U.E. : Un autre exemple de stupidité qui me vient est celui de Nehaus, auteur d'un pamphlet sur les Rose-Croix écrit à l'époque où, en France, vers 1623, on s'interrogeait pour savoir s'ils existaient ou n'existaient pas. « Le seul fait qu'ils nous cachent qu'ils existent est la démonstration de leur existence », affirme cet auteur. La preuve qu'ils existent est qu'ils nient exister.
J.-C.C. : C'est un argument que je me sens prêt à accepter.
J.-P. de T. : Peut-être, c'est une proposition, pouvons-nous regarder la bêtise comme un mal ancien que nos nouvelles technologies, accessibles à tous, contribueraient à combattre ? Pourriez-vous souscrire à ce diagnostic positif ?
J.-C.C. : Je me défends de regarder notre époque avec pessimisme. C'est trop facile, ça court les rues. Et pourtant… Je vous cite une réponse de Michel Serres à un journaliste qui l'interrogeait, je ne sais plus dans quelles circonstances, sur la décision de construire le barrage d'Assouan. Un comité avait été créé, rassemblant des ingénieurs hydrauliques, des spécialistes des différents matériaux, des bétonneurs, peut-être même des écologistes, mais il n'y avait là ni philosophe ni égyptologue. Michel Serres s'en étonnait. Et le journaliste s'étonnait qu'il s'en étonnât. « A quoi aurait bien pu servir un philosophe dans un tel comité ? demanda-t-il. — Il aurait remarqué l'absence de l'égyptologue », répondit Michel Serres.
A quoi peut servir en effet un philosophe ? Cette réponse n'a-t-elle pas un lien merveilleux avec notre sujet du moment, la bêtise ? A quel âge de la vie, et de quelle manière, devons-nous rencontrer la stupidité, la vulgarité, l'entêtement idiot et cruel qui sont notre pain quotidien et avec lesquels nous devrons vivre ? Il existe en France une sorte de débat – il y a des débats sur tout – à propos de l'âge auquel on pourrait s'initier à la philosophie. C'est aujourd'hui en terminale que nos lycéens la découvrent. Mais pourquoi pas plus tôt ? Et pourquoi ne pas initier également les enfants à l'anthropologie, qui est une ouverture vers le relativisme culturel ?
U.E. : Il est incroyable que dans le pays le plus philosophique au monde, l'Allemagne, on n'enseigne pas la philosophie au lycée. En Italie, en revanche, sous l'influence de l'historicisme idéaliste allemand, nous avons une initiation à l'histoire de la philosophie qui dure trois ans, ce qui est bien différent de ce qui est proposé en France où il s'agit d'une initiation à l'activité philosophique. Je crois qu'il n'est pas inutile de savoir quelque chose de ce que pensaient les philosophes, des présocratiques jusqu'à nos jours. Le seul risque pour l'étudiant naïf est de croire que celui qui pense en dernier a raison. Mais je n'ai pas idée de ce que produit sur les jeunes gens l'enseignement de la philosophie tel qu'il est conçu en France.
J.-C.C. : Je garde de cette année le sentiment d'avoir été totalement perdu. Le programme était divisé en plusieurs parties : philosophie générale, psychologie, logique et morale. Mais comment peut-on concevoir un manuel de philosophie ? Et d'ailleurs, quid des cultures qui n'ont pas connu ce que nous appelons la philosophie ? C'est la remarque sur l'anthropologie que je faisais à l'instant. La notion de « concept philosophique », par exemple, est purement occidentale. Essayez d'expliquer ce qu'est un « concept » à un Indien, même très raffiné, ou la « transcendance » à un Chinois ! Et élargissons notre propos à la question de l'éducation sans prétendre évidemment la résoudre. Depuis la réforme dite de Jules Ferry, l'école en France est gratuite mais elle est aussi obligatoire pour tous. Ce qui veut dire que la République se doit d'apprendre la même chose à tous les citoyens, sans restriction, tout en sachant très bien qu'une majorité va décrocher en chemin, le but du jeu étant en définitive, par sélection, de former les élites qui dirigeront le pays. Système dont je suis un profiteur parfait : sans Jules Ferry, je ne serais pas là à parler avec vous. Je serais aujourd'hui un vieux paysan sans le sou du sud de la France. Qui sait ce que je serais d'ailleurs ?
