Ah, l'entresol !… ah, Chancellerie !… je veux, pour le moment, l'entracte, il était mieux que nous… son genre de hamac fleuri était assez gai… qu'il ait des visions ?… possible !… les nerfs, l'effet des bombardements ?… je lui demande…
« Vous avez tout perdu cher Maître ? bombardé ?… à Breslau ?… »
Je connais un peu ce Breslau, bien noir pays, ciel et terre, plus noir que la Prusse et plus froid…
« Oui, tout !… absolument tout ! pertes matérielles !… ach !… ach ! »
Ici geste, que cela compte peu ! vraiment peu !… mais !… mais !…
« Mais ma femme, ma chère femme Anna !… et mon plus jeune fils, Horst, six ans… voilà ! »
Cela nous attriste, bien sûr… mais ce n'est pas tout :
« Deux fils encore !… en Russie… depuis seize mois aucune nouvelle… mon frère et mon neveu en France !… pas de nouvelles ! »
Nous faisons encore des ah !… ah !… c'est tout… lui toujours tout le monde parti, et sans nouvelles, il se rabobiche un intérieur, et un cabinet d'avocat… plus tard j'ai vu, avenue Junot, exactement pareil au même, ils nous ont tout secoué, et réoccupé bourgeoisement… l'Épuration c'est qu'un instant, on vous égorge et vous secoue tout… un éclair ! vous vous retournez, tout est fini !… votre successeur lit son journal, fume sa pipe, Madame après son soutien-gorge, coud, vesse, et discute où ils iront ?… vacances ? vacances ? la petite fille joue du piano, faux… vous vous avez plus rien à foutre !… passez votre chemin, crevez muet !… Pretorius lui, avait confiance… installé dans son hamac, dans ses meubles, à lui plus ou moins, il se voyait tout un avenir… payant ses impôts… rien à craindre !… tout de même, tout son truc houlait, il aurait pas fallu beaucoup que son bric-à-brac pique aux pavés… une petite bombe, plonge ! et salut !… tel quel dans son farfouillis je l'aurais bien vu rue de Provence ou Palais-Royal en véritable magasin… de tout il avait, je voyais, oiseaux empaillés, collections d'insectes… toutes ses tentures ornementées… qu'il ait perdu sa femme Anna, son fils Horst, et sans doute bien d'autres, et son frère, l'empêchait pas du tout de penser que la tragédie prendrait fin et qu'installé bourgeoisement, payant ses impôts, son avenir était assuré, surtout placé comme il était, à quelques pas de la Chancellerie… il lui suffisait d'attendre… c'était aussi bien mon avis !… je l'approuvais fort… La Vigue, Lili le félicitaient pour son bon goût, ses si amusants bibelots, ses si jolies fleurs, son français parfait…
« Vraiment vous croyez ?
— Ah, là ! là ! »
Et de renchérir.
Juste je me levais pour mieux voir… mieux regarder… une bricole… une autre… tiens ! tiens !… je tique !… je me trompe pas… cet éventail ?… je le connais… c'est ça !… je dis rien, je garde pour moi… c'est bien celui de Baden-Baden… l'éventail de Mme von Seckt… pas d'erreur y en a pas d'autres… je leur en parlerai à l'hôtel… dans les circonstances pareilles un petit mot de trop pardonne pas… je sais, j'ai éprouvé : pas de vane ! je tourne la tête, je lui dis encore plus de bien de ses fleurs, de ses potiches, mexicaines… sur le bon esprit qu'il a eu de prendre des options sur tous les décombres d'alentour… et même sur le « Zenith » en face !… trois marks par tonne d'éboulis, dix marks par mètre carré de terrasse !… quel placement ! je parlais de tout, mais pas de l'éventail ! il a fallu qu'il nous relise tous les textes certifiant ses droits… aussi que Lili choisisse des fleurs, deux, dix ! tout ce qu'elle voudrait !… la technique pour rentrer chez nous c'était d'abord de descendre par l'échelle jusqu'au trottoir… là en bas il nous enverrait un panier, au bout d'une corde !… on voulait bien ? tout ce qu'il voulait !…
« Demain, la même heure ? vous me ferez l'amitié… nous irons à Charlottenbourg ! cela vous plaît-il ?
