U.E. : Nous pouvons insister sur les progrès de la culture, qui sont manifestes et touchent des catégories sociales qui en étaient traditionnellement exclues. Mais en même temps, il y a davantage de bêtise. Ce n'est pas parce que les paysans d'autrefois se taisaient qu'ils étaient bêtes. Etre cultivé ne signifie pas nécessairement être intelligent. Non. Mais aujourd'hui tous ces gens veulent se faire entendre et, fatalement, ils font entendre dans certains cas leur simple bêtise. Alors disons qu'une bêtise d'autrefois ne s'exposait pas, ne se faisait pas connaître, alors qu'elle vitupère de nos jours.
En même temps, cette ligne de partage entre intelligence et bêtise est sujette à caution. Lorsque je dois changer une ampoule, je suis un parfait crétin. Avez-vous en France des variations autour de « Combien faut-il de… pour changer une ampoule » ? Non ? Nous en avons en Italie une série considérable. Avant, les protagonistes étaient les citoyens de Cuneo, une ville du Piémont. « Combien faut-il de gens de Cuneo pour changer une ampoule ? » La solution est cinq : un qui tient l'ampoule et quatre qui font tourner la table. Mais l'histoire existe aussi aux Etats-Unis. « Combien de Californiens pour changer une ampoule ? — Quinze : un qui change l'ampoule et quatorze pour partager l'expérience. »
J.-C.C. : Vous parlez des gens de Cuneo. Cuneo est dans le nord de l'Italie. J'ai l'impression que pour chaque peuple, les gens très bêtes sont toujours au Nord.
U.E. : Bien entendu, car c'est au Nord qu'on trouve le plus de personnes qui souffrent d'un goitre, c'est au Nord que sont les montagnes qui symbolisent l'isolement, c'est du Nord encore que surgissaient les barbares qui allaient fondre sur nos villes. C'est la vengeance des gens du Sud qui ont moins d'argent, qui sont techniquement moins développés. Lorsque Bossi, le chef de la Ligue du Nord, un mouvement raciste, est descendu à Rome la première fois pour prononcer un discours, les gens brandissaient dans la ville des placards où on pouvait lire : « Lorsque vous viviez encore dans les arbres, nous étions déjà des tapettes. »
Les gens du Sud ont toujours reproché aux gens du Nord de manquer de culture. La culture est parfois le dernier ressort de la frustration technologique. Notez que désormais les gens de Cuneo ont été remplacés en Italie par les carabinieri. Mais nos gendarmes ont eu le génie de jouer de cette réputation qui leur était faite. Ce qui était dans une certaine mesure une preuve de leur intelligence.
Après les gendarmes est venu le tour de Francesco Totti, le footballeur, qui a généré un véritable feu d'artifice. Totti a réagi en publiant un livre pour recueillir toutes les histoires qu'on racontait sur son compte et il a donné les bénéfices des ventes à des organisations caritatives. La source s'est tarie d'elle-même et chacun a révisé son jugement sur lui.
1- . La Mort et l'Immortalité, Encyclopédie des savoirs et des croyances, sous la dir. de Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, Bayard, 2004.
Internet ou l'impossibilité de la
damnatio memoriae
J.-P. de T. : Comment avez-vous vécu l'interdiction des Versets sataniques ? Qu'une autorité religieuse parvienne à faire interdire un ouvrage publié en Angleterre est-il un signe tout à fait rassurant ?
U.E. : Le cas de Salman Rushdie doit nous inspirer au contraire un grand optimisme. Pourquoi ? Parce qu'un livre qui était condamné par une autorité religieuse, dans le passé, n'avait aucune chance d'échapper à la censure. Quant à son auteur, il courait un risque presque certain d'être brûlé ou poignardé. Dans l'univers de la communication que nous avons tissé, Rushdie a survécu, protégé par tous les intellectuels des sociétés occidentales, et son livre n'a pas disparu.
