J'avais qu'à le suivre… leur rage tous ces gens politiques : deux mots à vous dire en particulier… faire un tour !… vous en revenez, revenez pas… je leur demande toujours…
« Alors ? »
Je vois là son énorme Mauser… je veux, ce feu fait partie de sa tenue…
« Non ! non ! pas encore Céline ! ooah !… seulement vous parler !… impossible, Grünwald ! tout mouchards, Grünwald ! vous vous êtes peut-être aperçu ?
— Les demoiselles ?
– Évidemment ! et les microphones ! pas trouvé ?
— Je n'ai pas cherché…
— Partout microphones ! sous les tables !… toutes les tables !… sous tous les fauteuils ! »
Nous nous n'avions rien dit de scabreux, moi, Lili, La Vigue… ils avaient bien pu entendre !… d'abord qu'est-ce qu'on avait à se dire ?… rien ! sauf qu'on se demandait ce qu'ils allaient bien faire de nous ?… bien naturel ! bien naturel… embarqués dans une drôle d'histoire !… où il m'emmenait en attendant ?… cette route si étroite devenait large… presque une avenue… plus du tout comme dans nos hameaux… grandiose !… les mêmes masures en torchis des deux côtés, bien croulantes, pourries… plein d'orties des fenêtres, des cheminées… sûrement personne n'habitait plus là… je demande à Harras…
« C'est loin ? »
Sûr, il était gros, mais agile… plus jeune que moi… « Quelle année vous êtes né, Harras ?
— 1906 ?
— Je vois !… je vois !… du jarret !
— Nous sommes arrivés ! là !… là !… »
Il me montre… l'église… elle est aussi vermoulue fendue lézardée de bout en bout que les maisons autour, elle doit pas servir souvent…
« Regardez, Céline ! »
Je regarde au-dessus du portique… une date gravée… gravée dans un marbre carré noir… 1695…
« Les huguenots, n'est-ce pas ? maintenant ici bientôt les Russes ! les Polonais pour commencer ! et puis les Chinois, pour finir ! voyage des peuples ! ooah !…
— Pas de microphones ? »
Je m'inquiète…
« Non !… pas de microphones ! pas encore ! »
Il est loustic, en tourisme, Harras ! il aurait fait un Perrichon un peu plus tôt…
« Regardez cette église, Céline, l'intérieur, on y prêchait en français il y a encore cinquante ans… »
Il a la clé… pas besoin de clé… je pousse le battant… on regarde l'intérieur… elle est à clairevoie l'église… plus de crevasses que de briques…
« La dernière fois que je suis venu la cloche était encore en place, en haut, maintenant… »
Je la voyais la cloche, elle était tombée au milieu des bancs… ça n'a pas été bombardé !… c'est la pluie et le temps… y a rien à voir… qu'encore quelques panonceaux, noir et bleu… des paroles de psaumes…
plein de vigne vierge et de lianes montent partout, après la cloche, après la chaire…
« Voilà !… on a vu !… alors ? »
Je demande à Harras…
« Au cimetière là !… nous serons encore plus tranquilles !… »
Le cimetière je vois, est pas plus entretenu que l'église… pas de fleurs du tout, que des énormes buissons de ronces… on peut lire des noms, beaucoup de dalles… mais ça s'efface… la mousse comme éponge les noms… Harras a déjà cherché… ah, un !… « Anselme Preneste »… « Nicolas Pardon »… l'autre bout des orties… « Elvire Roche Derrien » et par là, voilà !… « Félix Robespiau » !
« C'est lui qui a fondé le village ! et l'église !… Félix Robespiau !… ils étaient trop à Berlin !… déjà la crise du logement !… ooah !… encore d'autres villages huguenots par là !… plus haut ! aussi écroulés ! »
Il me montre… au nord…
« Nous n'irons pas ! »
Ces villages au nord… plus de routes… que des fondrières… et des ronces…
On s'assoit… j'espère maintenant qu'il va parler… vraiment l'endroit est tranquille…
« Alors ?
— Certainement Céline vous avez deviné… il faut que je vous trouve une situation… pas seulement pour vous, pour votre ami, et pour Madame…
— Bien entendu !
