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U.E. : Vous avez tout à fait raison. Si vous clamez avec insistance une vérité commune, banale, elle devient aussitôt une stupidité.

J.-C.C. : Flaubert dit que la bêtise c'est de vouloir conclure. L'imbécile veut parvenir de lui-même à des solutions péremptoires et définitives. Il veut clore à jamais une question. Mais cette bêtise, qui est souvent reçue comme une vérité par une certaine société, est pour nous, avec le recul de l'histoire, extrêmement instructive. L'histoire de la beauté et de l'intelligence à laquelle nous limitons notre enseignement, ou plutôt à laquelle d'autres ont limité notre enseignement, n'est qu'une très infime partie de l'activité humaine, nous l'avons dit. Peut-être même faudrait-il envisager – d'ailleurs, vous vous y appliquez – une histoire générale de l'erreur et de l'ignorance, en plus de la laideur.

U.E. : Nous avons parlé d'Aetius et de la manière dont il a rendu compte des travaux des présocratiques. Nul doute : ce type était stupide. Quant à la bêtise, après ce que vous en avez dit, il me paraît qu'elle n'est pas identique à la stupidité. Ce serait plutôt une manière de gérer la stupidité.

J.-C.C. : De façon emphatique, souvent déclamatoire.

U.E. : On peut être stupide sans être complètement bête. Stupide par accident.

J.-C.C. : Oui, mais alors on n'en fait pas métier.

U.E. : On peut vivre de la bêtise, c'est vrai. Dans l'exemple que vous citiez, dire que Jésus, du côté de sa mère, était d'une « excellente famille », n'est pas selon moi une absolue stupidité. Tout simplement parce que, du point de vue de l'exégèse, c'est vrai. Je crois que nous sommes ici résolument du côté de l'imbécillité. Je peux dire que quelqu'un est d'une bonne famille. Je ne peux pas le dire de Jésus-Christ parce que c'est moins important, tout de même, que d'être fils de Dieu. Donc Quélen dit une vérité historique mais mal à propos. L'imbécile parle toujours à mauvais escient.

J.-C.C. : Je pense à cette autre citation : « Je ne suis pas d'une bonne famille. Mes enfants si. » A moins qu'il ne s'agisse d'un humoriste, voilà au moins un imbécile satisfait. Et revenons à Monseigneur de Quélen. Il s'agit tout de même d'un archevêque de Paris, d'un esprit certes très conservateur mais exerçant une grande autorité morale, à ce moment-là, en France.

U.E. : Alors corrigeons notre définition. La bêtise c'est une façon de gérer avec orgueil et constance la stupidité.

J.-C.C. : Oui, pas mal. Nous pourrions aussi enrichir nos entretiens de citations empruntées à tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont cherché à démolir ceux que nous considérons aujourd'hui comme nos grands auteurs, ou artistes. Les insultes sont toujours beaucoup plus éclatantes que les louanges. Il faut admettre et comprendre ça. Un vrai poète se fraie son chemin à travers un orage d'insultes. La Cinquième de Beethoven était « un fracas d'obscénités », « la fin de la musique ». On ne se doute pas non plus des noms illustres qui figuraient dans cette guirlande d'insultes accrochées au cou de Shakespeare, Balzac, Hugo, etc. Et Flaubert lui-même disant de Balzac : « Quel homme aurait été Balzac s'il eût su écrire. »

Et puis il y a la bêtise patriotique, militariste, nationaliste, raciste. Vous pouvez vous pencher sur le Dictionnaire de la bêtise à l'article consacré aux Juifs. Les citations parlent moins de la haine que de la simple bêtise. De la bêtise méchante. Exemple : les Juifs ont naturellement le goût de l'argent. La preuve : lorsqu'une mère juive a un accouchement difficile, il suffit d'agiter près de son ventre des pièces d'argent pour que le petit enfant juif apparaisse les mains tendues. Cela fut écrit en 1888 par un certain Fernand Grégoire. Ecrit et publié. Et Fourier disant que les Juifs sont « la peste et le choléra du corps social ». Et Proudhon lui-même notant dans ses carnets : « Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l'exterminer. » Ce sont des « vérités » offertes par des gens qui se disent souvent de science. Des « vérités » qui font froid dans le dos.

