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J.-P. de T. : Mais nous savons désormais que le feu ne brûle pas que des chefs-d'œuvre.

J.-C.C. : Consolation que nous croyons désormais acquise. Une majorité de livres insipides disparaissent dont certains, cependant, seraient tout à fait divertissants et d'une certaine façon instructifs. La lecture de ces livres-là nous a toujours beaucoup amusés dans notre vie. D'autres nous ont inquiétés si nous pensons à la santé mentale de leurs auteurs. Et nous avons aussi connu des livres mauvais, agressifs, chargés de haine, d'insultes, appelant au crime, à la guerre. Oui, des livres vraiment terrifiants. Des objets de mort. Si nous avions été éditeurs, aurions-nous publié Mein Kampf ?

U.E. : Dans certains pays, il existe des lois contre les négationnistes. Mais il y a une différence entre le droit de ne pas publier un livre et celui de détruire ce livre une fois qu'il a été publié.

J.-C.C. : La veuve de Céline, par exemple, a toujours empêché qu'on réédite Bagatelles pour un massacre. A une époque, je m'en souviens, il était impossible de le trouver.

U.E. : Dans l'anthologie de mon Histoire de la laideur, j'avais choisi un morceau de Bagatelles à propos de la laideur du Juif pour les antisémites, mais quand l'éditeur a demandé les droits de reproduction, la veuve les a refusés. Cela n'empêche pas qu'on puisse trouver ce livre en version intégrale sur Internet, sur un site nazi, naturellement.

J'ai parlé des fous qui soutenaient la primauté chronologique de leur langage national. Mais voilà un autre candidat qui, à son époque, avait proposé des vérités à moitié justes et à moitié discutables. En tout cas il a été traité en hérétique et a évité le bûcher par miracle. Je pense au Prae-Adamitae d'Isaac de La Peyrère, auteur protestant du XVIIsiècle français. Il expliquait que le monde n'avait pas six mille ans, comme le disait la Bible, parce qu'on avait trouvé des généalogies chinoises qui attestaient une durée beaucoup plus longue. La mission du Christ, venu racheter l'humanité du péché originel, n'intéressait donc que le monde juif méditerranéen et non pas ces autres mondes qui n'avaient pas été touchés par le péché originel. C'est un peu le problème que soulevaient les libertins à propos de la pluralité des mondes. Si l'hypothèse de la pluralité des mondes était exacte, comment justifiait-on le fait que Jésus-Christ était venu sur la Terre et nulle part ailleurs ? A moins d'imaginer qu'il ait été crucifié sur une multitude de planètes…

J.-C.C. : Lorsque nous travaillions sur La Voie lactée avec Buñuel, film qui illustre les hérésies de la religion chrétienne, j'avais imaginé une scène que nous aimions beaucoup mais qui coûtait trop cher et ne figure pas dans le film. Une soucoupe volante se pose quelque part dans un grand fracas et le couvercle, ou le cockpit, se soulève. En sort une créature verte avec des antennes qui brandit une croix sur laquelle est clouée une autre créature verte avec des antennes.

Sans aller aussi loin, je reviens un instant aux conquistadors espagnols. Leur question, en débarquant en Amérique, était de savoir pourquoi on n'y avait jamais entendu parler du Dieu des chrétiens, de Jésus, du Sauveur. Le Christ n'avait-il pas dit : « Allez et enseignez toutes les nations » ?

Dieu n'avait pas pu se tromper en demandant à ses disciples d'enseigner la vérité nouvelle à tous les hommes. La conclusion logique était donc : ces êtres-là n'étaient pas des hommes. Comme l'a dit Sepulveda, « Dieu n'a pas voulu d'eux dans son royaume ». Certains, pour justifier tout de même l'humanité réelle des Indiens d'Amérique, sont allés jusqu'à inventer de fausses croix qu'ils auraient trouvées là-bas et qui auraient rendu compte de la présence d'apôtres chrétiens sur le continent avant l'arrivée des Espagnols. Mais la supercherie a été démasquée.

Eloge de la bêtise

J.-P. de T. : Ainsi êtes-vous, si je ne me trompe, deux amoureux de la bêtise…

J.-C.C. : Amoureux fidèles. Elle peut compter sur nous. Lorsque nous avons entrepris, dans les années soixante, avec Guy Bechtel, notre Dictionnaire de la bêtise qui a connu plusieurs éditions, nous nous sommes dit : Pourquoi ne s'attacher qu'à l'histoire de l'intelligence, des chefs-d'œuvre, des grands monuments de l'esprit ? La bêtise, chère à Flaubert, nous semblait infiniment plus répandue, cela va de soi, mais aussi plus féconde, plus révélatrice et en un sens plus juste. Nous avons écrit une introduction que nous avons appelée « Eloge de la bêtise ». Nous proposions même de donner des « cours de bêtise ».

Tout ce qui a été écrit d'idiot sur les Noirs, les Juifs, les Chinois, les femmes, les grands artistes, nous paraît infiniment plus révélateur que les analyses intelligentes. Lorsque le très réactionnaire Monseigneur de Quélen, sous la Restauration, déclare en chaire de Notre-Dame, devant un auditoire d'aristocrates qui sont pour la plupart des émigrés revenus en France : « Non seulement Jésus-Christ était fils de Dieu, mais encore il était d'excellente famille du côté de sa mère », il nous dit beaucoup de choses, non seulement sur lui-même, ce qui n'aurait qu'un intérêt relatif, mais sur la société et la mentalité de son temps.

Je me souviens aussi de cette perle qu'on trouve chez Houston Stewart Chamberlain, antisémite notoire : « Quiconque prétend que Jésus-Christ était juif est ou ignorant ou malhonnête. »

U.E. : J'aimerais cependant que nous parvenions à une définition. C'est sans doute, pour notre sujet, d'une particulière importance ! J'ai fait une distinction, dans un de mes livres, entre l'imbécile, le crétin et le stupide. Le crétin ne nous intéresse pas. C'est celui qui amène sa cuillère vers son front au lieu de viser sa bouche, c'est celui qui ne comprend pas ce que vous lui dites. Son cas est réglé. L'imbécillité, elle, est une qualité sociale, et vous pouvez même l'appeler autrement puisque pour certains, « stupide » et « imbécile » sont la même chose. L'imbécile est celui qui va dire ce qu'il ne devrait pas dire à un moment déterminé. Il est l'auteur de gaffes involontaires. Le stupide est différent, son défaut n'est pas social mais logique. A première vue, on a l'impression qu'il raisonne de façon correcte. Il est difficile de reconnaître du premier coup ce qui ne colle pas. C'est pourquoi il est dangereux.

Je dois donner un exemple. Le stupide va dire : « Tous les habitants du Pirée sont athéniens. Tous les Athéniens sont grecs. Donc tous les Grecs sont habitants du Pirée. » Vous avez le soupçon que quelque chose ne marche pas parce que vous savez qu'il y a des Grecs qui sont des Spartiates, par exemple. Mais vous n'êtes pas capable de démontrer où et comment il s'est trompé. Il vous faudrait connaître toutes les règles de la logique formelle.

J.-C.C. : Pour moi le stupide ne se contente pas de se tromper. Il affirme haut et fort son erreur, il la proclame, il veut que tous l'entendent. C'est même surprenant de voir combien la stupidité est claironnante. « Maintenant nous savons de source sûre que… » et suit une connerie énorme.