J.-C.C. : Cependant, la mobilisation que le cas Rushdie a suscitée ne s'est pas vérifiée pour d'autres écrivains condamnés par des fatwas et qui ont été assassinés, surtout au Moyen-Orient. Ce que nous pouvons dire simplement est que l'écriture a toujours été, et demeure, un exercice dangereux.
U.E. : Je reste pourtant convaincu que dans la société de la globalisation, nous sommes informés de tout et nous pouvons agir en conséquence. L'holocauste aurait-il été possible si Internet avait existé ? Je n'en suis pas certain. Tout le monde aurait su immédiatement ce qui se passait… La situation est la même en Chine. Même si les dirigeants chinois s'évertuent à filtrer ce à quoi les internautes peuvent avoir accès, l'information circule malgré tout, et dans les deux sens. Les Chinois peuvent savoir ce qui se passe dans le reste du monde. Et nous pouvons savoir ce qui se passe en Chine.
J.-C.C. : Pour mettre au point cette censure sur Internet, les Chinois ont conçu des procédés extrêmement sophistiqués mais qui ne fonctionnent pas à la perfection. Tout simplement parce que les internautes finissent toujours par trouver les parades. En Chine comme ailleurs, les gens utilisent leur téléphone portable pour filmer ce dont ils sont les témoins et faire circuler ensuite ces images dans le monde entier. Il va devenir de plus en plus difficile de cacher quelque chose. L'avenir des dictateurs est sombre. Ils devront agir dans une obscurité profonde.
U.E. : Je pense par exemple au sort d'Aung San Suu Kyi. Il est beaucoup plus difficile pour les militaires de la supprimer à partir du moment où elle fait l'objet d'une sollicitation quasiment universelle. Même chose pour Ingrid Betancourt, comme nous avons pu le voir.
J.-C.C. : N'essayons pas pour autant de laisser supposer que nous en avons terminé avec la censure et l'arbitraire dans le monde. Nous en sommes loin.
U.E. : D'ailleurs, si on peut éliminer la censure par soustraction, il est plus difficile de l'éliminer par addition. C'est typique des médias. Imaginez : un homme politique écrit une lettre à un journal pour expliquer qu'il n'est pas coupable de corruption comme on l'en accuse ; le journal publie la lettre mais s'arrange pour placer juste à côté l'image de son auteur en train de manger une tartine à un buffet. C'est fait : nous avons devant nous l'image d'un homme qui dévore l'argent public. Mais on peut faire mieux. Si je suis un homme d'Etat sachant que doit paraître le lendemain une nouvelle très embarrassante pour moi, susceptible de faire la une des médias, je fais mettre une bombe à la gare centrale dans la nuit. Le lendemain, les journaux auront changé leurs gros titres.
Je me demande si la raison de certains attentats n'est pas de cet ordre-là. Ne nous lançons pas pour autant dans les thèses du complot pour dire que les attentats du 11 septembre ne sont pas ce que nous croyons. Il y a suffisamment d'esprits échauffés de par le monde pour s'en charger.
J.-C.C. : Nous ne pouvons pas imaginer qu'un gouvernement ait accepté la mort de plus de trois mille concitoyens pour couvrir certains agissements. Ce n'est évidemment pas concevable. Mais il y a aussi un exemple très fameux en France, c'est celui de l'affaire Ben Barka. Mehdi Ben Barka, un homme politique marocain, avait été enlevé en France devant la brasserie Lipp et sans doute assassiné. Conférence de presse du général de Gaulle à l'Elysée. Tous les journalistes s'y pressent. Question : « Mon général, comment se fait-il qu'ayant été informé de l'enlèvement de Mehdi Ben Barka, vous ayez attendu quelques jours avant de communiquer l'information à la presse ? — C'est à cause de mon inexpérience », répond de Gaulle avec un geste de découragement. Tout le monde rit et la question est réglée. L'effet de diversion, dans ce cas, a fonctionné. Le rire l'a emporté sur la mort d'un homme.