— Son nom ?
— Thomas ! »
Thomas nous regarde… on le palpe… on le retourne, on l'ausculte… rien au cœur, pas de ganglions, pas rachitique, un môme solide… ça le fait bien rire qu'on le tripote… on lui regarde la gorge, rien !… la frau lui parle polonais, tout doucement… il rit encore… c'est le môme bien commode… à nous aussi !… il nous montre… il veut ravoir !… quoi ?… on y va !… dans le fond de son trou… au fond du coffre… un bras de poupée !… c'est ça ! il le veut !… il part avec… il marche pas mal pour son âge, trois ans, trois ans et demi… il veut bien aller où on veut, il obéit… un peu vacillant… il a voyagé !… il part pieds nus sur les cailloux, il nous tend le bras de sa poupée… à la majordome aussi, et puis à Harras, et puis aux Volksturm… qu'on joue nous aussi ! la façon qu'on l'a fait rebondir il doit tout de même s'être fait des bosses !… on le reprend, on le repalpe… deux trois petits bleus, rien !… un môme costaud !… Harras trouve que ça suffit, que les demoiselles ont assez pleuré, qu'elles se relèvent et emmènent leur môme, et que tout le monde disparaisse !
« Frau Schwartz ! bitte ! »
Ah, maintenant, je sais… Schwartz… elle s'appelle Schwartz… qu'elle emmène tout !…
« Au revoir, Thomas ! »
On a pas été pour rien à Felixruhe… on a ramené du personnel…
« J'ai été très vite pour rentrer, n'est-ce pas ?
— Oui, assez vite !
— Oui, mais c'est fini… il fallait ! »
Il faut convenir, on n'a pas eu d'accident… ni autre chose…
« Otto, je vous prie !… butterbrötschen !… sandwiches… des plateaux de tout !
— Je vous prie, Madame ! »
Je voyais que La Vigue voulait me parler…
« Plus tard !… plus tard !… »
Je vous l'accorde, tout le monde peut reconnaître une fièvre, une toux, une colique, gros symptômes pour le vaste public… mais seuls les petits signes intéressent le clinicien… j'arrive à l'âge où sans être du tout moraliste, le rappel des petites saloperies, mille et mille, analogues ou contradictoires, peut me faire encore réfléchir… à ce propos, il m'est assez souvent reproché de trop m'étendre sur mes malheurs, d'en faire état… « Pouah ! ne dirait-on pas le drôle qu'il est le seul à avoir eu certains ennuis, le fat !… » corniguedouille ! oui et non !… combien je reçois de lettres d'insultes tous les jours ? sept à huit… et de lettres de folle admiration ?… presque autant… ai-je demandé à rien recevoir ? que non ! jamais !… anarchiste suis, été, demeure, et me fous bien des opinions !… bien sûr que je ne suis pas le seul aux « certains ennuis » ! mais les autres qu'en ont-ils fait de leurs « certains ennuis » ? ils s'en sont servis à me salir, au moins autant que ceux d'en face ! exposé, offert que j'étais… aubaine pour toutes dégueulasseries, vous pensez qu'ils s'en sont payé !… ceux de ce côté et ceux d'en face !… ennemis soi-disant… à la noce !
« Il se lamente » !… tudieu, vous dis, c'est pas fini ! le mur des lamentations est plus solide que jamais ! deux mille années !… admirez !… la muraille de Chine bien plus vieille !… et que le jour où elle s'abattra vous serez tous dessous, poudre de briques…
Mais je ne vais pas vous perdre encore !… nous en étions à Grünwald… jus de fruits, sandwiches, eau minérale… caviar… marmelade… poulet… on nous régalait d'une façon !… qu'est-ce que ça cachait ?… mais ces divans étaient trop bouffis, énormes de coussins, pour que des gens même comme moi, souffrant bien de la tête, cèdent pas au sommeil…
Ce devait être deux, trois heures plus tard, qu'Harras apparut…
« Confrère, pardonnez-moi de vous réveiller, il le faut !… vous me pardonnez ! Votre Diplôme !… il le faut ! j'oubliais ! votre doctorat !… une copie !… une photocopie pour le Ministère ! pour votre « permis d'exercer » !… je vais vous prendre cette photocopie ! moi-même ! tout de suite !… il nous la faut pour demain !
