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Louis-Ferdinand Céline

Nord

Né en 1894 à Courbevoie, près de Paris, Louis-Ferdinand Céline (pseudonyme de L.-F. Destouches) prépare seul son baccalauréat tout en travaillant. Engagé en 1912, il fut gravement blessé en novembre 1914. Invalide à 75 % et réformé, il fut envoyé au Cameroun (1916), puis à Londres (1917). Après la Victoire il fit des études de médecine, puis accomplit des missions en Afrique et aux États-Unis pour le compte de la Société des Nations. De retour en France, il exerça la médecine dans la banlieue parisienne et publia en 1932 son premier ouvrage Voyage au bout de la nuit, suivi, en 1936, de Mort à crédit. De 1944 à 1951 Céline, exilé, vécut en Allemagne et au Danemark. Revenu en France il s'installa à Meudon où il poursuivit son œuvre (D'un château l'autre, Nord, Rigodon) et continua à soigner essentiellement les pauvres. Il mourut en 1961.

Céline au milieu de l'Allemagne en flammes, tel est le sujet de Nord. Acteur, récitant et voyant à la fois, l'auteur se retrouve à Baden-Baden, dans les mois qui précèdent l'effondrement du Reich, étrange palace où le caviar, la bouillabaisse et le champagne comptent plus que les bombardements, étonnante baronne von Seckt, survivante d'un autre monde et qui juge Hitler : « Vous savez, Monsieur Céline, le triomphe du Diable tient surtout à ce que les personnes qui le connaissaient bien ne sont plus là… »

Puis c'est Berlin, aux maisons éventrées, l'étalage d'une organisation tracassière au milieu des ruines. Céline et ses compagnons d'infortune (sa femme, Lili, l'acteur Le Vigan, le chat Bébert) sont envoyés à cent kilomètres de la capitale, à Zornhof dans une immense propriété régie par un fou. A l'est, la plaine s'étend jusqu'à l'Oural. Et autour des quatre Français (car Bébert compte bien pour un Français) vit une famille shakespearienne dans un pays habité par des Polonais, des prostituées berlinoises et des objecteurs de conscience tous gras et robustes, auxquels le Reich fait fabriquer des cercueils.

Céline se veut chroniqueur ; mais il décrit l'Allemagne de la débâcle comme Dante visitait les cercles de son Enfer.

D'un côté les grands de ce monde, toujours acharnés à profiter de la vie ; de l'autre, les misérables auxquels on jette un « idéal » comme un os à ronger. Et, sans cesse, « le monde des Grecs, le monde tragique, soucis tous les jours et toutes les nuits ».

Le texte de Nord donné dans cette édition est celui du volume Romans II de la Bibliothèque de la Pléiade.

Oh, oui, me dis-je, bientôt tout sera terminé… ouf !… assez nous avons vu… à soixante-cinq ans et mèche que peut bien vous foutre la plus pire archibombe H ?… Z ?… Y ?… souffles !… vétilles ! seulement horrible ce sentiment d'avoir tant perdu tout son temps et quelles myriatonnes d'efforts pour cette hideuse satanée horde d'alcooleux enfiatés laquais… misère, Madame !… « vendez vos rancœurs, taisez-vous » !… bigre, j'accepte !… je veux, mais à qui ?… les acheteurs me boudent, il paraît… ils n'aiment et n'achètent que les auteurs presque comme eux, avec juste en plus, le petit liseré à la couleur… chef-loufiat, chef torche-chose, lèche-machin, fuites, bénitiers, poteaux, bidets, couperets, enveloppes… que le lecteur se retrouve, se sente un semblable, un frère, bien compréhensif, prêt à tout…

« Taisez-vous !… ils avaient déjà aux galères, dix pour cent de “volontaires”, vous êtes de ceux ! »

* * *

On peut très bien ne jamais voter, avoir tout de même son opinion… et même plusieurs… privilège de l'âge… un moment donné, vous ne lisez plus les articles… seulement la publicité… elle vous dit tout… et la « rubrique nécrologique »… vous savez ce que les gens désirent… et vous savez qu'ils sont morts… suffit !… tout le reste : blabla… gauche, centre ou droite !… « Comptoirs tolérés » comme autrefois les « maisons »… pour tous les goûts… les petites manies et les grosses…

Vous les voyez tendre la coquille pour les pauvres réfugiés smyrnotes, bulgare-bastaves, afro-polaks, tous joliment pitoyables, mais merde, et vous ? vous existez plus !… vous êtes pas encore rendu compte ?… effacé…

* * *

La classe 12 date, c'est entendu… mais je vais vous dire une bonne chose c'est de cent ans avant J.-C. qu'il faudrait être !… tout ce que nous racontons ennuie !… les pièces de théâtre, mêmes bâillements ! et les cinés et télévises… calamité ! ce que veulent populo et l'élite : du Cirque !… des mises à mort dégoulinantes !… des vrais râles, tortures, tripes plein l'arène !… plus de semi-bas de soie, faux nichons, soupirs et moustaches, Roméos, Camélias, Cocus… non !… du Stalingrad !… tombereaux de têtes coupées ! héros, verges en bouche ! qu'on revienne avec sa brouette d'yeux des grands festivals… plus de petit programme tranche dorée ! du sérieux, du sanguinolent… plus de frimes pancraces « répétés », non !… le Cirque fera fermer tous les théâtres… la mode oubliée fera fureur… la trois cents ans avant Jésus ! « enfin ! enfin ! » vous pensez le roman ! je me dépêche !… la tenue de soirée est de rigueur ? mais non ! mais non ! « la vivisection des blessés » !… voilà ! tant d'art, des siècles de soi-disant chefs-d'œuvre pour rien ! escroqueries ! crimes !

