U.E. : Mais pas les voix humaines. Nous découvrons dans les musées que les lits de nos ancêtres étaient de petites dimensions : donc les gens étaient plus petits. Ce qui implique, nécessairement, un autre timbre de voix. Lorsque j'écoute un vieux disque de Caruso, je me demande toujours si la différence entre sa voix et celle des grands ténors contemporains est due seulement à la qualité technique de l'enregistrement et du support, ou bien au fait que les voix humaines du début du XXe étaient différentes des nôtres. Entre la voix de Caruso et celle de Pavarotti, il y a des décennies de protéines et de développement de la médecine. Les immigrés italiens aux Etats-Unis au début du XXe siècle mesuraient, disons, un mètre soixante, tandis que leurs petits-fils atteignaient déjà un mètre quatre-vingts.
J.-C.C. : Lorsque je m'occupais de la Fémis, j'ai demandé une fois aux étudiants en son, comme exercice, de reconstituer certains bruits, certaines ambiances sonores du passé. A partir d'une satire de Boileau, « Les Embarras de Paris », je proposais aux étudiants d'en établir la bande sonore. En précisant que les pavés étaient en bois, les roues des carrosses en fer, les maisons plus basses, etc.
Le poème commence ainsi : « Qui frappe l'air bon Dieu de ces lugubres cris ? » Qu'est-ce qu'un cri « lugubre » au XVIIe siècle, à Paris, la nuit ? Cette expérience, plonger dans le passé par les sons, est assez fascinante, bien que difficile. Comment vérifier ?
En tout cas, si la mémoire visuelle et sonore du XXe siècle s'efface lors d'une gigantesque panne d'électricité, ou de toute autre manière, il nous restera encore et toujours le livre. Nous trouverons toujours le moyen d'apprendre à lire à un enfant. Cette idée de la culture en perdition, de la mémoire en péril, est ancienne, nous le savons. Sans doute aussi ancienne que la chose écrite elle-même. Je vous en donne une autre illustration, empruntée à l'histoire de l'Iran. Nous savons qu'un des foyers de la culture persane a été l'Afghanistan d'aujourd'hui. Or, lorsque la menace mongole se précise à partir du XIe et du XIIe siècle – et les Mongols détruisaient tout sur leur passage –, les intellectuels et les artistes de Balkh, par exemple, parmi lesquels le père du futur Rumi, s'en vont en emportant leurs manuscrits les plus précieux. Ils partent vers l'ouest, vers la Turquie. Rumi vivra jusqu'à sa mort, comme beaucoup d'exilés iraniens, à Konya, en Anatolie. Une anecdote montre un de ces fugitifs, réduit sur la route de l'exil à la plus extrême misère et se servant des livres précieux qu'il a emportés comme oreiller. Livres qui doivent valoir aujourd'hui une petite fortune. J'ai vu à Téhéran, chez un amateur, une collection de manuscrits anciens illustrés. Une merveille. Donc la même question s'est posée à toutes les grandes civilisations : que fait-on d'une culture menacée ? Comment la sauver ? Et que sauver ?
U.E. : Et lorsque la sauvegarde a lieu, lorsqu'on trouve le temps de mettre les emblèmes de la culture en lieu sûr, il est plus facile de sauver le manuscrit, le codex, l'incunable, le livre, que la sculpture ou à la peinture.
J.-C.C. : Il reste tout de même cette énigme irrésolue : tous les volumina, les rouleaux de l'Antiquité romaine, ont disparu. Les patriciens romains entretenaient pourtant des bibliothèques riches de milliers d'ouvrages. Nous pouvons en consulter quelques-uns à la Bibliothèque Vaticane mais la plupart d'entre eux ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Le fragment de manuscrit le plus ancien d'un Evangile que nous ayons conservé date déjà du IVe siècle. A la Vaticane, je me souviens d'avoir admiré un manuscrit des Géorgiques de Virgile daté du IVe ou du Ve siècle. Splendide. La moitié supérieure de chaque page était une illustration. Mais je n'ai jamais vu un volumen complet de ma vie. Les écrits les plus anciens, les manuscrits de la mer Morte en l'occurrence, je les ai vus à Jérusalem, dans un musée. Ils avaient été conservés grâce à des conditions climatiques tout à fait particulières. De même les papyrus égyptiens qui sont, je crois, parmi les plus anciens de tous.
J.-P. de T. : Vous citez comme support de ces écrits le papyrus, peut-être le papier. Sans doute devons-nous considérer aussi ici des supports plus anciens qui appartiennent d'une manière ou d'une autre à l'histoire du livre…
J.-C.C. : Bien entendu. Les supports de l'écrit sont multiples, stèles, tablettes, tissus. Et il y a écrit et écrit. Mais plus que le support, nous intéresse le message que ces fragments nous ont transmis, échappé d'un passé à peine concevable. Je voudrais – car je l'ai reçu ce matin – vous montrer une image que j'ai découverte dans un catalogue de vente aux enchères. Il s'agit de l'empreinte d'un pied du Bouddha. Représentons-nous bien les choses. Imaginons que le Bouddha marche. Il s'avance dans sa légende. Un des signes physiques qui le caractérisent est qu'il porte des inscriptions sur la plante des pieds. Inscriptions essentielles, cela va sans dire. Lorsqu'il marche, il imprime donc cette marque sur le sol, comme si chacun de ses pas était une gravure.
U.E. : Ce sont les empreintes au Théâtre chinois sur Hollywood Boulevard, avant la lettre !
J.-C.C. : Si vous voulez. Il enseigne en marchant. Il suffit de lire ses traces. Et cette empreinte, bien évidemment, n'est pas n'importe quelle empreinte. Elle résume à elle seule tout le bouddhisme, autrement dit les cent huit préceptes qui représentent tous les mondes animés et inanimés, et que domine l'intelligence du Bouddha.
Mais nous y voyons également toutes sortes de stupas, des petits temples, des roues de la Loi, des animaux, ainsi que des arbres, de l'eau, de la lumière, des nagas, des offrandes, tout cela contenu dans une seule empreinte de la taille de la plante du pied du Bouddha. C'est de l'imprimerie avant l'imprimerie. Une impression emblématique.
J.-P. de T. : Autant d'empreintes, autant de messages que les disciples vont s'employer à déchiffrer. Comment ne pas lier la question des origines de l'histoire de l'écrit à celle de la constitution de nos textes sacrés ? C'est pourtant à partir de ces documents constitués selon des logiques qui nous échappent que vont s'ériger les grands mouvements de la foi. Mais sur quelles bases exactement ? Quelle valeur accorder à ces traces de pas ou à nos « quatre » Evangiles, par exemple. Pourquoi quatre ? Pourquoi ceux-là ?
J.-C.C. : Pourquoi quatre, en effet, alors qu'il en existait un assez grand nombre ? Et même : bien après que ces quatre Evangiles eurent été choisis, par des hommes d'Eglise réunis en concile, on a continué à en trouver d'autres. C'est au XXe siècle seulement qu'a été découvert l'Evangile dit selon Thomas, qui est plus ancien que ceux de Marc, Luc, Matthieu et Jean, et qui ne contient que des paroles de Jésus.
La plupart des spécialistes s'accordent aujourd'hui à reconnaître qu'il a même existé un Evangile originel appelé le Q Gospel – c'est-à-dire l'Evangile source, d'après le mot allemand « Quelle » – qu'il est possible de reconstituer à partir des Evangiles selon Luc, Matthieu et Jean qui font tous les trois référence aux mêmes sources. Cet Evangile originel a totalement disparu. Cependant, pressentant son existence, les spécialistes ont travaillé à le reconstituer.