalité ? Des disciples le suivaient, on le disait faiseur de miracles. Il ne pouvait pas être le ridicule charlatan que ses ennemis nous présentent.
U.E. : Nous savons des bogomiles, des pauliciens, par leurs adversaires, qu'ils mangeaient les enfants. Mais on disait la même chose des Juifs. Tous les ennemis de n'importe qui ont toujours mangé des enfants.
J.-C.C. : Une grande partie de notre connaissance du passé qui le plus souvent nous est parvenue par des livres, est donc due à des crétins, des imbéciles ou des adversaires fanatisés. C'est un peu comme si, toutes traces du passé ayant disparu, nous n'avions pour le reconstituer que les œuvres de ces fous littéraires, ces génies improbables sur le sort desquels André Blavier s'est longuement penché.
U.E. : Un personnage de mon Pendule de Foucault se demande si on ne peut pas se poser le même genre de question à propos des évangélistes. Peut-être Jésus a-t-il dit tout autre chose que ce qu'ils nous ont rapporté.
J.-C.C. : Qu'il ait dit autre chose est même probable. Nous oublions souvent que les plus anciens textes chrétiens que nous possédions sont les Epîtres de saint Paul. Les Evangiles sont plus tardifs. Or la personnalité de Paul, le véritable inventeur du christianisme, est complexe. Il a eu, pense-t-on, quelques vifs échanges avec Jacques, le frère de Jésus, à propos de la circoncision qui est alors une question fondamentale. Parce que Jésus de son vivant, et Jacques après la mort de son frère, continuaient à aller au Temple. Ils restaient juifs. C'est Paul qui a séparé le christianisme du judaïsme et qui s'est adressé aux « Gentils », c'est-à-dire aux non-Juifs. C'est lui le père fondateur.
U.E. : Bien entendu, comme il était d'une intelligence supérieure, il a compris qu'il fallait vendre le christianisme aux Romains si on voulait donner à la parole de Jésus un large retentissement. C'est pour cette raison que, dans la tradition qui vient de Paul, et donc dans les Evangiles, Pilate est lâche, certes, mais n'est pas véritablement coupable. Les vrais responsables de la mort de Jésus étaient donc les Juifs.
J.-C.C. : Et Paul a compris, sans doute, qu'il ne réussirait pas à vendre Jésus aux Juifs comme un nouveau dieu, comme le seul dieu, parce que le judaïsme est une religion encore neuve à l'époque, forte, conquérante même, prosélyte, alors que la religion gréco-romaine est en pleine décadence. Cela n'est pas le cas de la civilisation romaine elle-même, laquelle transforme méthodiquement le monde antique, l'uniformise et impose aux peuples cette pax romana qui va durer des siècles. L'Amérique conquérante de Bush n'a jamais été capable de proposer au monde, à partir d'une civilisation bien définie, et valable pour tous, ce type de paix.
U.E. : Si nous pensons à des fous indiscutables, nous devons mentionner les télé-évangélistes américains. Un rapide coup d'œil le dimanche matin sur les chaînes américaines suffit à vous donner une idée de l'étendue et de la gravité du problème. Ce que décrit Sacha Baron Cohen dans Borat n'est évidemment pas le fruit de son imagination. Je me souviens que dans les années soixante, pour pouvoir enseigner à la Oral Roberts University dans l'Oklahoma (Oral Roberts était un de ces télé-évangélistes du dimanche), il fallait répondre à des questions comme : « Do you speak in tongues ? » (« Avez-vous le don des langues ? »), ce qui sous-entend votre habilité à parler dans une langue que personne ne connaît mais que tout le monde comprend, phénomène décrit dans Les Actes des Apôtres. Un collègue a été accepté parce qu'il a répondu : « Not yet. » (« Pas encore. »)
J.-C.C. : J'ai en effet assisté à plusieurs offices aux Etats-Unis, avec imposition des mains, guérison factice, extase artificielle. C'est assez effrayant. Je me croyais par moments dans un asile d'aliénés. En même temps je ne crois pas qu'il faille trop s'inquiéter de ces phénomènes. Je me dis toujours que le fondamentalisme, l'intégrisme, le fanatisme religieux seraient graves, et même très graves, si Dieu existait, si Dieu, tout à coup, prenait le parti de ses dévots enragés. Mais jusqu'à présent, on ne peut pas dire qu'il se soit engagé aux côtés des uns ou des autres. Il me semble que ce sont là des mouvements ascendants puis descendants, dans la mesure où ils sont privés, forcément, de tout appui surnaturel et frappés dès le départ de nullité. Le danger est peut-être que les néo-créationnistes américains finissent par obtenir qu'on enseigne les « vérités » contenues dans la Bible comme des vérités scientifiques, et cela dans les écoles, ce qui serait une régression. Ils ne sont pas les seuls à vouloir ainsi imposer leurs vues. J'ai visité, il y a au moins quinze ans, rue des Rosiers, à Paris, une école rabbinique où des « professeurs » enseignaient que le monde avait été créé par Dieu il y a un peu plus de six mille ans, et que tous les vestiges préhistoriques avaient été disposés par Satan, pour nous tromper, dans les couches sédimentaires.