— Oui… oui… certainement ! »
J'avais rien à dire… mais je nous voyais pas à Zornhof…
« Vous ne prévenez personne, n'est-ce pas… ni votre femme… ni votre ami… je vous conduirai moi-même, après-demain… mercredi midi… par la route !…
— Entendu Harras ! compris ! »
Quelles précautions !… peut-être pas du tout à Zornhof qu'il nous emmenait ?… je regarde encore ce cimetière, tous ces monceaux de ronces… pourquoi il m'avait amené là ?… par goût ?… peut-être… rien de plus… le certain goût funèbre… toute la Bochie… ils avouent pas, mais ils sont voués, attirés… je cherche encore à lire des noms, sous les ronces…
« Vous avez sûrement remarqué Harras, surtout des femmes !… »
Harras avait remarqué comme moi…
« L'accouchement n'est-ce pas, à l'époque !… le même phénomène aux États-Unis, même époque… une très belle étude d'Eichel… vous avez connu Eichel ? »
Si j'ai connu Eichel !… statisticien de l'État de New York, grand balzacien à ses moments…
« Un très intéressant mémoire sur la mortalité des femmes dans l'État de New York, fin du XVIIe… Eichel !… vous connaissez ?
— Certainement !… certainement Harras !
— Environ trois femmes pour un homme… normal pour l'époque… les hommes se remariaient trois… quatre fois… normal pour l'époque !… New York ou Berlin… ceux-là, les polaks de Felix ne s'enterrent pas ici, ils ont leur cimetière à eux, là-bas… »
Il faisait le geste.
« A l'est !… loin !… nous n'irons pas ! »
Il me montre là-bas, un bouquet d'arbres, au bout de la plaine… c'est drôle comme l'infini des êtres est facilement au bout des doigts… un geste… entre ciel et terre…
Il résume…
« Alors, n'est-ce pas, mon cher Céline, c'est entendu… mercredi midi !… et pas un mot… à personne !… pas un mot !
— Comme la tombe, Harras ! comme la tombe ! »
Je comprends pas le pourquoi de tout ce secret, mais lui, doit savoir… du moment où vous êtes chassé de vos quatre murs, vous devenez joujou… tout le monde s'amuse à vous faire peur, voir votre binette… tout tourne énigmes… là j'étais pas sûr d'Harras… cette drôle de virée, Felixruhe ? qu'est-ce qu'on y était venu foutre ?… pas net !… façon de nous promener ?… admirer ces décombres d'église ?… le cimetière huguenot ?… pour ça qu'il s'était mis en grande tenue, sur son 31, torsades, aiguillettes, trois croix gammées ?… pour m'apprendre quoi ?… Zornhof ?… qu'on déménageait ?… certainement encore foutu bled !… des gens encore plus « anti-nous » qu'ici… et en plus, il m'avait prévenu, des prisonniers « résistants »… ça promettait !…
« Tu la vois pas mais elle est là ! gafe !… on y fonce ! tout est savonné !… »
Ce que je pensais ! je le disais pas, je disais rien… j'écoutais Harras… il parlait…
« Voilà ! nous avons vu Felixruhe… nous allons refermer l'église… ce n'est plus bien la peine peut-être ? »
Elle était ouverte de partout… exactement ! les orties et les vignes vierges avaient envahi l'intérieur, tous les bancs recouverts, la cloche…
« Ils en feront des cinémas des anciennes églises ! ils répareront ! propaganda ! propaganda ! ooah !
— Qui ?
— Ceux qui viendront ! toujours des endroits de propagande ! églises ! maintenant, pour matérialistes ! athées !… voilà ce qui nous manque : des athées sérieux !
— Vous aurez, Harras ! vous aurez !
— Je voudrais voir un peu les Russes rééduquer les Chinois ! leur faire remonter la cloche, là-haut !…
— Vous verrez, Harras ! vous verrez ! Vous verrez tout !… »
Je suis le réconfortant, l'optimiste !… je reessaye la clé… elle tourne à vide… elle a fait son temps cette clé ! l'église aussi… si crevassée bout en bout… pas besoin de bombes !