* * *

« Vous vous dites en somme chroniqueur ?

— Ni plus ni moins !…

— Sans gêne aucune ?…

— Ne me défiez ! j'entends encore Mme von Seckt…

— Je vous l'assure, Monsieur Céline, si mon mari avait vécu nous n'aurions jamais eu d'Hitler… cet homme-catastrophe !… l'intelligence sans volonté n'aboutit à rien, n'est-ce pas ?… mais la volonté sans intelligence ?… catastrophe !… vous avez Hitler !… c'est votre avis, Monsieur Céline ?…

— Certainement, Madame, certainement !… »

Dieu sait s'ils étaient gaullistes, antihitlériens à tous crins les hôtes du « Brenner », Baden-Baden… s'ils étaient mûrs pour les Alliés !… croix de Lorraine au cœur, dans les yeux, sur la langue… et pas des petites gens malchanceux, affolés râpeux boutiquiers… non !… tous habitués du très haut luxe, de la supercatégorie, deux trois femmes de chambre par appartement, balcon de cure ensoleillé sur la Lichtenthal-allée… les bords de l'Oos, ce petit ruisseau aux clapotis si distingués, bordé de toutes espèces d'arbres rares… le site du parfait raffinement… saules pleureurs à chevelures d'argent, au fil de l'eau, sur vingt… trente mètres… jardinage fignolé de trois siècles… le « Brenner » n'admettait clients que les extrêmement bonnes familles, anciens princes régnants ou magnats de la Ruhr… de ces maîtres de forges à cent… deux cent mille ouvriers… là où je vous parle, juillet 44, encore ravitaillés très bien et très ponctuellement… eux et leurs gens… beurre, œufs, caviar, marmelade, saumon, cognac, grand Mumm… par jets d'envois parachutés sur Vienne, Autriche… direct, de Rostov, de Tunis, d'Épernay, de Londres… les guerres qui font rage sur sept fronts et sur toutes les mers n'empêchent pas le caviar… la super-écrabouillerie, bombe Z, lance-pierre, ou tue-mouche, respectera toujours les delikatessen des hautes tables… Ce n'est pas demain que vous verrez Kroukrouzof se nourrir de « singe » ! Nixon à la nouille à l'eau, Millamac à la carotte crue… les hautes tables sont « Raison d'État »… Le « Brenner » l'était avec tout ce qu'il faut !… assassins à tous les étages habillés en garçons de cuisine promenant la compote marasquin… question des espèces, vous pensez que ces personnes étaient affranchies… que la « Bourse au mark » pour dix, quinze millions, à la fois, sur une carte, amusait clients et larbins… la hâte d'être débarrassé de cette monnaie de farce !… acheter avec n'importe quoi ! mais d'où la Camelote ? d'à côté !… de Suisse… et par là, d'Orient, du Maroc… et à quels prix !… en marks, par brouettes !… très bien… très bien… mais encore il fallait un souk !… un étage entier du « Brenner » fut aménagé… avec ses marchands authentiques !… frisés, gominés, bistrés, cauteleux ad hoc… amabilités de jaguar, sourires à crocs, cousins de Nasser, Laval, Mendès, Yousef… « allons ! allons ! aimés clients ! » vous auriez vu les magnats ce qu'ils amenaient comme tombereaux de devises !… le souk Brenner en plein négoce !… le vrai du vrai du fond des choses ! un Boukara cinq kilos de « Schlacht Bank ! » pesé !… enlevé !… demain vous verrez les mêmes, rassemblés en souks au Kremlin, Russie, à la Maison-Blanche, U.S.A., une autre guerre en plein !… dix, vingt Hiroshima par jour, vous pourrez vous dire que ça boume, furieux bruits, c'est tout !… bénignités, chichis, froissements atroces… mais tout pourvu que Mercure s'y retrouve !… l'essentiel !… que ce soit dans les bagnes russes, à Buchenwald, ou dans les « pires asiles de force », ou sous les cendres atomiques Mercure est là ! son petit temple ?… vous êtes tranquille !… la vie continue… Nasser aussi et son canal !… et marmelades !… et les vrais esturgeons de Rostov !… que le dernier parachute qui reste aille pas s'amuser s'il vous plaît à laisser tomber autre chose qu'une vraiment forte caisse de Chianti, plus coupes et miroirs biseautés, « purs Venise » plus mieux que tout !… ensembles déshabillés nylon, « façon Valenciennes » !… tout sur la table des dames « Kommissar » !… un peu là, idoles parfumées, blasées des tortures, bâillantes aux potences… pensez un peu aux chemisettes « ratafia-nylon », dernier parachute !… qu'on vous le répète pas ! pas toujours aux trucs fastidieux à pulvériser cinq provinces ! balancer des si forts neutrons qu'on retrouve plus la gare Saint-Lazare !… pas un écrou de locomotive !… assez de vos extravagances !