— Oh à peine !… à peine !…
— Qu'avais-je été foutre chez eux ?
— Leur dire bonjour !
— Exact ! exact ! ils n'ont pas été bien corrects…
— Oh, si !… oh, si ! leur genre !… ils étaient en plein travail…
— Nous les avons dérangés ?
— Peut-être ?… peut-être ?… »
Vous pensez !… je n'allais pas y retourner de sitôt ! qu'ils trafiquent, se moquent, carambouillent ! gredins et gredines !… s'en fassent sauter le pédicule ! fol qui s'occupe de ces gens-là !… tarabiscotés mal pensants, cogiteurs traviole !… dansant contre-temps !… là !… là !… et sachant plus d'un couloir l'autre… on les appelle… ils savent plus qui ?… quoi ?… rien !… leur téléphone répond pour eux… « M. Péliotrope est parti !… attendez-le !… il revient tout de suite !… » toc !… on raccroche !… n'attendez pas !… M. Péliotrope revient jamais, le bougre !… vous non plus !… zut ! un peu plus de patience, j'aurais pu parler à Nimier peut-être ?… de son projet de comics ? je me demande s'il y pense toujours ?… sérieusement ?… je me permettrai la prochaine fois… la prochaine fois, dans quelques années… de lui dire un mot… mais là nous-mêmes ?… où suis-je ? où sommes ?… la tête ébranlée… je vous perds encore !… certes quelques excuses, mais enfin… vous perdre est grave !… mon dernier lecteur, peut-être ?… allons ! allons ! où nous étions ! ne flânons plus !… d'autres soucis !… moi qui dors si légèrement, m'éveille d'un rien, je dors plus du tout… que se passe-t-il ?… là, dans le parc ?… à peine le petit jour… ni les « écrasements » ni les « Marauders » ne me réveillent… tout ça fait partie du décor, du tintamarre, en plus, en moins, aux nuages… et au sol… le tremblotement des murs de même… non, là c'est autre chose… ce sont des gens !… et des gens en automobile, on n'a pas vu d'automobile depuis des mois… même des « gazogènes »… une voix que je reconnais : Kracht !… et d'autres voix… le sentiment, c'est sûrement pour nous… y a qu'aller voir !… ils viennent peut-être pour nous pendre ?… ils ont le droit, ils ont tous les droits… on est vite debout… pas difficile, on reste habillés… on prend Bébert dans son sac et nous voici !… en effet j'avais raison : une grosse Mercédès à essence et cinq hommes autour… mais pas pour nous pendre !… pour l'enquête !… Kracht nous présente… le juge d'Instruction !… l'Untersuchungsrichter ! bouffi, barbu, très grisonnant… il s'est levé de bonne heure !… quatre réservistes avec lui, landwehr… ils viennent d'où ? de Berlin ?… non ! d'ailleurs !… chutt ! on ne dit pas !… je vois, ils ont encore des autos… elles doivent être garées profond !… toujours, ce juge nous regarde… Kracht le renseigne, qui on est, d'où on sort… lui, ne parle pas français… il a que la casquette militaire… le reste, civil… le brassard croix gammée, un vieux complet et le paletot de chasse… il fait pas riche… oh, mais sûrement il mange bien, il pourrait être de bonne humeur, il est pas… il est même brutal…
« Tout le monde en bas ! vite !… schnell !… schnell ! »
Que tout le monde descende !… tout le manoir !… il est pressé de s'en aller… qu'est-ce qu'on dirait nous !… oh Kracht veut bien ! aux isbas !… deux corvées tout de suite ! et deux de la ferme !… plus le grand rassemblement !… tout le personnel ! dactylos, comptables !… et les Kretzer !… et Isis von Leiden et sa fille !… et les servantes et jardiniers… ce juge rigole pas !… il veut aussi Marie-Thérèse… il attend, il ne nous dit rien… si !… il s'adresse à moi… « wo sind die ? où sont-ils ?… » de l'allemand que je comprends… sûrement il veut dire les maccabs !… « einer ist da !… un est là ! tzwei sind da ! » je lui fais signe, un au salon, à l'intérieur… les deux autres où on les a mis, sur le tas de feuilles, le cul-de-jatte et le Landrat… au bord de l'eau, enfin de la mare… au fait le cordon du Landrat ?… le cordon de soie qui l'étranglait ?… qu'est-ce qu'il est devenu ? il veut voir d'abord ceux qui sont chez nous… au salon !… bien !