U.E. : Diagnostic : stupidité ou crétinisme ? Un cas d'épiphanie de l'imbécillité (dans le sens où je l'entends) est offert par Joyce lorsqu'il rapporte une conversation avec Mister Skeffington : « J'ai su que votre frère est mort », dit Skeffington. « Et il avait seulement dix ans », lui dit-on. Skeffington répond : « C'est quand même douloureux. »

J.-C.C. : La bêtise est souvent proche de l'erreur. C'est cette passion pour la bêtise qui m'a toujours rapproché de votre recherche du faux. Voilà deux chemins rigoureusement ignorés par l'enseignement. Chaque époque a sa vérité d'un côté et ses imbécillités notoires de l'autre, énormes, mais ce n'est que cette vérité que l'enseignement se charge d'enseigner, de transmettre. En quelque sorte, la bêtise est filtrée. Oui, il y a un « politiquement correct » et un « intelligemment correct ». Autrement dit, une bonne façon de penser. Que nous le voulions ou non.

U.E. : C'est le test du papier de tournesol qui permet de déterminer si nous sommes en présence d'un acide ou d'une base. Le test du tournesol nous permettrait de savoir, dans chacun de ces cas, si nous sommes en présence d'un stupide ou d'un imbécile. Mais pour revenir à votre rapprochement entre la bêtise et le faux : le faux n'est pas forcément l'expression de la stupidité ou de l'imbécillité. C'est tout simplement une erreur. Ptolémée croyait de bonne foi que la Terre était immobile. Il commettait une erreur faute d'informations scientifiques. Mais peut-être allons-nous découvrir demain que la Terre ne tourne pas autour du Soleil et nous rendrons alors hommage à la sagacité de Ptolémée.

Agir de mauvaise foi, c'est dire le contraire de ce qu'on croit vrai. Mais nous commettons toujours l'erreur de bonne foi. L'erreur traverse donc toute l'histoire de l'humanité, et tant mieux, d'ailleurs, sinon nous serions des dieux. La notion de « faux », que j'ai étudiée, est en réalité très subtile. Il y a le faux qui résulte de l'imitation de quelque chose qualifié d'original et qui doit conserver avec son modèle une identité parfaite. Il y aura entre l'original et le faux une indiscernabilité, au sens leibnizien. L'erreur réside ici dans le fait d'attribuer une valeur de vérité à quelque chose qu'on sait être erroné. Il y a aussi le raisonnement faux de Ptolémée qui, parlant de bonne foi, se trompe. Mais il ne s'agit pas ici de faire croire que la Terre est immobile, parce que nous savons qu'en réalité elle tourne autour du Soleil. Non. Ptolémée croit vraiment que la Terre est immobile. La falsification n'a rien à voir avec ce que nous considérons avec le recul, s'agissant de Ptolémée, comme un savoir simplement erroné.

J.-C.C. : Avec cette précision qui ne va pas faciliter notre effort de définition : Picasso avouait qu'il pouvait faire lui aussi de faux Picasso. Il s'est même vanté d'avoir fait les meilleurs faux Picasso du monde.

U.E. : Chirico a avoué lui aussi avoir commis de faux Chirico. Et je dois avouer avoir moi-même produit un faux Eco. Un magazine satirique italien, une sorte de Charlie Hebdo, avait préparé un numéro spécial du Corriere della Sera à propos de l'arrivée des Martiens sur la Terre. Evidemment il s'agissait d'un faux. Ils m'ont demandé un faux article de moi-même, en forme de parodie de Eco.