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U.E. : Il faudrait remonter bien en arrière. En travaillant à mon livre sur la recherche d'une langue parfaite, je suis tombé sur les linguistes fous, sur les auteurs de théories folles des origines du langage, parmi lesquels les plus amusants sont les nationalistes – selon lesquels la langue de leur pays avait été celle d'Adam. Pour Guillaume Postel, les Celtes descendaient de Noé. D'autres, en Espagne, ont fait remonter l'origine du castillan à Toubal, le fils de Japhet. Pour Goropius Becanus, toutes les langues dérivaient d'une langue primaire qui était le dialecte d'Anvers. Abraham Milius aussi a montré comment la langue hébraïque a engendré la langue teutonique, forme la plus pure du dialecte d'Anvers. Le baron de Ricolt soutenait que le flamand était la seule langue parlée dans le berceau de l'humanité. Toujours au XVIIsiècle, Georg Stiernhielm, dans son De linguarum origine praefatio, démontrait que le gothique, qui pour lui était l'ancien norvégien, était à l'origine de tous les langages connus. Un savant suédois, Olaus Rudbeck, dans son Atlantica sive Mannheim vera Japheti posterorum sedes ac patria (trois mille pages !), prétendait que la Suède avait été la patrie de Japhet et que le Suédois avait été le langage original d'Adam. Un des contemporains de Rudbeck, Andreas Kempe, a écrit une parodie de toutes ces théories, où Dieu parlait suédois, Adam danois, tandis qu'Eve était séduite par un serpent francophone. Pour arriver plus tard à Antoine de Rivarol, qui ne soutenait pas que la langue française était la langue originelle, certes, mais qu'elle était la plus rationnelle parce que l'anglais était trop compliqué, l'allemand trop brutal, l'italien trop confus, etc.

Après cela nous arrivons à Heidegger, qui affirme que la philosophie peut être faite seulement en grec et en allemand – et tant pis pour Descartes et pour Locke. Plus récemment il y a les pyramidologues. Le plus célèbre, Charles Piazzi Smyth, astronome écossais, avait trouvé dans la pyramide de Khéops toutes les mesures de l'univers. Le genre est très riche, relayé aujourd'hui par Internet. Tapez le mot « pyramide » sur Internet. La hauteur de la pyramide multipliée par un million représente la distance entre la Terre et le Soleil ; son poids multiplié par un milliard correspond au poids de la Terre ; en doublant la longueur des quatre côtés on obtient un soixantième de degré à la latitude de l'équateur : la pyramide de Khéops est donc à l'échelle de 1/43 200 de la Terre.

J.-C.C. : De la même façon que certains s'interrogent, par exemple, pour savoir si Mitterrand était la réincarnation de Thoutmosis II.

J.-P. de T. : Même chose avec la pyramide en verre du Louvre recouverte, affirme-t-on, de 666 carreaux de verre, même si ce chiffre a régulièrement été démenti par ses concepteurs et par ceux qui y travaillent. Il est vrai que Dan Brown a confirmé ce chiffre…

U.E. : Notre catalogue de folies pourrait continuer à l'infini. Par exemple, vous connaissez le célèbre docteur Tissot et ses recherches sur la masturbation comme cause de cécité, surdité, dementia precox et autres méfaits. J'ajouterais l'œuvre d'un auteur dont je ne me rappelle pas le nom, sur la syphilis comme maladie dangereuse parce qu'elle peut amener à la tuberculose.

Un certain Andrieu, en 1869, a publié un livre sur les inconvénients du cure-dents. Un monsieur Ecochoard a écrit sur les différentes techniques pour empaler, un autre, dit Foumel, en 1858 sur la fonction des coups de bâton, fournissant une liste d'écrivains et d'artistes célèbres qui avaient été bastonnés, de Boileau à Voltaire et à Mozart.

J.-C.C. : N'oubliez pas Edgar Bérillon, membre de l'Institut, qui en 1915 écrit que les Allemands défèquent en plus grosses quantités que les Français. C'est même au volume de leurs excréments qu'on reconnaît qu'ils sont passés ici ou là. Un voyageur peut ainsi savoir qu'il a franchi la frontière séparant la Lorraine du Palatinat en considérant, au bord de la route, la taille des étrons. Bérillon parle de la « polychésie de la race allemande ». C'est même le titre d'un de ses livres.