« Elle s'en va au vent, Harras ! »
Vraiment maintenant c'est fini… il m'a dit ce qu'il avait à me dire… que nous déménagions mercredi… la belle histoire !… secret ?… pourquoi ?… il ne parle plus… nous allons par un autre sentier… il prend pas le même… pourquoi ?… retrouver sa bouzine… elle est assez mastodonte, personne y enlèvera !… ah, elle est au bout du sentier… non ! pas elle, pas l'auto elle-même, mais du monde après et dessus, un énorme essaim de jambes et derrières, les uns dans les autres… et sur le toit de la voiture !… tout Felixruhe est sur l'auto ! ils vont la bouffer !… à mon tour de rire ! qu'il s'était sapé exprès, bottes, aiguillettes, croquemitaine or et argent, qu'ils se tiennent à distance ! l'autorité ! salut !… agglomérés qu'ils s'étaient !… plein le toit, le capot, et les roues… Lili là-dessous et Le Vigan, et Bébert… j'hurle… deux coups…
« Lili !… Lili !… »
Elle me répond… à travers les esclafferies… plein de mômes !… ils veulent voit Bébert… ils exigent…
« Pépert !… Pépert !… »
Nous ne pouvons pas approcher… du coup, ça va plus !… Harras regarde, pas un mot, il sort son soufflant… son gros Mauser… et ptaf ! ptaf !… coup sur coup en l'air ! tout le chargeur ! ah là, ça dégage !… si ça se sauve ! les petits ! les grands ! Harras dit rien… un autre chargeur !… encore en l'air !… ptaf !… Harras veut pas être dérangé… même les moineaux !… la route est libre, vide, plus personne… aussi loin qu'on puisse voir… aux arbres… je demande à Lili, La Vigue, ce qui s'est passé… s'ils leur ont pas volé quelque chose ?
« Non !… ils voulaient qu'on parle polonais et qu'on sorte Bébert !… protche pani ! protche pani ! »
La Vigue en plus, était à peu près sûr d'une chose !… qu'ils l'avaient reconnu !
« Tout de suite, dis, à moi : franzouski ! franzouski ! »
En somme ç'avait été aimable… même enthousiaste… pour la formidable Mercédès, pour Bébert et les franzouski… pour La Vigue peut-être, surtout ?… sa belle expression « Christ en croix »… peut-être ?… en tout cas on pouvait partir… plus rien devant nous !… oh, si !… deux jeunes filles !… deux toutes jeunes filles… moi qui regardais loin, je les avais pas vues, là tout de suite, devant notre capot, à genoux… et implorantes…
« Mit ! mit ! mit ! bitte ! »
En larmes ! qu'on les emmène ! Harras hésite pas !… il jure ! oh, par exemple !
« Attention !… attention !… vorsicht !… les plus terribles qui parlent allemand ! »
Il les laisse parler… une chose, elles ont pas eu peur… ni de la Mercédès ni d'Harras ni de son revolver… dans les sanglots elles nous racontent… que leurs pères et mères sont morts, qu'elles sont seules à Felixruhe, que tous les hommes veulent les violer… que les hommes vont revenir des champs, qu'ils sont aux betteraves… qu'on les a chassées de chez elles, qu'on leur a volé leurs paillasses… qu'elles n'ont plus rien… qu'elles veulent venir avec nous… travailler pour nous… tout !… tout ce qu'on voudra !… aux champs !… aux cuisines ! n'importe quoi !… mais qu'on les emmène ! ou qu'on les tue là tout de suite sur la route si on veut pas les emmener ! qu'on n'hésite pas ! elles touchent au Mauser d'Harras… elles se dépoitraillent, là à genoux, elles nous montrent où on peut les tuer, là, au cœur !… son gros revolver !… qu'il hésite pas ! mais qu'on les laisse pas là, vivantes !… au cœur !… au cœur !… Harras doit avoir l'habitude de ce genre de supplications… même pas l'air surpris !