Tout système éducatif, nécessairement, est un reflet de la société qui l'a vu naître, qui l'a élaboré, qui l'a imposé. Cependant, à l'époque de Jules Ferry, la société française et la société italienne étaient totalement différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui. Sous la IIIe République, 75 % des Français sont encore des paysans, les ouvriers représentent peut-être 10 ou 15 %, et ce que nous appelons les élites encore moins. Ces 75 % de paysans sont aujourd'hui 3 ou 4 % et le même principe éducatif est toujours en vigueur. Or, à l'époque de Jules Ferry, ceux qui ne parvenaient pas à faire quelque chose de leur scolarité trouvaient des emplois dans l'agriculture, l'artisanat, le monde ouvrier, la domesticité. Tous ces emplois ayant peu à peu disparu, au profit d'emplois dits de service, ou de cadres, ceux qui sont rejetés avant ou après le bac sont aujourd'hui en chute libre. Rien n'est là pour les accueillir, pour amortir cette chute. Notre société s'est métamorphosée et le système éducatif reste grosso modo le même, au moins dans ses principes.
Ajoutez que les femmes sont aujourd'hui beaucoup plus nombreuses à se lancer dans des études supérieures et qu'elles viennent disputer aux hommes un nombre d'emplois qui n'a pas augmenté dans les secteurs traditionnellement convoités. Pourtant, si les métiers de l'artisanat ne passionnent plus les foules, ils continuent à éveiller quelques vocations. J'ai été, il y a quelques années, membre d'un jury qui décernait des prix aux meilleurs candidats exerçant ce que nous appelons les métiers d'art, qui sont le sommet de l'artisanat. J'ai été stupéfait en découvrant les matières et les techniques que ces gens utilisaient et maîtrisaient, et leurs talents. Dans ce domaine en tout cas, rien n'est perdu.
U.E. : Oui, il y a dans nos sociétés, où le problème de l'emploi se pose à tous, des jeunes gens qui redécouvrent les métiers artisanaux. C'est un fait avéré en Italie et sans doute aussi en France et dans d'autres pays occidentaux. Lorsqu'il m'arrive de rencontrer ces nouveaux artisans et qu'ils remarquent mon nom sur ma carte de crédit, je m'aperçois bien souvent qu'ils ont lu certains de mes livres. Les mêmes artisans, il y a cinquante ans, puisqu'ils n'avaient pas suivi le parcours scolaire jusqu'à son terme, n'auraient probablement pas lu ces livres. Ceux-là ont donc poursuivi leur formation supérieure avant de s'adonner à un métier manuel.
Un ami me racontait qu'il avait dû, avec un collègue philosophe, prendre un jour un taxi à l'université de Princeton, à New York. Le chauffeur est, dans la version de mon ami, un ours dont le visage disparaît sous de longs cheveux hirsutes. Il engage la conversation pour savoir un peu à qui il a affaire. Ils expliquent alors qu'ils enseignent à Princeton. Mais le chauffeur veut en savoir davantage. Le collègue, un peu agacé, dit qu'il s'occupe de la perception transcendantale à travers l'épochê… et le chauffeur le coupe en lui disant : « You mean Husserl, isn't it ? »
Il s'agissait, naturellement, d'un étudiant en philosophie qui faisait le taxi driver pour payer ses études. Mais à l'époque, un chauffeur de taxi connaissant Husserl était un spécimen tout à fait rare. Vous pouvez tomber aujourd'hui sur un chauffeur qui vous fait écouter de la musique classique et vous interroge sur votre dernier ouvrage de sémiotique. Ce n'est pas complètement surréaliste.
J.-C.C. : Ce sont dans l'ensemble de bonnes nouvelles, non ? Il me semble même que les périls écologiques, qui ne sont pas feints, loin de là, peuvent aiguiser notre intelligence et nous épargner de nous endormir trop longtemps et trop profondément.