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J.-C.C. : C'est une manière de s'évader de soi-même, de sa chair, de sa matière. Sinon de son esprit.

U.E. : Mais d'abord de nous critiquer, de mettre en exergue nos poncifs, car ce sont ces poncifs que je vais devoir répéter pour « faire du Eco ». L'exercice qui consiste à produire un faux de soi-même est donc très sain.

J.-C.C. : Même chose pour cette enquête sur la bêtise qui nous a pris plusieurs années. Ce fut une longue période où, Bechtel et moi, nous ne lisions, avec acharnement, que de très mauvais livres. Nous épluchions les catalogues des bibliothèques et, à la lecture de certains titres, nous nous faisions une idée du trésor qui nous attendait. Lorsque vous découvrez dans votre liste un titre comme De l'influence du vélocipède sur les bonnes mœurs, vous pouvez être certain d'y trouver votre miel.

U.E. : Le problème se présente lorsque le fou interfère avec votre propre vie. Comme je l'ai déjà dit, j'ai consacré une enquête aux fous publiés par les vanity press, et il était évident pour moi que je résumais leurs idées avec ironie. Or certains d'entre eux n'ont pas perçu cette ironie et m'ont adressé un courrier pour me remercier d'avoir pris leur pensée au sérieux. Même chose avec le Pendule de Foucault, qui s'en prenait aux « porteurs » de vérité et qui a suscité parfois chez eux des manifestations d'enthousiasme inattendues. Je reçois encore (ou mieux, ma femme ou ma secrétaire qui les filtrent) des coups de fil de la part d'un certain Grand Maître des Templiers.

J.-C.C. : Je vous cite, pour rire un peu, une lettre publiée dans notre Dictionnaire de la Bêtise, et vous en comprendrez tout de suite la raison. Nous l'avons trouvée dans la Revue des Missions apostoliques (oui, nous avons lu même ça). Un prêtre remercie son interlocuteur de lui avoir fait parvenir une eau miraculeuse, laquelle a eu sur « le malade » une influence très positive, mais « à son insu ». « Je lui en ai fait boire sans qu'il s'en doutât pendant neuf jours, et lui qui, pendant quatre ans, était resté entre la vie et la mort, lui qui, pendant quatre ans aussi, m'avait résisté avec une opiniâtreté désespérante et des blasphèmes qui font frémir, expira doucement après sa neuvaine, dans les sentiments d'une pitié d'autant plus consolante qu'elle était moins attendue. »

U.E. : La difficulté que nous éprouvons pour décider si ce type-là est un crétin, un stupide ou un imbécile vient du fait que ces catégories sont des types idéaux, des Idealtypen, comme diraient les Allemands. Or nous trouverons la plupart du temps chez un même individu un mélange de ces trois attitudes. La réalité est bien plus complexe que cette typologie.

J.-C.C. : Je n'étais pas revenu sur ces questions depuis des années, mais je suis frappé de vérifier encore une fois combien l'étude de la bêtise est stimulante. Non seulement parce qu'elle remet en question la sacralisation du livre, mais parce qu'elle nous amène à découvrir que nous avons été, chacun de nous, à tout moment, capables de proférer des âneries semblables. Nous sommes toujours au bord de dire une stupidité. Ainsi cette phrase que je vous livre, émanant tout de même de Chateaubriand. Il parle de Napoléon, qu'il n'aimait guère, et il écrit : « C'est, en effet, un grand gagneur de batailles, mais hors de là, le moindre général est plus habile que lui. »

J.-P. de T. : Pouvez-vous préciser cette passion que vous partagez pour ce qui dans l'humain rend compte toujours de ses limites, de ses imperfections ? Est-elle chez vous l'expression cachée d'une compassion ?

J.-C.C. : A un moment donné de ma vie, vers trente ans, après en avoir terminé avec mes études supérieures et accompli le tour classique des humanités, il se produisit un déclic. J'étais soldat en Algérie pendant la guerre, en 1959-1960… Et là, soudain, j'ai découvert la totale inutilité, j'allais dire futilité, de ce qu'on m'avait appris. J'ai lu à ce moment-là des textes sur la colonisation, textes d'une stupidité et d'une violence dont je n'avais pas idée, que personne n'avait jamais mis sous mes yeux. J'ai commencé à me dire que j'aurais intérêt à sortir des sentiers trop battus pour découvrir les alentours, les terrains vagues, les buissons, même les marécages. Guy Bechtel, de son côté, avait fait le même chemin que moi. Nous nous étions connus en khâgne.

U.E. : Je crois que, d'une manière sensiblement différente, nous sommes bien sur la même longueur d'onde. J'ai écrit, dans le texte que vous m'aviez demandé comme conclusion à votre encyclopédie sur La Mort et l'Immortalité1, que pour pouvoir accepter l'idée de notre fin, il fallait se convaincre que tous ceux qui restaient après nous étaient des cons et qu'il ne valait pas la peine de passer plus de temps avec eux. C'est une façon paradoxale d'avancer une vérité qui est que, durant toute notre vie, nous avons cultivé les grandes vertus de l'humanité. L'être humain est une créature proprement extraordinaire. Il a découvert le feu, bâti des villes, écrit de magnifiques poèmes, donné des interprétations du monde, inventé des images mythologiques, etc. Mais, en même temps, il n'a pas cessé de faire la guerre à ses semblables, de se tromper, de détruire son environnement, etc. La balance entre la haute vertu intellectuelle et la basse connerie donne un résultat à peu près neutre. Donc, en décidant de parler de la bêtise, nous rendons en un certain sens hommage à cette créature qui est mi-géniale, mi-imbécile. Et dès que nous nous rapprochons de la mort, comme c'est notre cas à tous les deux, alors nous commençons à penser que la connerie l'emporte sur la vertu. C'est évidemment la meilleure manière de se consoler. Si un plombier vient pour réparer une fuite dans ma salle de bain, en me prenant beaucoup d'argent au passage et si, une fois parti, nous découvrons que la fuite est toujours là, je me consolerai en disant à ma femme : « C'est un crétin, sinon il ne réparerait pas, et fort mal, les baignoires qui fuient. Il serait professeur de sémiologie à l'université de Bologne. »

J.-C.C. : La première chose que l'on découvre en étudiant la bêtise c'est qu'on est un imbécile soi-même. Evidemment. On ne traite pas impunément les autres d'imbéciles sans se rendre compte que leur bêtise est précisément un miroir qu'ils nous tendent. Un miroir permanent, précis et fidèle.

U.E. : Ne tombons pas dans le paradoxe d'Epiménide qui dit que tous les Crétois sont des menteurs. Puisqu'il est crétois, il est menteur. Si un con vous dit que tous les autres sont des cons, le fait qu'il soit un con n'empêche pas qu'il vous dise peut-être la vérité. Si maintenant il ajoute que tous les autres sont des cons « comme lui », alors il fait preuve d'intelligence. Ce n'est donc pas un con. Parce que les autres passent leur vie à faire oublier qu'ils le sont.

Existe aussi le risque de tomber dans un autre paradoxe qui a été énoncé par Owen. Tous les gens sont des cons, excepté vous et moi. Et vous, d'ailleurs, au fond, si j'y pense…

J.-C.C. : Notre esprit est délirant. Tous les livres que nous collectionnons vous et moi témoignent de la dimension proprement vertigineuse de notre imaginaire. Il est particulièrement difficile de distinguer la divagation et la folie d'un côté, de la bêtise de l'autre.