— Je sais !… je sais !… le Revizor !
— La Vigue, il faut que nous retournions !
— Oh, tu sais où nous en sommes aucune importance ! »
Je lui donne pas tort… tout de même c'est à réfléchir… je m'assois… il reste debout… il fait pas chaud… la neige se décide pas à tomber… il paraît que c'est à cause des bombes, qu'on aura du froid et très vif, mais pas de neige… certes je veux bien, La Vigue aussi… toujours est-il que même comme ça, accroupi, je me sens extrêmement fatigué… ça n'arrange pas le Revizor !… je décide : un saut aux gamelles !… un saut ?… enfin aux bibel et clopin-clopant… j'espère qu'ils y seront… je veux dire le cuistot et l'autre… nous voici sur la bitumée, la route aux voitures… personne en vue… sauf les canards… et le troupeau d'oies… elles nous connaissent, on les ennuie, elles battent plus des ailes, elles traversent lentement la chaussée… même pour les oies y a heure pour tout, mettons pour le Capitole, les barbares seraient revenus vingt fois, elles les auraient même plus regardés… Priape, si effarant pour les fillettes… fait bâiller les mères de famille… là je crois tout l'hameau avait marre de nous… personne aux fenêtres !… d'habitude c'était le frétillement des brise-brise… à croire qu'après les funérailles ils avaient convenu de plus nous voir… je me lève, on y va !… Tanzhalle ! peut-être deux cents mètres… toujours personne… l'impression qu'ils ont foutu le camp… au bistrot non plus, leur wirtschaft qu'était pourtant le zinc fréquenté… une vraie permanence… des hommes qui nous glavaient de très loin… et même la tôlière, leur Madelon, une rousse, je crois veuve de guerre… ce que j'avais compris, une furie, anti-nazi, anti-les-von Leiden, anti-franzose, et surtout paraît, anti-nous !… « scheissbande » elle nous appelait… je vous traduis pas, pas la peine… eh bien, là maintenant, plus personne !… on reste exprès devant cette wirtschaft… rien ! pas un crachat !… parfaite solitude !… je me demande si la cuisine bibel va pas être bouclée ? non !… nous y sommes…
« Alors ?… alors ?
— Rien du tout !… »
Laconique… pourtant y aurait un peu à dire… ils se taisent… je passe nos gamelles… le cuistot les remplit… et tag ! tag ! qu'on décampe !… bien !… Salut !… sur la route, toujours personne… ni ci… ni là… pas une ménagère… des oies, c'est tout… et très tranquilles, tassées par familles… à dormir les têtes sous les ailes… indifférentes…
« Dépêche-toi La Vigue ! »
Je pensais à notre Revizor… notre survivant… pas si sûr !
« Allons !… allons vite ! »
Je pouvais parler moi ! toujours la godille, butant partout… nous voici aux arbres… le parc… zut ! et l'appareil ?… j'oubliais… deux bouts de bois !… ça serait pas beau, mais enfin… j'avais promis… aux autres bibel, à l'isba, je trouverai… ça va, ils y sont ! je leur demande… ils prennent un bâton… ils taillent ! ce qu'il me faut… au couteau… bien !… juste !… je remarque ils ont changé de costume, plus des bourgerons, des houppelandes vertes… leur tenue d'hiver ?… d'autres sabots aussi, des énormes, pour la paille sans doute si gros, une botte chaque pied… on s'en va !… danke ! danke ! tout de suite au salon !… il pourrait bien être décédé en nous attendant… non !… non !… il est là, et aimable… parfaitement !… il a pas eu peur des « furieuses » ?… je m'enquiers… oh non ! que non !… pas du tout ! elles sont à Hambourg les « furieuses » !… ne lui ai-je pas dit ?… je me souviens plus ? je m'en fais ?… il me demande… c'est un comble ! hanté je suis ! braque, voilà !… aussi lui me trouve louf ! où j'avais vu des « furieuses » ?… j'insiste pas !… parfait !… ça va !… le Revizor a le haut moral ! alors un peu, son appareil !… voyons sa jambe : rouge et enflée, le très gros œdème… ça sera pas beau, mais enfin…
« Lili ! Lili ! »
Qu'elle vienne…
« Kracht ! »
Lui aussi !
« Deux paquets d'ouate !… et trois grandes bandes… »
Kracht va… revient… ça y est !… maintenant il s'agit de le lever et de le faire s'asseoir… on le porte au fauteuil, on l'installe, mais il ne tient pas… il souffre trop… il nous le dit, il tiendra pas !… et pourtant pas le blessé geignard, au contraire !… le mieux de ne pas insister, de le recoucher, il attendra… sur civière il ne se plaint plus… je lui offre une gamelle… il a de l'appétit, il veut bien… « l'appareil de marche » je me doutais… il aurait fallu l'endormir… tel quel, impossible… plus tard ils verront !… d'autres médecins…
« Vous croyez ?
— Oh oui certainement !
— Des médecins d'où ?
— Vous verrez !… vous verrez ! »
Je peux pas en dire plus… une autre inquiétude !…
« Und die Kretzer ? et les Kretzer ? vous savez ? »
Il demande…
« Je suis le Revizor !
— Je sais !… je sais !