— Oh certainement, Maître, certainement ! »
Ah, au trottoir ! enfin !… voici le panier qui descend… vite ! vite ! toutes nos grâces ! salut ! salut !
« Merci Maître !… merci ! »
Vite en face !… chez nous ! nous traversons les décombres… que les vieillards nous emmurent pas !… ils s'occupent pas de nous… vite notre escalier !… il existe encore !… nos piaules aussi…
« Maintenant écoutez-moi, vous deux !… vous avez rien vu ? »
Je leur chuchote…
« Non !… ses fleurs !
— Vous avez pas vu Hitler ?
— Non !
— Qui vous croyez que c'est ce Pretorius ? »
La Vigue se gratte pas…
« Ferdine, c'est un flic !
— Qu'est-ce qu'il voulait ?
— Qu'on dise du mal !
— Alors il l'a dans le baba ! mais sûr, il va recommencer ! une chose que vous avez pas vue… chez lui !… accrochée au rideau du fond !
— Quoi ?
— Alors vous avez rien vu !
« Bien simple si je déconne ! Lili où as-tu mis l'éventail de Mme von Seckt ? »
Avec nous c'est pas difficile on a tout dans une seule valise, on se rend tout de suite compte… Lili la cherche, l'ouvre sur le lit-cage, rien !… pas d'éventail !…
« Vous avez rien vu !… il est en face chez Pretorius !…
— Alors ?
— Alors foutons le camp et tout de suite !
— Pretorius est pas venu ici !
— Et Ivan ?
— Ils sont en cheville ? tu crois ?
— Puceau je te dis, si on se tire pas ! là, la minute ! ça va mal !… le vol on s'en fout !… mais le turbin, un peu !… »
Il est dur à penser pratique, vite, Lili aussi… heureusement que moi je décide !
« Si on reste là on est faits !…
— Alors où ?
— J'ai une adresse ! »
Je ne voulais pas m'en servir de cette adresse ! mais maintenant y avait plus de chichis !… tant pis ! la « police des étrangers » avec nos photos « anti-nous » c'était plus la peine ! j'avais plus que le suprême recours : Harras… au vrai, un bien compromettant ami ! super-S.S. ! tant pis ! alea jacta ! César s'était pas lancé de gaieté de cœur, au moins Harras c'était du sérieux ! pas du demi-nazi… quart-cela… Professor Harras, président de l'Ordre des Médecins du Reich… très compromettant, sûr, certain, mais d'avoir quitté notre patrie qu'était notre fatal premier crime… le premier pas toujours qui compte !… dans les faux chèques, le bris des tirelires, le vol aux devantures, la trahison, tout !… le premier pas !… le toboggan du déshonneur !… vous commencez, un tour… deux tours… personne peut plus vous arrêter !… Lili La Vigue me comprennent bien…
« Oh oui ! tu as raison !… »
Ils sont d'accord… mais quel pétrin !… depuis Montmartre c'était joué !… lui-même La Vigue avant de partir s'était construit un genre fortin dans sa propre cuisine, avec tous ses lits, tables, chaises, lessiveuse… mais finalement ils l'auraient eu !… comme ils ont eu Bonnot, Liabeuf, et le fort Chabrol… Parlant du fort Chabrol, souvenir de môme, j'ai vu ce siège… et la reddition… à propos encore, j'ai lu depuis, combien ce Guérin était suspect… bourrique ou pas, je l'ai vu embarquer à Ablon, par les pontonniers du 1er Génie, mort de sa belle mort, quai de l'Écluse… pendant la grande inondation, 1910… les souvenirs de môme sont toujours si c'était d'hier…