« Sie wohnen da ?… vous demeurez là ?
— Ja ! ja ! ja !
— Alors venez ! »
Que je le conduise… nous y sommes… il se penche sur les deux…
« Sie sind Arzt… vous êtes médecin ? »
Kracht a dû le renseigner…
« Ja ! ja !
— Tot ?… mort ?… »
Il me demande… et il se penche encore, soulève une paupière… il s'est trompé !… pas le mort, l'autre !… la paupière du Revizor !… qui ronflait !…
« Ooh !… ooh !… »
Ça hurle !… il réagit !…
« Die Frauen !… les femmes ! »
La frayeur !… il les croit revenues !
« Nein !… nein ! »
Je le rassure… je montre au juge celui qu'est cadavre… le Rittmeister… celui-là il peut y aller !… lui secouer tout ce qu'il veut !… il essaye le bras… rien à faire !… raide ! un bâton !…
« Tot ?… tot ? »
Il prend son carnet, il note… il sort sa montre… acier noir… l'heure… il note encore…
« L'autre ?…
— Revizor !
— Ach !… ach ! »
Il note… voilà qui est fait…
« Die andern ? les autres ? »
De l'autre côté… dehors, je lui ai dit…
« Nun !… nun ! »
Il est pressé… on y va… voici les deux autres…
« Ceux-là aussi sont morts… bien morts !… noyés ! ertrunken ! »
Un mot que je sais… ceux-là il peut toujours les secouer !… il y touche pas, il me croit sur parole… il note sur son petit carnet, l'heure la date…
« Da der Landrat ? da der sohn Leiden ?… »
Il veut pas se tromper…
« Là le Landrat !… là le fils Leiden ! »
Il me demande pas où est le cordon… c'est pas moi qui vais en parler !
« Gut ! gut ! nun Kracht ! »
Kracht arrive… il amène du monde, une petite foule… tout ce qu'il a trouvé à la ferme… et au manoir, dans les étages, et au jardin… et les dames… toutes !… Isis von Leiden et la petite Cillie, et Marie-Thérèse l'héritière… et les Kretzer… et tout le personnel du Dienstelle, je vois pas Léonard ni Joseph… personne parle… ils font drôle là qui se taisent tous, muets… eux qu'étaient toujours si bignolles, papoteurs dans tous les coins, au bureau, à table, dehors… la première fois que je les prends absolu discrets figés… voici Nicolas, le géant russe… il vomit plus, ils l'ont fait lever, ils sont à quatre pour le soutenir, ils sont pas de trop… vraiment un bœuf… ils le font s'asseoir sur les feuilles… sonné, abruti, plus là !… le barbu lui pose une question… en russe… dur ! sec !… il répond rien… je sais pas ce qu'il a bu… ou bouffé ?… ou s'il fait semblant ?… mettons qu'on lui vide l'estomac… je vais pas suggérer !… ah, le sergent manchot arrive… lui aussi, et le chef cuisinier du Tanzhalle et encore d'autres !… prisonniers russes et allemands… le barbu veut que tout le monde soit là… il doit avoir d'autres questions… il allume un tout petit cigare, mégot mâchonné… je vois il en sort encore plein de sa poche, trois poignées de mégots mâchonnés, et qu'il les renfourne… je pourrais lui en offrir d'autres, des baths, des neufs… on verra plus tard… brutal, c'est sûr !… méchant je ne sais pas encore… nazi peut-être ?… il a le brassard… mais la croix gammée prouve rien… je me rendrai compte… là, il veut tout le monde autour de la mare… en cercle… ceux qui tiennent pas debout, assis ou couchés… mais tous là !… Nicolas lui s'est allongé, il a pas tenu… il s'est endormi, il me semble… il respire bien… les autres sont presque tous debout accolés les uns aux autres, comme agglomérés autour de la mare… ils ont mauvaise mine, ils pipent pas… Isis von Leiden dit rien non plus, ni Marie-Thérèse presque à côté d'elle… le barbu va parler… il crache son mégot, il graillonne, voilà !… il annonce, très lentement, et fort… qu'on puisse traduire au fur et à mesure… pour les Français il se tourne vers nous… « vous me comprenez ?… ja ! ja ! »… il est huit heures du matin, je vois le cadran, au-dessus des chaumes… il fait pas encore bien jour…