— Parfait !… parfait Harras ! »
Il est dans un très gros peignoir, vert et rouge… je bondis… il m'a parlé à voix basse… je vois, La Vigue a disparu… il doit être allé se coucher… Lili est là, elle dort… je fouille dans le sac où j'ai nos papiers… j'en ai un petit peu !… ah, voilà !… mon diplôme !… 1924 !… verso, tous les cachets des commissariats… que de lieux divers ! « pierre qui roule ! »… je n'ai amassé que des ennuis… je n'ai pas le genre « ami »…
« Nous allons au laboratoire !
— Où ?
— Plus bas… deux étages en dessous !… tout doucement !… »
Il ne veut pas réveiller Lili… je ne connaissais pas ce laboratoire… où peut-il encore m'emmener ?… pressentiments… un moment on ne bougerait plus tellement on se méfie…
« Bien Harras ! allons !
— Lili, je reviens, je vais avec M. Harras deux étages en dessous… prendre des photos… je remonte tout de suite…
— La confiance ne règne pas ! remarque Harras…
— Mon cher Confrère, aucune confiance ! »
Oach !… je le fais encore s'esclaffer…
« En bas vous pourrez parler ! pas de micro, en bas !… pas un micro !… sacré Céline ! »
Je peux pas le vexer, sacré Harras… je peux être que drôle… il me mène par un petit couloir… et un ascenseur… deux paliers plus bas… une grande salle pleine d'appareils genre « radio »…
« Vous êtes comme Ali Baba, Harras !… profondes cavernes, trésors partout ! encore d'autres Harras ? je veux tout connaître !
— Certainement Céline ! certainement ! mais d'abord, votre diplôme ! permettez-moi ! »
Nous sommes devant l'instrument… toc !… vite fait !… tac ! tac ! tac !… trois fois mon diplôme ! et les visas des commissaires…
« Voici, Céline, méfiant ami ! vous voyez, je vous le rends !… je fais vite !
— Merci !… merci !… »
Je le replie en quatre… en huit… je l'enfouis dans une de mes sacoches… j'en ai quatre en bandoulière… que je ne quitte jamais, je dors avec… vous savez n'est-ce pas aux débâcles tout le monde fauche les papiers de tout le monde… vous laissez votre acte de naissance sur une table, une chaise, vous le retrouvez plus !… c'est un autre branquignol quelque part qui existe pour vous, devenu vous… d'où je vous écris, là de mon local, Bellevue, en perspective, je vois bien au moins cent mille maisons, un million de fenêtres… combien de gens là-dedans, hypocrites, ont des papiers pas à eux ?… sont autres qu'on croit ?… qu'ont pris d'autres vies, d'autres lieux de naissance ?… qui mourront pas eux ? mettez encore quatre, cinq débâcles, et une vraiment belle, atomique, tout le monde se sera fauché les papiers, personne sera plus soi… vous aurez quinze… vingt-cinq Destouches, docteurs en médecine… jaunes… rouges… franc-comtois… berbères… les vraies sérieuses transmigrations, décisives, intimes, s'opèrent par la fauche des papiers, et si possible, transfert parfait, le vol suivi d'assassinat, qu'il ne reste rien de l'individu, le dépeçage de l'« authentique » !… silence !… combien de silences dans tous ces étages ?… des armées de faux fafs !… jusqu'au Sacré-Cœur, toute la perspective… vous iriez : toc ! toc !… aux mille portes…
« Vous êtes bien vous-même ? »
Comme si vous alliez au Louvre relever les « pas vrais »… espièglerie !…
Soyons sérieux !… je vous racontais le « photoscope », qu'il m'avait rendu mon diplôme…
« Céline, vous vous êtes sans doute aperçu que l'administration du Reich est tout à fait méticuleuse… j'adresse demande à l'“Intérieur”… pour votre “permis d'exercer”… le ministre a son mot à dire… or tous, vous m'entendez bien Céline, tous les bureaucrates du ministère de l'Intérieur, sont anti-nazis !… le ministre lui-même ! et tous les huissiers ! absolument ! comme tous les acteurs sont anti la pièce qu'ils jouent ! ils l'ont en horreur !… tous les théâtres !… absolument !… même rage !… anti ! vous savez tout ça !