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— Je veux acheter une arme.

Elle lui indiqua une étagère remplie de couteaux.

— Non, fit-il, j’aime pas les couteaux.

Elle sortit de sous le comptoir une boîte oblongue. Le couvercle était en carton jaune marqué de l’image grossière d’un cobra enroulé qui dressait la tête, le capuchon gonflé. À l’intérieur, se trouvaient huit cylindres identiques, emballés dans du papier de soie. Il regarda les doigts bruns tachetés déballer l’un des objets. La femme le lui tendit pour qu’il l’examine, un tube d’acier terne muni d’une courroie de cuir à une extrémité et d’une petite pyramide de bronze à l’autre. Elle saisit le tube d’une main, maintenant la pyramide entre le pouce et l’index de l’autre, et tira. Bien huilés, trois segments télescopiques de ressort d’acier fortement bandé jaillirent et se verrouillèrent.

— Cobra, lui dit-elle.

Derrière le frémissement des néons de Ninsei, le ciel était du même méchant gris. L’état de l’air avait empiré ; à croire qu’il avait des dents ce soir : la moitié de la foule portait des masques filtrants. Case avait passé dix minutes dans un urinoir, à essayer de découvrir un moyen pratique de dissimuler son cobra ; en fin de compte, il avait décidé de glisser la poignée dans la ceinture de son jean, avec le tube remontant en travers de l’estomac. L’embout pyramidal lui caressait les côtes, sous son coupe-vent. L’objet menaçait de choir sur le pavé à chacun de ses pas mais il le rassurait néanmoins.

Le Tchat n’était pas franchement le bar pour traiter des affaires mais les nuits de semaine, il attirait une clientèle d’habitués. Les vendredis et les samedis, c’était différent. Les réguliers étaient toujours là, la plupart, mais ils disparaissaient derrière l’afflux de marins et de spécialistes qui envahissaient les lieux. Tout en repoussant les portes, Case chercha Ratz du regard mais le barman était invisible. Lonny Zone, le maquereau attitré du bar, était en train d’observer, l’œil vitreux, avec un intérêt paternel, l’une de ses filles qui s’apprêtait à travailler un jeune marin. Zone s’adonnait à une variété d’hypnotique que les Japonais appelaient Nébulon. Interceptant le regard du maquereau, Case l’invita au bar. Zone se glissa parmi la foule, au ralenti, visage allongé placide et mou.

— T’as vu Gage, ce soir, Lonny ?

Zone le contempla avec son calme habituel. Il hocha la tête.

— Sûr, mec ?

— Peut-être au Namban. Il y a deux heures, peut-être.

— L’avait pas quelques mignons avec lui ? Dont un, mince, brun, peut-être en veste noire ?

— Non, dit enfin Zone, une ride sur son front lisse indiquant l’effort que lui coûtait le souvenir d’un aussi insignifiant détail. Des grands mecs. Des greffés. (Les yeux de Zone ne montraient presque pas de blanc et encore moins d’iris ; sous les paupières lourdes, les pupilles, dilatées, étaient énormes. Il fixa Case un long moment puis baissa les yeux. Il vit la protubérance du fouet d’acier.) Un cobra, fit-il en haussant un sourcil. Tu veux dérouiller quelqu’un ?

— À bientôt, Lonny.

Et Case quitta le bar.

La filature avait repris. Il en était sûr. Il sentit un picotement de soulagement, les octogones et l’adrénaline se mêlaient à autre chose. C’est que t’es en train de t’éclater avec ça ; tu deviens barjo. Parce que, quelque part, d’une manière aussi bizarre que fort approximative, tout cela ressemblait à une poursuite dans la matrice. Se retrouver coincé juste comme il faut, bloqué dans une espèce de situation aussi désespérée que bizarrement arbitraire… et il était possible de voir Ninsei comme un champ de données, à la manière dont la matrice avait une fois évoqué pour lui les assemblages de protéines chargées d’opérer les différenciations cellulaires. À ce moment, vous pouviez vous lancer à fond les manettes, totalement engagé en même temps que distancié par rapport à tout le processus, tandis que tout autour se déclenchaient la danse des données, les transferts et les interactions d’informations, données incarnées dans le dédale du marché noir…

Vas-y, Case, fonce, se dit-il. Piège-les. C’est la dernière chose à quoi ils s’attendent. Il était à un demi-pâté de maisons des salles de jeux où il avait pour la première fois rencontré Linda Lee.