— Je dois voir leurs comptes ! konto ! konto !… kassa !… la caisse ! »
Pas qu'il soit inquiet mais tout de même il aurait aimé voir les comptes…
« Il est venu !… si ! si ! Kretzer !… mais vous dormiez ! »
Qu'il gigote pas !…
« Schön ! Schön ! bien !… »
Là, un peu calmé… à ce moment juste, des éclatements… broum ! et crrrac !… assez près je crois, vers le terrain d'aviation… il redevient inquiet !
« Ils bombardent souvent ?
— Très rarement !… de plus en plus rarement !… on les abat tous !… la “passive” !… la flach !… vous savez ? »
Pour relever le moral je crains personne, ici, là-bas ou ailleurs… toujours le mot !… on arriverait en Enfer je l'appellerais le « réchauffant total » !… je les ferais tous goder ils en redemanderaient ! ne redemandent-ils pas la guerre ? tortillant du cul !… « la paix ! la paix ! » tartufions bêlants !… le crématoire qu'ils veulent ! un chouette ! un final !
Celui-ci m'embête bien, avec ses comptes et sa kassa !… qu'il finisse d'abord sa gamelle !… oh mais ses 2 cc. qu'il dorme !… je fais pas bouillir… avec quoi ?… j'injecte… il somnole presque tout de suite, voilà, j'ai fait tout mon possible… tout de même un hic… Léonard ?… Joseph ?… je peux pas m'occuper de tout le monde !… et Bébert ?… je crois que je l'entends… il pousse des soupirs… déjà il était plus tout jeune… il a encore vécu sept ans, Bébert, je l'ai ramené ici, à Meudon… il est mort ici, après bien d'autres incidents, cachots, bivouacs, cendres, toute l'Europe… il est mort agile et gracieux, impeccable, il sautait encore par la fenêtre le matin même… nous sommes à rire, les uns les autres, vieillards nés !… je décide… « laissons-le !… montons chez nous !… » dans notre réduit de tour !… demain on verrait !… demain… l'aube…
Ce demain fut long à venir… pas du tout que je sois nerveux… certes non !… mais quelque chose, j'ai retenu !… précisément, deux heures du matin… j'avais demandé à Kracht de me prêter une « torch »… je regarde ma montre… Bébert grogne… lui qui grogne jamais… oui !… y a quelqu'un dehors !… dans l'escalier… un employé de la Dienstelle ?… ils sortent pas la nuit… ils restent dans leurs chambres, même en cas d'alerte… peut-être le tremblotement des murs ?… non !… c'est une marche qui craque… crisse !… d'autres petits crissements… sûr, des marches !… Bébert regrogne… je vais y aller… je veux pas réveiller La Vigue… un cri !… deux cris !… pas que des cris, ça gueule !… plein l'escalier… et des horions !… vlac !… clac !… du pugilat… au-dessus de nous ! à l'étage des femmes secrétaires… oh, mais ça va mal !… plein de femmes… et des voix d'hommes !… Lili, La Vigue sortent de la paille… ils me demandent ce que c'est ?… j'en sais rien… ça se cogne et ça hurle, c'est tout… j'ouvre notre lourde… je comprends !… c'est tout le personnel en fureur, en lutte… leur étage à eux fait saillie au-dessus du vide… sorte de balcon… c'est pas entre eux c'est contre deux femmes… je monte, je vois tout avec ma « torch »… je vois les deux femmes qu'ils assomment pardieu ! tabassent ! mordent !… et qu'elles appellent « au secours ! hilfe ! au secours ! » c'est l'Isis et la Kretzer ! qu'est-ce qu'elles pouvaient branler là-haut ?… ils vont leur faire passer la rampe !… au vide !… qu'est-ce qu'elles fabriquaient ?… ah, on nous le crie !… elles étaient en train de foutre le feu !… tout simplement ! la preuve les bouteilles d'alcool !… j'avais qu'à sentir… plein les marches, d'en bas de tout en bas, du salon à chez la doche au troisième… tous alors qu'on brûle ? parfaitement !… jusqu'en haut chez Marie-Thérèse !… quatre bouteilles d'alcool à brûler… elles en avaient versé partout… je m'étais pas gouré en entendant craquer les marches… Bébert non plus… Isis, la Kretzer qui se parlaient jamais !… elles s'étaient bien rapprochées pour foutre le feu à la turne !… toujours elles vont planer, ça y est ! ensemble !… je vais pas dire un mot, on irait aussi ! le mari surgit ! de le voir, ça bafouille !… le comptable… il menace… il menace de quoi ?… je comprends pas bien… lui qui parle jamais fort, il hurle… oh, mais Kracht !… enfin lui !… où il était ?… il arrive en robe de chambre !… il veut savoir… « elles mettaient le feu !… » on lui raconte et on lui montre les trois bouteilles… il veut se rendre compte… il renifle une bouteille… je monte avec lui jusqu'à l'autre étage… jusqu'à la porte de la dorade… exact !… c'est encore humide.. une allumette tout prenait !… nous, notre paille, on a eu de la veine !… le Revizor roustissait aussi, et toutes les demoiselles Dienstelle… un coup, ça reclaque ! une autre gifle !… les demoiselles dactylos veulent remettre ça ! « crâneuse ! criminelle ! putain ! »… pour Isis ! ce qu'elles pensent !…