U.E. : Un sieur Chesnier-Duchen, en 1843, a élaboré un système pour traduire le français en hiéroglyphes, qui pourrait être ainsi compris par tous les peuples. Un sieur Chassaignon écrit en 1779 quatre volumes intitulés Cataractes de l'imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorragie encyclopédique, monstre des monstres, et je vous laisse en imaginer le contenu (par exemple on y trouve un éloge de l'éloge et une réflexion sur les racines de la réglisse).

Le phénomène le plus curieux est celui des fous qui ont écrit sur les fous. Gustave Brunet, dans Les Fous littéraires (1880), ne fait aucune différence entre œuvres folles et œuvres sérieuses mais émanant de personnes qui ont souffert, probablement, de problèmes psychiatriques. Dans sa liste, très savoureuse d'ailleurs, il y a aussi bien Henrion qui, en 1718, avait présenté une dissertation sur la stature d'Adam, que Cyrano de Bergerac, Sade, Fourier, Newton, Poe et Walt Whitman. Dans le cas de Socrate, il reconnaissait qu'en effet il n'était pas un écrivain, n'ayant jamais écrit, mais qu'il convenait pourtant de classer parmi les fous quelqu'un qui confiait avoir un démon familier (il s'agissait clairement de monomanie).

Dans son livre sur les fous littéraires, Blavier cite (parmi mille cinq cents titres !) des apôtres de nouvelles cosmogonies, des hygiénistes qui célèbrent les avantages de la marche en arrière, un certain Madrolle qui traite de la théologie des chemins de fer, un Passon qui publie en 1829 une Démonstration de l'immobilité de la Terre, et le travail d'un certain Tardy qui, en 1878, démontre que la Terre tourne sur elle-même en quarante-huit heures.

J.-P. de T. : Dans Le Pendule de Foucault, vous parlez d'une maison d'édition qui est ce qu'en anglais on appelle une vanity press, c'est-à-dire une maison qui publie des ouvrages à compte d'auteur. C'est là encore le lieu d'apparition de quelques autres chefs-d'œuvre…

U.E. : Oui. Mais il ne s'agit pas d'une invention romanesque. Avant d'écrire ce roman, j'avais publié une enquête sur les éditions de ce type. Vous adressez votre texte à une de ces maisons qui ne tarit pas d'éloges sur ses qualités littéraires évidentes et vous propose de vous publier. Vous êtes bouleversé. Ils vous donnent à signer un contrat qui stipule que vous devrez financer l'édition de votre manuscrit, en échange de quoi l'éditeur s'emploiera à vous faire obtenir force articles et même, pourquoi pas, des distinctions littéraires flatteuses. Le contrat ne stipule pas le nombre de copies que l'éditeur devra imprimer, mais insiste pour dire que les invendus seront détruits « sauf si vous vous en portez acquéreur ». L'éditeur imprime trois cents copies, cent destinées à l'auteur qui les adresse à ses proches et deux cents aux journaux, lesquels s'empressent de les jeter à la poubelle.

J.-C.C. : Au simple vu du nom de l'éditeur.

U.E. : Mais la maison d'édition possède ses revues confidentielles, dans lesquelles des comptes rendus seront bientôt publiés à la gloire de ce livre « important ». Pour obtenir l'admiration de ses proches, l'auteur achète encore, disons, cent exemplaires (que l'éditeur s'empresse d'imprimer). Au bout d'un an, on lui fait savoir que les ventes n'ont pas été très bonnes et que le solde du tirage (qui était, on le lui apprend, de dix mille) va être détruit. Combien veut-il en acheter ? L'auteur est terriblement frustré à l'idée de voir disparaître son livre chéri. Alors il en achète trois mille. L'éditeur en fait aussitôt imprimer trois mille qui n'existaient pas jusque-là et les vend à l'auteur. L'entreprise est florissante puisque l'éditeur n'a strictement aucun frais de distribution.