Il traversa en trombe Ninsei, bousculant un groupe de marins en goguette. L’un d’eux l’engueula en espagnol. Mais il avait déjà franchi l’entrée, le son s’écrasait sur lui comme une déferlante, choc des infrasons au creux de l’estomac. Quelqu’un venait de faire claquer les dix mégatonnes sur la Guerre des blindés en Europe, une détonation aérienne simulée noyait la galerie dans le bruit blanc tandis que l’hologramme de la boule de feu élevait son champignon sinistre au-dessus des têtes. Il coupa sur la droite pour grimper une volée de marches en agglo brut. Il était déjà venu ici une fois avec Gage, pour discuter d’un deal de déclencheurs hormonaux prohibés avec un type du nom de Matsuga. Il se rappelait le couloir, son revêtement taché, les rangées de portes identiques donnant sur de minuscules bureaux. L’une d’elles était ouverte à présent. Une Japonaise en débardeur noir leva les yeux de son terminal, derrière sa tête il y avait une affiche de voyages en Grèce, bleu égéen éclaboussé d’idéogrammes fuselés.

— Faites monter la sécurité, lui lança Case.

Puis il piqua un sprint jusqu’au bout du corridor, disparaissant à sa vue. Les deux dernières portes étaient fermées et, supposa-t-il, verrouillées. Il pivota et frappa du plat de la semelle en nylon de ses tennis la porte en synthétique laqué bleu située tout au bout ; faisant éclater le cadre et s’effondrer le panneau de matériau bon marché. Dedans : l’obscurité, la courbe blanche du carénage d’un terminal. Puis il se jeta sur la porte de droite, les deux mains sur le bouton de plastique transparent, appuya de toutes ses forces. Quelque chose craqua et il se retrouva à l’intérieur. C’était là que Gage et lui s’étaient réunis avec Matsuga, mais quelle que fût la firme-écran que manipulait ce dernier, elle avait depuis longtemps disparu. Plus de terminal, plus rien. La lumière de la ruelle derrière la galerie, qui filtrait à travers le plastique crasseux. Il distingua la courbe serpentine d’un câble de fibres optiques qui saillait d’une prise murale, une pile de conteneurs de nourriture vides, et la nacelle d’un ventilateur électrique privé de ses pales.

La fenêtre consistait en un unique panneau de plastique bon marché. D’une secousse des épaules, il tomba la veste, la roula en boule autour de sa main droite et poussa. Elle se fendit, et il lui fallut deux coups encore pour la libérer de son cadre. Au-dessus du chaos assourdi des jeux vidéo, une alarme se mit à retentir, déclenchée soit par la fenêtre, soit par la fille au bout du corridor.

Case se tourna, renfila sa veste et fit jaillir son cobra.

La porte fermée, il escomptait que son poursuivant supposerait qu’il était passé par celle qu’il avait à moitié défoncée. La pyramide de bronze du cobra se mit à osciller doucement, le ressort d’acier de son axe amplifiant le mouvement.

Rien ne se passa. Ne s’entendaient toujours que l’ululement de l’alarme, le crépitement des jeux, le martèlement de son cœur. Lorsque vint la peur, ce fut comme une amie à demi oubliée. Non pas le mécanisme rapide et froid de la paranoïa, mais une simple peur animale. Il vivait depuis si longtemps au seuil constant de l’anxiété qu’il en avait quasiment oublié le vrai goût de la peur.

Ce cagibi était le genre d’endroit où mouraient les gens. Il pouvait très bien mourir ici. Ils pouvaient être armés…