— Vous savez n'est-ce pas, vous avez lu, que dans notre Reich tout le monde doit être occupé… à l'avant !… à l'arrière !… les commentaires, vous savez !… peut-être encore un petit moyen pour un certain temps… vous vous êtes malade, mutilé, vous vous reposez… bien !… votre ami Le Vigan est fou, malade aussi, vous le soignez… bien !… acteur, ça ira !… votre femme vous soigne… vous ne trouvez pas ?
— Certainement, mon cher Harras ! mais alors à l'hôpital ?…
— Non !… non ! pas du tout ! vous irez en convalescence… tous les trois !… dans une de nos Dienstelle… vous savez, un bureau “annexe”, pas loin d'ici, cent kilomètres… vous savez, les bombardements… pour le cas !… au nord !… vous serez très bien je trouve, tous les trois… cent kilomètres nord d'ici… à Zornhof… dans un petit château… vous vous amuserez !… le baron-comte Rittmeister von Leiden ! pur prussien !… plus pur que moi ! plus gâteux que moi !… 74 ans ! il a le droit ! absolument dégénéré… et paraplégique ! vous aurez sa fille Marie-Thérèse… pianiste ! tous les deux parlent bien français, mieux que moi !
— Oh, non ! oh, non cher Harras !
— Vous verrez ! et des Polonais partout ! pire qu'ici ! vous verrez !… plein les terres !… attendez !… son fils ! la ferme en face, cul-de-jatte et épileptique !… ooah !… et la belle-fille, Isis, et la petite-fille, Cillie… le cul-de-jatte ne parle pas français… et pas que des polaks, vous verrez !… des Russes aussi, plein les betteraves !… femmes, hommes… prisonniers… volontaires… Russes soi-disant déserteurs… et des “Vlasoff…” tous bolcheviks ! communistes espions !… oh mais les plus beaux, vous verrez, nos bibelforscher vous savez ?… nos “objecteurs de conscience”… vous verrez tout ça !… et les prostituées de Berlin, trop dangereuses, “tertiaires” incurables… vous les verrez, elles travaillent, la voirie, pas à Zornhof !… à Moorsburg, à côté… des centaines !… communistes aussi !… et puis des travailleurs français… ceux-ci “anti-nazis” féroces… ils ne vous aimeront pas… et ils sont malins ! quand ils sauront qui vous êtes… à vous méfier !… il faudra vous méfier aussi du chef de notre “Dienstelle”… Kretzer et sa femme… je ne sais pas ceux-là quel jeu ils jouent… je le saurai un jour… vous serez tout près de Moorsburg… à voir Moorsburg ! vous aurez le temps !… pas encore été bombardé ! là aussi un pharmacien qui joue un jeu, je ne sais pas lequel ?… la ville de Frédéric II où il faisait manœuvrer ses hommes !… à la baguette ! ooah !… sa ville à lui, construite exprès… avec des places pour les manœuvres, vous diriez cinq six places Vendôme !… mais sans Ritz et sans rue de la Paix !… ooah ! il les faisait fouetter sur place, au milieu de la place, ses goujats ! si c'était grave, fouetter à mort !… la discipline !… après ça, il jouait de la flûte et il écrivait à Voltaire, en vers… mauvais vers, mais quand même… vous ne vous ennuierez pas là-haut ! en convalescence… un petit musée à Moorsburg… Mme von Leiden vous promènera, la femme du fils, le cul-de-jatte… elle vous demandera des leçons de français, certainement… oh, elle n'est pas laide du tout !… ni infirme comme son mari… vous verrez !… vous ne pourrez pas rester ici, je veux dire à Grünwald, impossible !… nous serons rebombardés à Grünwald, pour ce qu'il en reste !… et j'irai vous voir souvent, là-haut, dans votre manoir… si je ne suis pas mort !… ooah !… vous aurez tout pour travailler, là-haut… peut-être aussi pour pratiquer… dans quelques mois… nous vous chercherons une usine… dans quelques mois… peut-être Le Vigan, infirmier ?