« L'Allemagne nous réussit pas… »
C'est à craindre !…
« Le flic dira qu'on n'est pas nous !… »
On peut être sûr !… je prévois les complications… mieux pas y aller !… advienne que pourra !…
« Retournons à l'hôtel ! »
Traîner par les rues ?… pas bien recommandable !… j'étais pas encore habitué à être identique et moi-même et cependant méconnaissable… plus tard je m'y suis fait, très bien fait, promener un double, un espèce de mort, un mort avec cannes et soucis… un méchant qui vous abatterait, ferait que vous renvoyer au cimetière d'où vous n'auriez pas dû sortir… moi depuis 14… pas que de 44 !… je vais pas voter, je sais pourquoi, je suis attendu… les conservateurs de cimetières savent qui est qui… à peu près encore des formes, et des couleurs et des souvenirs… mais quels ? ratiociner arrange rien… vous êtes repéré !… à la fosse ! dans notre cas, nos photos, il s'agissait pas de plaisanterie… la police en voudrait jamais !… elles étaient pas à présenter… je propose… nous revoici au « Zenith »…
« On peut essayer sur Ivan !… »
Ça risque rien… je l'appelle… il était derrière le mur… je lui demande ce qu'il pense de nos photos… il les prend, il les retourne, face et verso… têtes en bas, il trouve rien… on est devenus des Picasso… notre cas est vraiment assez grave… y a qu'à la Cour de Justice et pour la prison qu'ils vous retrouvent… et pour bien vous gauler vos meubles… là ils se trompent pas… Berlin, nous n'étions qu'au début, je ne savais pas tout ce qu'on peut faire avec les personnes hors-la-loi… arrive que pourra !… je commande encore trois gamelles et le petit quelque chose pour Bébert… quand on a des photos comme nous il faut se montrer large… j'y vais de deux billets de « cent marks »… encore !… je sais pas ce qu'il pense en politique, Ivan… mais une chose : il pourra dire que je suis aimable… sans doute nous ne sommes plus que nous trois dans ce qui reste du « Zenith Hotel »… plus que nos deux chambres habitées !… tout de même encore un téléphone… je l'entends qui grelotte… même assez souvent… où il peut être cet appareil ?… dans la cour, dans son rez-de-chaussée ? ou au fond d'un des cratères ? mais qui peut lui téléphoner ?… Le Vigan se le demande aussi… on va pas lui poser de questions !… allons encore réfléchir !… on sait maintenant très bien passer chez La Vigue… par ses briques… nous revoyons la rue, la Schinkel, le va-et-vient des vieillards, comme ils grattent, épeluchent, mettent en piles… ils feront une autre rue, tuiles et briques, si la guerre dure seulement dix ans… revoici Ivan avec des choux rouges à la crème, et la petite viande pâle pour Bébert… Lili me fait remarquer quelque chose… un étage, une maison en face, comme suspendu entre les colonnes de l'immeuble… en hamac… les étages au-dessus et dessous existent plus… soufflés !… en plus cet étage fait vitrine… vitrine de fleuriste… fleuriste, magasin suspendu… roses, hortensias, clématites… suspendu entre les colonnes en hamac… plus rien n'existe de cette maison que cet aérien entresol… et le grand escalier… le seul étage habité, je crois, de toute la Schinkelstrasse… ah, et nos piaules nous, en carrés de plâtre, « Zenith Hotel »… je demande…
« Dis donc, Ivan !… »
Je lui montre l'autre côté de la rue… ce magasin en hamac ?
« Da ? da ? blumen ?geschäft ?… fleuriste ?
— Nein !… nein ! doktor Pretorius ! »
Va pour Pretorius !… on fait nos remarques, que cet entresol était peut-être pour les mariages et les enterrements… bouquets et couronnes ? on n'en avait pas encore vu… mais ça devait sûrement exister… les conditions se présentaient… nous on s'achèterait bien des fleurs… une coquetterie pour nos piaules !… en pots !… fignoler notre home !… des géraniums… Lili voulait les clématites… on en discutait gentiment… d'intérieurs, de fleurs… et d'herbe pour Bébert… il devait avoir ça, Pretorius ! ce Pretorius !… d'abord terminer nos gamelles !… là encore on se demandait… choux rouges à la crème ?… d'où il pouvait avoir cette crème, l'Ivan barbu ?… son air rustique, c'était un drôle de débrouillé !… même le chou rouge ?… je dis !… maintenant finies les gamelles on pourrait faire un saut en face ? qu'est-ce qu'on risque ? d'abord voir si c'était vrai ce Pretorius ?… pas une invention ! alors y acheter deux géraniums… Docteur Pretorius… s'il existe ?… plein de ramasseurs le trottoir en face… par où on monte chez ce lustucru ? nous verrons !… on y va !… on descend on traverse la rue… on passe entre deux tranchées de briques… on demande l'escalier… par là !… je vois trois étages en échelons de cordes… et puis redescendre à l'entresol ! ce micmac !… mes cannes sous le bras, c'est du travail… il doit rigoler le frère là-haut de voir ses clients piquer une tête… ça doit arriver !… ah le voici… « Doktor Pretorius »… il s'appelle vraiment comme ça… gravé sur cuivre… sa plaque pend à un fil de fer… ils sont tous doktor en Allemagne… doktor fleuriste ?… voilà, c'est lui !… il nous a vus venir… il nous demande tout de suite, en français…
« A qui ai-je l'honneur ?
— Ma femme !… M. Coquillaud ! et moi-même ! »
J'en dis pas plus… c'est assez… un homme au premier abord, ni vulgaire ni brute, assez gras… dans la cinquantaine… et à lunettes…
« Par ici, je vous prie ! »
Il nous précède… il boite un peu…
« Vous voudrez bien m'excuser… j'ai entendu vos paroles… cet immeuble vide résonne !… je ne suis pas fleuriste du tout !… je le déplore !… je regrette, Madame ! je suis bien docteur, c'est exact… mais docteur en droit… et avocat…
— Oh, vous nous pardonnerez, Maître !… notre sottise !… Ivan, en face, aurait dû nous expliquer !…
— Celui que vous appelez Ivan ne sait rien du tout !… il s'appelle Petroff… il est stupide comme tous ces gens russes… stupide et ivrogne et menteur… tous ces gens de l'Est… ici, n'est-ce pas, nos bonnes manières les déroutent… ils ne savent plus ce qu'ils voient, ce qu'ils entendent, ils ne savent plus ce qu'ils sont !… là-bas on les fouette tous les jours… sitôt qu'ils cessent d'être battus, ils délirent !… le cas de ce Petroff, celui que vous appelez Ivan… il me voit fleuriste !… certes j'ai des fleurs… mais pour l'ornement de mon local, pas pour commerce !… il vient me voir assez souvent… me vendre de sa crème… je lui ai dit cent fois : “Je suis avocat, Petroff”… il faudrait que je le batte au sang pour qu'il se souvienne !… l'habitude !